Sari

Je sais bien qu’il se passe des choses graves partout dans le monde, et particulièrement dans notre pays. Je sais bien que la mort d’un chien n’est rien dans le maelström dans lequel nous nous trouvons. Je sais bien que des êtres chers sont malades, que certains sont éloignés, que d’autres sont indifférents. Mais je sais aussi qu’il faut parfois ouvrir les portes de l’émotion pour des pas grand chose. Ça soulage. Alors, parce que les lecteurs de ce journal ne se recrutent que parmi les amis et les parents, j’ouvre.

Sari est morte aujourd’hui vers treize heures. Elle allait avoir quinze ans, ce qui est un très bel âge pour un Labrador.
Je ressens un besoin urgent de lui rendre hommage, de la remercier pour ces années partagées de campagne et de plage, de balades et de siestes, de promenade-pipi et de soirées télévision. Là, tout de suite, comme ça, je n’ai rien trouvé de mieux que de publier à nouveau ce texte que j’avais écrit il y a deux ans. Je n’ai rien à y changer. Ce sera sa notice nécrologique. Donc voici :
Sari. 

J’ai l’habitude de dire que mon chien est sourd et d’ajouter finement qu’en plus, il est muet: « Mon chien est sourd et muet ».
En général, les gens ne réagissent pas tout de suite à cette absurdité. Parfois même, ils commentent d’un « ah, bon? » apitoyé qui me réjouit méchamment.
Que mon chien soit sourd et muet, ce n’est pas tout à fait vrai. En fait, premièrement, mon chien est une chienne, mais ce mot ne me plait pas, alors je dis mon chien. Deuxièmement, un chien ne peut être muet car, si on a vu quelques fois des chiens qui fument, on n’en a jamais entendu un seul parler.
Il n’empêche, mon chien est sourd et muet.

Sari est arrivée chez nous à l’âge de deux mois et nous avons mis longtemps à nous apercevoir de son handicap. Longtemps, nous nous sommes usés à tenter un dressage classique, à raison de sifflements et coups de voix autoritaires, sans parvenir à quoi que ce soit. Nous avons même fait venir à la maison une jeune et jolie comportementaliste. Elle a rendu son tablier au bout de deux heures, sans réclamer d’honoraires, ébranlée dans sa foi dans les longues études qu’elle venait d’achever et nous laissant Sari arcboutée sous la table de la salle à manger.
A partir du moment où nous avons découvert le pot aux roses (car on dit bien sourd comme un pot), les choses sont devenues plus faciles. Pas très faciles, mais plus faciles. Au cours du temps, mon chien et moi, nous avons établi des codes gestuels pour remplacer les ordres et coups de sifflets classiques qui font si virils quand on les donne devant témoins.

Pour Sari, » Assis! » se dit l’index en l’air. » Couché! » se dit de la même manière, mais en insistant. » Ici! » se prononce en ouvrant les bras vers le chien, » Ici tout de suite! » en pointant impatiemment l’index vers le sol tandis que » Aux pieds! » s’exprime en montrant la laisse. La qualité du regard et l’affection qui nous lient pallient la pauvreté du vocabulaire.

La surdité de Sari n’a pas que des inconvénients. Ne pouvant se guider au son, c’est à dire aux appels ou aux coups de sifflets, elle craint toujours de se perdre et s’arrange pour ne pas me quitter des yeux. C’est pourquoi, dans nos promenades, elle préfère marcher derrière moi, ce qui lui permet également d’avaler subrepticement tout ce qui lui semble avalable.
Pour ma part, je préfère qu’elle marche devant moi, pour la surveiller, bien sûr, mais aussi pour le plaisir de l’observer. Elle a une façon très amusante de tortiller de l’arrière train, de prendre le vent, de s’arrêter pour observer avec inquiétude un buisson au loin qu’elle prend pour une menace, de se retourner régulièrement pour s’assurer que je suis toujours là.430-ROYALE
Derrière elle, avec elle, grâce à elle, sur les chemins de Champ de Faye, j’en ai passé des heures de marche et de méditation, philosophes ou anxieuses, heureuses ou malheureuses, pleines ou vides.

Parmi mes moments préférés partagés avec Sari, il y a aussi ceux du Cap Ferret: chaque matin, généralement après une nuit de mauvais sommeil, je partais avec Sari entre sept et huit heures pour une promenade d’une heure ou deux. Nous passions d’abord entre les villas encore endormies sous les pins pour arriver au grand soleil au pied de la dune qui nous séparait de l’océan. La montée sur les caillebotis était plutôt pénible pour elle dont les pattes n’étaient pas adaptées aux espaces entre les planches, mais elle était récompensée par ce qu’elle pouvait trouver de comestible dans les vestiges laissés par la dernière vague de vacanciers de la veille au soir.
Arrivé en haut de la dune, le spectacle de l’océan me saisit comme à chaque fois: plage immense et déserte devant une mer bleue ou grise, calme ou agitée, haute ou basse, mais toujours émouvante.
A la vue de la mer, Sari prend le vent et s’agite. Sur un signe, elle se libère et court vers l’eau. Si la marée est basse, elle passe sans ralentir au milieu de groupes de mouettes qui s’envolent à regret. C’est à peine si elle infléchît sa course pour faire décoller un ou deux oiseaux retardataires. Arrivée à l’eau, elle se met à trotter en levant haut les pattes puis elle nage tranquillement vers le large en relevant la tête au passage des vagues. Très vite, elle fait demi-tour et ressort de l’eau en s’ébrouant. Parfois, elle se roule dans le sable.
Nous pouvons maintenant commencer notre promenade. Souvent, il fait beau et frais. Alors, j’accroche mes chaussures aux deux bouts de la laisse qui pend de chaque côté de mon cou pour avoir les mains libres et pouvoir marcher pieds nus dans l’eau et le sable. Sari reprend son interminable quête de ce qu’il peut y avoir à manger sur ou sous le sable. De temps en temps, nous passons sous la ligne tendue d’un pêcheur au surf casting, et je dois déployer tout mon vocabulaire gestuel pour éviter que Sari ne ravage sa provision d’appâts ou son piquenique. Au pied des dunes, on peut voir de loin en loin des sacs de couchage ou des petites tentes d’où émergent parfois des êtres hirsutes et hagards, rescapés d’une nuit de guitare et de bière dans le sable.
Quand nous nous sommes éloignés de tout ça, quand le soleil est un peu monté de derrière la dune, quand il commence à me chauffer la peau, alors j’enlève chemise et maillot de bain et j’entre dans l’eau.
Aussitôt, Sari montre des signes d’inquiétude. Elle trotte nerveusement en courtes allées et venues devant la frange des vagues. Elle se dresse un peu sur ses pattes arrière, puis entre dans l’eau à son tour. Elle nage maintenant droit vers moi, vigoureusement, obstinément, la tête levée, la queue en gouvernail ondulant derrière elle. Elle me rejoint. Ses grosses pattes jaunes aux doigts écartés pédalent dans l’eau verte et transparente. Ses griffes s’approchent dangereusement de mon dos. Je lui fais face en nageant en arrière en lui criant de s’éloigner, de me ficher la paix. Je bats des pieds violemment pour créer un mur d’eau entre elle et moi. Rien n’y fait. Il me reste à plonger et à nager quelques mètres sous l’eau pour m’éloigner d’elle, pendant que sa tête tourne comme un périscope au-dessus de l’eau pour me repérer. Ce jeu dure le temps que je reprenne pied et commence à marcher vers la plage, ce qui a le don de la rassurer. Elle continuera cependant à me surveiller du coin de l’œil jusqu’à ce que je sois au sec, sain et sauf. Alors, nous pouvons rentrer à la maison pour continuer nos vacances.

Le temps a passé, les enfants ont grandi. Nous ne louons plus au Ferret. Depuis plusieurs années, nous n’avons plus de port d’attache pour l’été.
Sari a maintenant douze ans. Pendant que j’écris ces lignes, elle dort en rond sur le tapis près de moi, réchauffée par le soleil qui transperce la vitre. De temps en temps, elle soulève une paupière pour vérifier que je suis bien là. Elle m’adresse un regard qui ressemble à un sourire et se rendort, rassurée.
Elle a dû rêver que j’allais me baigner.

9 réflexions sur « Sari »

  1. Nous avons su que Sari était partie et pensions à la tristesse de Philippe mais j’avais zappé ce beau texte. Depuis que nous les connaissons, Philippe et Sari, il y a quelques années , j’ai admiré la complicité de ce tandem élégant. Avec quelle affection Philippe prenait soin de Sari, et Sari de Philippe, où qu’ils soient, en promenade, à Champ de Faye, en Auvergne. Mise en ces mots, elle en est plus émouvante encore. Au revoir, Sari.

  2. Merci FW, B et JL.
    C’est vrai que depuis quelques jours, il manque quelque chose sous la table, dans la caisse du couloir, dans la panière du bureau ou sur le petit tapis devant la télévision.

  3. Pardonnez nous de répondre si tard. J’en ai les larmes aux yeux et je compatis à votre chagrin. Sari comme Ena nous a accompagnés, elle aussi, dans nos si bons moments à Champs de Faye mais aussi à Paris, on s’en souvient tous, quand elle bouffait nos serviettes rue des Ursulines, c’était elle et personne d’autre, en tout cas je n’en ai pas connu d’autres qui s’attaquaient à ça…. mais ce devait être un signe d’amitié. Je ne sais pas si vous êtes rentrés mais on vous appelle vite. Baisers à toute la famille. B et JL

  4. Triste Triste Triste !!!!
    Des années de présence agréable effacées en quelques secondes .Tu le disais fréquemment ,le soir quand on rentre chez soi ,l épouse se plaint d avoir eu un journee
    harassante , les enfants occupés à regarder la TV ou à travailler ne te remarquent même pas . Le chien lui saute de joie et fait la fête pendant de longues minutes .
    Dur dur dur !!!!!!

  5. Merci PatSue, Gilbert, Gilles et Martine, Rebecca pour vos messages. C’est vrai que maintenant, il y a un grand trou dans la cuisine de Champ de Faye, et que, tout à l’heure, il y en aura un dans le long couloir des Ursulines.

  6. J’ai découvert, parmi mes mèls, que j’avais négligé de lire ce texte-ci, aussi n’apprends-je la nouvelle que tardivement.
    C’est toujours un déchirement de perdre un être que l’on aime, qu’il soit à deux ou quatre pattes.
    Raisonnablement, on peut se dire que, de toute façon, ce n’est qu’un chien, mais, dans les faits, il n’en est jamais de même, et le chagrin révèle bien combien nous sommes attachés à ces êtres qui partagent nos vies et ne sont « que » des animaux.
    La mort de Zeus, mon fidèle et beau croisé aux origines incertaines et multiples, a été un déchirement d’une violence incommensurable. Lors de son tout premier examen, le vétérinaire nous avait dit que, « à ce niveau-là, c’est plus un croisement, c’est un carrefour » , mais je suis toujours demeurée convaincue qu’il y avait en lui du colley, avec ces oreilles « cassées » au milieu, et cette queue frangée. Un bien beau chien, intelligent, alerte, vif… Et loin d’être muet!
    Zeus avait une façon bien à lui de parler, avec de longs « wou-ou-ou-ou » (quatre syllabes, toujours) modulés en longueur et intensité. Il conversait, et répondait si on lui adressait la parole.
    Mais le plus beau, en lui, le plus extraordinaire, c’était son amour sans borne pour nous, « sa » famille, et ses yeux noisettes et dorés. C’était un chien de récup, pris à la SPA, une victime de la tempête de novembre ’99. On dit que les chiens de récup dont les plus fidèles. Je ne sais si c’est vrai, mais Zeus était farouchement protecteur, en particulier de ma fille, qui avait 8 mois à son arrivée.
    Oui, il nous manque abominablement, et je comprends bien ce que tu peux ressentir, en perdant non seulement ce bel animal, mais la complicité qui vous liait.
    J’ai fait refaire ma cuisine, une bonne et nécessaire chose quand on sait le triste état de l’ancienne. Mais, le jour où l’ouvrier a démantelé l’ancienne, et qu’ainsi a disparu l’endroit où avait été posé le panier, sous le bar, j’en ai pleuré.

  7. C’est avec beaucoup d’émotion que je viens d’apprendre cette triste nouvelle, comment le croire alors que nous l’avons vu à Aix il n’y a que quelques jours et qu’elle était fatiguée mais marchait encore. Je connais votre douleur et je vous embrasse très fort.

  8. Je comprends ton chagrin.Quand Quetsch (le coker des filles)est morte nous avions été surpris par l’ampleur de notre émotion et à l’epoque nous étions tout jeunes

  9. Nous sommes tristes d’apprendre la mort de Sari. Ceux qui ont été attachés à un chien peuvent comprendre le vide créé par la perte d’un ou d’une amie si fidèle comme il ressort du texte écrit ci-dessus. Avec toute notre amitié.
    Patrick et Susan

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