Faire l’amour avec Charles Swann

Morceau choisi

Charles Swann fréquente Odette de Crécy depuis des mois. Odette est une demi-mondaine, une cocotte qui a réussi puisqu’elle vit seule, entourée de domestiques, dans un hôtel particulier près des Champs Elysées. Le lecteur ignore tout de son emploi du temps lorsqu’elle n’est pas avec Swann, mais lorsqu’elle est avec lui, elle est remplie de douceur et d’admiration pour l’homme du monde, du moins au début de leur liaison. Elle se dit disponible à tous les instants, disposée à tout pour lui. Lui, atteint par une sorte de passion platonique pour Odette, ne fréquente plus que les Verdurin parce qu’Odette y est tous les soirs, au détriment de toutes ses anciennes et brillantes relations.

Mais Swann, trop délicat, trop incertain, trop cérébral ne se décide pas à demander ses faveurs à Odette.

Pourtant un soir, quand il arrive chez les Verdurin, Odette en est déjà repartie. Alors, Charles Swann est pris d’un besoin absolu de la voir, d’une sorte de frénésie qui l’amène à la rechercher pendant des heures dans tous les endroits de Paris qu’elle fréquente. Alors qu’il a abandonné tout espoir de la retrouver, elle apparaît.

La voiture dans laquelle il l’a raccompagne chez elle fait un écart  et dérange l’ordonnancement des fleurs qui ornent son corsage. Ce sont des catleyas. Dans une scène très douce, pleine de timidité et de délicatesse, Swann demande et obtient d’Odette l’autorisation de réarranger ses cattleyas. C’est au bout de cette soirée qu’il la possédera pour la première fois et c’est à partir d’elle que l’expression « faire catleyas » sera consacrée entre eux pour dire « faire l’amour ». Voici la scène :

« Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant:

—Non, pas du tout, ça ne me gêne pas.

Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria:

—Oh! Non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous gêne pas? Voyez, il y a un peu… je pense que c’est du pollen qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je l’essuie avec ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal? Je vous chatouille peut-être un peu ? mais c’est que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer ils seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même… Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable ? Et en les respirant pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus? Je n’en ai jamais senti, je peux? dites la vérité.

Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît».

Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle le regarda fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à ces moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir, de reconnaître le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à sa réalisation, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu’on va quitter pour toujours. »

Marcel Proust – Un amour de Swann

Une réflexion sur « Faire l’amour avec Charles Swann »

  1. « … Le lecteur ignore tout de son emploi du temps… »

    Cette affirmation de l’état de l’univers cognitif du lecteur est sans doute déduite du fait que Proust, l’auteur n’a rien écrit concernant les activités d’Odette de Crécy en dehors de ses rencontres avec Swann… j’imagine!

    Mais cette déduction est-elle bien légitime?

    Un pouvoir énorme de façonnement du savoir (ou de l’ignorance) du lecteur par les écrits de l’auteur me semble exagérément accordé à Proust…

    l’imagination du lecteur, nourrie de ses propres expériences, ne gambade-t-elle pas, parfois très au delà des limites de la signification que l’auteur a cru pouvoir inscrire dans son texte?

    Cette question qui me passionne – je me garde bien de spéculer sur ce que peuvent en penser les autres lecteurs – est couverte dans ‘Interprétation et surinterprétation’ un petit ouvrage dirigé par Umberto Eco (Pars, PUF 1996) qui regroupe ses conférences sur ‘les limites de l’interprétation’ données en 1990 auxquelles il oppose celles de Richard Rorty, Jonatthan Culler et Christine Brooke-Rose, tous trois apôtres de la surinterprétation et donc du pouvoir cognitif des lecteurs.

    Ainsi dans les aventures de ‘Philippe aux Philippines’ n’avions nous pas deviné que la candidate à l’exfiltration par le flirt vers la France était une péripatécienne devenu pathétique par son goût des péregrinations bien avant que tes collègues se refusent à faire état du qualificatif la disqualifiant devant son ‘John’ français!

    Par sa propre expérience ou, dans ce cas précis, celle de ses ‘bons amis qui se sont aventurés dans ces eaux troubles’ le lecteur a su très tôt – bien avant ton dernier morceau – de quoi il (ou plutôt elle) retournait!

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