Une photo de la planète

Sir Alexander Pritchard-Wooster, que les membres de son club appelaient familièrement Boostie, était un astronome amateur plutôt calé en mathématiques. Le 27 septembre 1913, sans l’aide d’aucun instrument d’optique et seulement par la force du hasard et du calcul mental, Boostie découvrit la cinquième planète de la naine rouge Chandrashkar.

La Royal Academy se réunit l’année suivante au début du mois d’août pour officialiser la découverte et baptiser cette nouvelle planète du nom de son inventeur, Pritchard-Wooster. Après le vin d’honneur, tout le monde partît à la guerre.

Le 1er octobre 1940, pendant le premier bombardement de Londres, Bootsie mourut d’une crise de hoquets dans sa résidence de Mayfair. Il avait 94 ans. Compte tenu des circonstances, sa mort passa inaperçue et on oublia jusqu’à la planète qui portait son nom.

Exactement cent ans plus tard, Priscilla Brougnard-Potin, étudiante en psychohistoire de l’Université Isaac Asimov de Trantor-upon-Avon, tomba par hasard sur une autobiographie romancée de Sir Alexander Pritchard-Wooster. Prenant pour point de départ le centième anniversaire de la mort de Boostie, elle entreprit la rédaction d’une thèse ayant pour sujet l’influence de l’aristocratie britannique et du fog londonien sur le développement des sciences et réciproquement. Lorsqu’elle arriva au point de l’autobiographie de l’astronome de Mayfair où il découvre la planète qui portera son nom, Priscilla constata avec étonnement que, depuis plus d’un siècle, personne ne s’était plus intéressé au satellite de Chandrashkar et qu’en conséquence, on ne savait pratiquement rien de lui. C’était contrariant, car le troisième chapitre de la thèse de la jeune femme devait justement être consacré à la description de la planète Pritchard-Wooster.

–Il me faut absolument des renseignements de première main sur cette fichue Pritchard-Machinchouette, se dit-elle.

C’est pourquoi elle se mit à remplir le fastidieux mais indispensable formulaire DCU-2037. Elle le fit viser par son directeur de thèse et le déposa au bout du couloir dans la boite en carton qui était prévue à cet effet.

Un peu plus tard dans la soirée, les 257 millions de Pickettis qu’elle avait demandés étaient crédités sur son compte. Elle commença par s’acheter la tricoteuse à panneaux solaires dont elle rêvait depuis la semaine dernière, puis, le lendemain, elle se rendit à l’agence ACME la plus proche.

ACME Global Inc. était une société sous contrat avec les principales universités à l’ouest du Pecos. Elle était capable de fournir à peu près n’importe quoi à n’importe qui, du moment que c’était payé comptant et demandé gentiment.

Quand la jeune femme eut exposé ses besoins à l’employé de l’agence de Trantor-upon-Avon Sud, celui-ci consulta ses fiches et lui dit :

–Bon. Je peux vous fournir un robot D-12-R-12, capable de se poser sur Pritchard-Wooster, de prendre 1200 photos, de récolter 7 kilos d’échantillons de sol et de redécoller vers la terre, non sans avoir laissé sur place un petit drapeau. Le prix catalogue pour le robot, la fusée porteuse, la pellicule photo et le carburant aller et retour est de 412 millions de Pickettis. Le petit drapeau n’est pas fourni.

–C’est beaucoup trop cher pour moi, répondit-elle. Je ne dispose que de 257 millions de Pickettis (Elle oubliait qu’elle en avait déjà dépensé deux millions et demi pour cette ridicule tricoteuse solaire qu’elle n’arrivait même pas à faire fonctionner). Pouvez-vous me proposer quelque chose de moins cher ? Je n’ai pas vraiment besoin d’échantillons. Tout ce que je veux c’est quelques bonnes photos.

–Ah, mais, ça change tout, dit l’homme d’ACME. Si vous n’avez pas besoin d’échantillons, ce n’est pas nécessaire de choisir un modèle à retour. On va pouvoir se contenter d’un modèle jetable, par exemple le D-2-R-8-Gordini, complètement démodé mais toujours fiable. Il est capable de dialoguer mais seulement par clavier, il peut prendre quelques photos (en nombre limité, attention !), il peut les envoyer sur terre par ondes tétragonaires et finir par s’autodétruire. Par contre, pas de possibilité de petit drapeau, désolé.

–Pourquoi « s’autodétruire »?

–Un nouveau règlement intergalactique impose désormais la destruction sur place des robots, satellites artificiels et autres ferrailles si on ne compte pas les renvoyer sur terre. Un système de destruction automatique en poussières réglementaires a donc été ajouté à tous nos modèles jetables.

–Je comprends, dit Priscilla. Et c’est combien celui-là ?

–Vous avez dit que vous aviez combien à votre disposition ?

–Un peu moins de 257 millions, répondit Priscilla qui venait de se souvenir de la tricoteuse.

–Le prix catalogue du robot, de la fusée, et du carburant aller est de 257 millions de Pickettis, mais, si vous vous décidez ce soir, je suis autorisé à vous faire une remise exceptionnelle de 1%. Alors, contente la petite dame ?

La petite dame était contente. Il lui resterait même de quoi s’offrir un bon déjeuner dans le nouveau restaurant sous-marin qui venait d’ouvrir dans la fosse des Aléoutiennes. Elle décida pourtant de continuer à marchander pour pouvoir s’offrir la robe « You’re Abyssal » de chez Luigi Bathyscafo.

Priscilla Brougnard-Potin signa donc la commande, versa un acompte de 54,6 millions de Pickettis, et partit se faire rembourser la tricoteuse solaire.

Dix-sept jours plus tard, car il y a avait eu un léger retard dans l’approvisionnement de l’appareil photo, Priscilla Brougnard-Potin se trouvait dans la salle de contrôle du Centre de lancement ACME pour assister au décollage de la fusée qui emportait son D-2-R-8-Gordini dans l’espace en même temps que dix-huit autres satellites artificiels et robots divers.

Tout se passa bien, et rendez-vous fut pris pour dans huit ans deux mois et six jours, car c’est le temps qu’il fallait à une fusée civile pour atteindre le système chandrashkarien.

Au jour convenu, Priscilla se retrouva dans la vieille salle de contrôle, devant son ordinateur personnel qu’elle avait branché sur la console principale. En huit ans, la timide jeune fille avait pris de l’assurance, six kilos cinq cents, un mari et deux enfants. Mais l’enthousiasme et l’impatience étaient toujours là. Elle bouillait de voir ses photos de la planète Pritchard-Wooster et de pouvoir enfin achever sa thèse, qui n’attendait plus que son troisième chapitre.

Le D-2-R-8-Gordini allait se poser à la surface de Pritchard-Wooster dans quelques instants mais, dans la salle de contrôle, on n’aurait pas d’image car le robot ne comportait pas de caméra pour des raisons de poids et de droits d’auteur.

A l’heure prévue, il ne se passa rien. L’ordinateur ne montrait que le fond d’écran qu’elle avait choisi : une jolie photo de ses enfants jouant sur une plage à recouvrir de sable leur père endormi. Priscilla allait recommencer à se ronger les ongles quand une fenêtre s’ouvrit sur l’écran, cachant le corps de l’aîné des bambins et les jambes de son père.

Lettre après lettre, les mots du robot se formèrent lentement :

ICI D2R8.   BIEN ARRIVÉ. FAIT FROID.  A VOUS BIG MAMMA. TERMINÉ.

–Ici Big Mamma, répondit Priscilla en tapant sur son clavier. Bien reçu, D2R8. Êtes-vous en bon état ? A vous.

ICI D2R8. TOUT OK. MAIS FAIT FROID. FICHTREMENT.  A VOUS.

–Ici Big Mamma. Pouvez-vous envoyer photos ? A vous.

ICI D2R8. OUI. A VOUS.

–Ici Big Mamma. Alors allez-y ! Envoyez photos ! Maintenant ! A vous.

ICI D2R2. OK. MAIS PHOTOS DE QUOI ? A VOUS.

–Ici Big Mamma. Mais de Pritchard-Wooster ! Pritchard-Wooster, sombre idiot ! A vous.

La réponse suivante du robot se fit attendre quelques minutes. Priscilla piétinait d’impatience. Elle achevait de mâcher le crayon publicitaire ACME qu’on lui avait remis comme cadeau de bienvenue lorsque l’écran s’anima de nouveau.

ICI D2R8.   SUIS PRET A ENVOYER PHOTOS. NOMBRE DOUZE. SOYEZ PRÊTS À RECEVOIR. A VOUS.

–Ici Big Mamma. Sommes prêts. Envoyez ! Envoyez ! Envoyez ! A vous.

ICI D2R8. C’EST PARTI MON KIKI. TEMPS DE TRANSFERT ESTIMÉ À 23 MINUTES. SÉQUENCE D’AUTODESTRUCTION ENCLENCHÉE. BYE-BYE. ARRIVEDERCI. ADIOS. TERMINÉ.

Tandis que le robot se faisait sauter avec enthousiasme, portées sans effort par les ondes tétragonaires, les douze photos filaient vers la Terre à travers l’espace.

Lorsqu’elles arrivèrent sur l’écran de l’ordinateur, elles étaient rassemblées comme il se doit dans un petit dossier intitulé « Photos Pritchard-Wooster« . D’une souris nerveuse, Priscilla ouvrit le dossier et les photos apparurent en une mosaïque qui remplissait la totalité de l’écran. Elles étaient de qualité très moyenne, mais il fallait bien tenir compte de l’époque des prises de vue.

La première montrait un enfant figé tenant en sa main un cerceau avec en arrière-plan au bout d’une pelouse la façade lointaine du château des Pritchard-Wooster.

Sur la deuxième, le petit Alexandre avait grandi. Il chevauchait une bicyclette sur la Croisette.

La troisième le représentait en short dans l’équipe d’aviron du collège d’Oxford.

Les neuf autres photos donnaient une image assez complète de la vie privée et de la carrière d’Alexander Pritchard-Wooster, que ses amis de club appelaient Boostie.

Allez savoir pourquoi.

4 réflexions sur « Une photo de la planète »

  1. Numéro Mille? Je m’en était pas rendu compte mille sabords! Quand on aime, on ne compte pas, scrogneugneu!

  2. Je ne sais pas pourquoi moi non plus. Mais je sais que la fusée aura mis un tout petit peu moins, à quelques jours près, de 3000 jours (impossible d’être plus précis sans connaitre les dates exactes de son départ et de son arrivée qui auraient permis de tenir compte du nombre exacte d’années bissextiles et des mois en 31 ou 30 jours inclus dans les 8 ans, 2 mois et 6 jours) pour atteindre la planète Pritchard-Wooster, soit l’équivalent de trois cycles de mille numéros du JDC, autrement dit, sur la base des statistiques relatives à un cycle de 1000 jours diffusées hier, tant de pages, tant de photos, tant de citations, tant de collages (faites les calculs vous-même par simple multiplications par 3). On connait des magazines et des hebdomadaires qui n’ont pas réussi à atteindre ce niveau de diffusion. Nous souhaitons donc aujourd’hui au JDC un très Bon Anniversaire, nous le félicitons pour sa constance qui est une véritable performance, et bien sûr nous lui souhaitons une Longue Vie. Monsieur le Rédacteur en Chef, affutez vos plumes, achetez les bobines de films Kodak pour votre Brownie pendant qu’il est encore temps d’en trouver, et prévenez Seb qu’il ferait bien de s’approvisionner d’une tonne de colle à papier. Vous pouvez aussi proposer à vos lecteurs, à un prix très réduit par rapport au prix en kiosque, payable d’avance, la souscription à un abonnement de trois ans. Good luck!

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