Flaubert savait-il écrire ? (Critique aisée n°76)

Flaubert savait-il écrire ?

Même si la lecture de À la Recherche du Temps Perdu m’a procuré, et me procure encore, plus de plaisir que celle de Madame Bovary, je tiens le roman de Flaubert pour le plus grand de la littérature française. (Il faut savoir que, dans cette compétition, beaucoup d’œuvres sont pour moi hors concours, pour la simple raison que je ne les ai pas lues.)

On sait que parmi les Flaubertistes, il y a d’un côté les Bovaristes, inconditionnels de la courte vie d’Emma et, de l’autre, les Educationnistes, passionnés par les aventures de Frédéric Moreau. L’expérience montre qu’on est rarement les deux à la fois. Moi-même, si ça vous intéresse, suis complètement du côté de l’Enquiquineuse Normande et j’ai un peu de mal à supporter le Dandy Parisien. Mais qu’il préfère Emma à Frédéric ou l’inverse, chacun reconnait l’exemplarité et la perfection du style flaubertien.

Il suffit de regarder un manuscrit du grand Gustave ou de parcourir n’importe quel ouvrage sur son œuvre pour comprendre qu’il n’écrivait pas facilement. Tous les critiques s’accordent pour dire qu’il raturait, modifiait, polissait et repolissait sans cesse ses phrases jusqu’à ce que le style et, en particulier, ses deux composantes essentielles, le rythme et la sonorité des mots, lui en paraissent parfaits. Il disait, je crois, qu’une phrase n’est parfaite que lorsqu’on ne peut plus rien lui retirer. Il avait pour habitude et pour technique de prononcer ses textes à très haute voix dans ce qu’il appelait son « gueuloir » pour en vérifier la musicalité. Il disait :

« Une phrase est viable quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle peut être lue tout haut. Les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. »

Pour moi, le meilleur exemple de ce travail d’orfèvre-musicien est l’incipit de Salammbô, que je vous livre encore une fois : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.« 

Donc, muni de toutes ces cautions, précautions et citations, je pense pouvoir  affirmer sans risque que rien de ce qu’a écrit Flaubert n’était dû au hasard, ni à la paresse, ni à l’ignorance.

Ceci étant dit, quelqu’un pourrait-il m’expliquer cet extrait de l’Education Sentimentale :

« Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de voitures lui fit tourner la tête ; et, de l’autre côté, en face, il lut sur une plaque de marbre :

JACQUES ARNOUX

Comment n’avait-il pas songé à elle, plus tôt ? La faute venait de Deslauriers, et il s’avança vers la boutique, il n’entra pas, cependant, il attendit qu’elle parût.« 

Ponctuation anarchique, lecture chaotique, sonorités désagréables : « …et virgule de l’autre côté virgule en face virgule il lut… »…. « Comment n’avait-il pas songé à elle virgule plus tôt ? »…. »La faute venait de Deslauriers virgule et il s’avança vers la boutique virgule il n’entra pas virgule cependant virgule il attendit qu’elle parût. »

Je ne peux imaginer qu’il n’y ait une raison à cette cacophonie, mais trop subtile ou savante pour que je la perçoive. Quelqu’un a-t-il une explication ?
S’il vous plaît ?

Et pendant que vous y êtes, dites-moi donc pourquoi ce sacré Gustave a choisi, pour le début du premier chapitre de Madame Bovary, le point de vue interne (l’histoire est racontée au « nous » : « Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. » ) et qu’il est passé en cours de chapitre, et pour le reste du roman, au point de vue du narrateur omniscient ?

Hein, pourquoi ?
S’il vous plaît ?

4 réflexions sur « Flaubert savait-il écrire ? (Critique aisée n°76) »

  1. J’ai une une réponse à la première question sur la ponctuation: il faut la lire à voix haute (sans gueuler nécessairement). Sans avoir leur talent, j’imagine cette lecture par Dussolier ou Luchini avec toutes les intonations qu’ils savent donner, le rythme, etc. Non, je crois que la ponctuation de la phrase est bonne.

  2. Un grand, un très grand, le Flaubert!
    Mais moi… je préfère Maupassant, notamment dans ce que ses nouvelles ont de sublime et de poignant, comme ce cheval de ferme, Coco, torturé par le gamin de ferme, ou cette pauvre femme usée jusqu’à la corde à force de travailler pour rembourser une rivière de diamants perdue, dont on découvre à la fin (ironie terrible!) qu’elle était fausse.
    Ses portraits de gens, que ce soient de grands bourgeois ou de modestes ouvriers, des putains peinturlurées ou des femmes du monde, des boutiquiers ou des fermiers, ses portraits, dis-je, sont saisissants par leur exactitude et leur brièveté. En quelques mots, il dresse un croquis, brosse un portrait, dont les moindres détails sont pensés, pesés, remarquables.
    Cela, bien sûr, est dû certes à son talent, mais également à son habitude d’écrire pour les journaux, où la place qui lui était allouée était sévèrement limitée.
    Je suis moins admirative de ses romans, hormis Bel-Ami, car ce qui fait justement son talent de nouvelliste l’empêche d’étendre ses ailes et de donner sa pleine mesure dans un récit plus long.

    Pour entendre de la bouche de Rochefort un résumé sidérant de Madame Bovary, suivre ce lien:
    https://www.youtube.com/watch?v=16ubmu7qbJc

  3. Que de belles et bonnes questions!

    Quand on dit ça, c’est que l’on est certain de ne pouvoir offrir une aussi belle et bonne réponse!

    Le mieux serait alors de se taire!

    J’en conviens, mais j’ai entre les pattes un fougueux destrier que je ne parviens pas à retenir.

    J’espère seulement pouvoir rester en selle même si mes étriers sont déjà déchaussés!

    Madame Bovary, il y a un bon moment que je l’ai perdue de vue.

    Je me souviens vaguement l’avoir beaucoup aimée.

    Non pour les prouesses littéraires auxquelles je suis peu sensible, mais parce que ce roman de qualité, comme il arrive souvent, annonçait les révélations de la psycho-socio-anthropologie, en plus d’être magnifiquement situé dans l’espace et le temps.

    J’irai revoir ma Normandie chantonnait Rabbi Jacob en quittant New York!

    Mais revenons au jeu du JE et du NOUS.

    Évidemment, je ne prétends pas me substituer au Flaubert des flots bleus de Trouville.

    Nous n’avons pas la même pointure de souliers!

    Par contre, je constate, d’après ce que nous dit Philippe, qu’il utilise le NOUS lorsqu’il est élève perdu dans une salle de classe et qu’il a recours à un JE omniscient lorsqu’il narre son histoire…

    Étant très maso puisque j’ai été détesté par l’école et le lui ai bien rendu en passant le reste de ma vie à l’Université, j’ai toujours été très choqué par la quasi obligation dans ces deux institutions opposées (à l’école on devient citoyen d’un pays et à l’université patriote de la Terre) de toujours recourir au ‘NOUS académique.’

    Il est vrai que dans une salle de classe où les enseignants ne peuvent accorder un intérêt soutenu à tous les élèves, le nous apparaît spontanément. Il devient même nécessaire lorsqu’on (ce ON inclut celui qui parle) organise des chahuts de masse dont la répression génère la solidarité face aux exigences de délation. NOUS devons alors les repousser au grand risque d’être tous collés, NOUS COLLÉS! C’est dans les retenues collectives que les chahuts sont les plus hilarants et donc les plus mémorables!

    Je comprend donc fort bien le NOUS des salles de classe!

    Par contre, j’ai beaucoup de mal à l’Université avec le NOUS ACADÉMIQUE!

    Lorsqu’on rédige un mémoire ou une thèse et, plus tard, des articles ou des livres; il est évident que je suis seul et donc c’est bien mon JE qui parle en cherchant, comme Flaubert selon Philippe, à être ‘omniscient.’

    Toutefois, même si ces travaux s’effectuent sous la direction d’un autre ‘JE,’ d’un JE accrédité, il faut en fin de compte soumettre le travail ainsi réalisé à un jury de NOUS.

    NOUS composé de 3 JE pour un mémoire ou 5 JE accrédités au doc. pour une thèse.

    Curieusement mais heureusement, l’éthique universitaire (contrairement à la scolaire où le salut des profs. dépend de l’homogénéité des résultats des évaluations des élèves) veut que jusqu’à la soutenance, les JE, futurs membres du jury (si la thèse est jugée soutenable) ne se parlent pas et restent donc des JE indépendants dans leur évaluation.

    C’est après délibération post soutenance des 5 JE accrédités au doctorat que l’on devient éventuellement docteur et donc membre de la congrégation des « NOUS AUTRES DOCTEURS en ceci ou cela. »

    Il est important de souligner, comme Gorgias et Protagoras l’avaient bien vu il y a 26 siècles, que peu importe le ‘ceci ou cela,’ peu importent la discipline, le paradigme ou l’École de Pensée, ce sont toujours des JE qui vous jugent et non la discipline qui, sans ses ventriloques, resterait muette. L’UNION temporaire des membres du jury en un NOUS académique, – le temps de la soutenance et de la délibération – s’évanouit aussitôt que le cocktail-post-soutenance-réussie commence et ce, si tant est qu’il y ait eu UNANIMITÉ des JE dans le NOUS. Ce qui est rarissime. Les JE opposés, cèdent par amitié envers le directeur ou la directrice ou par solidarité professionnelle ou encore, comme dans les négociations syndicat/patronat, par lassitude ou épuisement des ressources des uns et des autres!

    Le NOUS c’est bien quand on fait la fête ou qu’on résiste a plusieurs contre beaucoup plus fort que nous (voir le Gulliver de Swift). Par contre, pour le reste de la comédie humaine, le JE est omniprésent mais ne l’emporte guère.

    Le centaure s’est-il désarçonné?

  4. Merci Philippe
    Merci pour ces bonnes paroles ce matin.. je n’ai pas lu Flaubert merci de me le faire découvrir… mais dans la littérature enfantine et pour avoir fait une formation sur la lecture à voix haute …pour vérifier qu’un livre est BON j’ai besoin de « l »entendre » et de me le lire à voix haute ds ma tête pour sentir s’il est bon et que je peux l’acheter. C’est comme dans la poésie…résonnent encore en moi certains poémes collés sur les murs de la chambre de Françoise ma soeur aînée…..de José-Maria de Hérédia par exemple ..
    « Comme un vol de gerfaux hors du charnier natal
    Fatigués de porter leur modéré hautaine
    De Palos,de Moguère,routiers et capitaines
    Partaient ivres d’un rêve héroïque et brutal… »
    Je n’en connaissais pas ke sens ça ne me dérangeait pas mais j’aimais moi aussi la musicalité des mots!
    Le titre est Les Conquérants je crois!
    Ou le poéme La Liberté de Paul Eluart
    « Sur mes cahiers d’écolier… ».
    poème appris par coeur et déclamé le jour des 70ans de Jean mon beau-frére….le mari de la dite Françoise. ..ce n’est pas un hasard!!!
    Catherine Soubrier

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