Le sablier du Jardin des Plantes

Le sablier du Jardin des Plantes
Par Paul Delcampe

Dans l’allée centrale du Jardin des Plantes, un monument de verre en forme de cube a été installé pour l’an 2000. Il fait huit mètres de côté, avec un premier étage chargé de quelques tonnes de sable. C’est un sablier. Mais son sable ne s’écoule pas. Deux panneaux décrivent la complexité du chef d’œuvre en un texte volumineux dont j’ai noté quelques bribes :

 » l’artiste cherche à provoquer chez l’observateur l’intuition du temps présent. Ce présent du présent qui selon Saint Augustin serait proche de l’Eternité, …la tenue de 40 tonnes que supporte la partie supérieure n’a été possible que par l’apport de 20 mètres cubes d’un béton résistant, et les orifices d’écoulement ont été scientifiquement calibrés par une réunion d’experts, une expérimentation fascinante…dans cette insidieuse et troublante réalité de l’être-temps de maitre Dogen « 

Je me retourne, le sable n’a pas bougé. Et pourtant, d’après les panneaux d’information, certains astrophysiciennes trouveraient des similitudes dans l’ordonnancement des étoiles et planètes de notre galaxie avec «la problématique des attirances et répulsions de certains grains de sable dans un cône d’écoulement.»

Le sable ne bronche pas. Et si le monde était immobile ? J’en aurai le cœur net ce soir même.

La nuit vient vite en décembre. Les cris des enfants s’éloignent. Les mères et les nounous sortent et rassemblent leurs petits auprès des abris bus de la place Valhubert. Le vent emporte les dernières feuilles, les corbeaux grattent une ultime miette de pain au chocolat et je me laisse enfermer. Les portes des grilles se cadenassent, les gardiens s’interpellent. Je me retrouve face à mon cube de verre.

Il n’est pas si difficile d’entrer dans un sablier de ce genre. Mon coupe-ongle fait l’affaire. Je pénètre dans la merveille endormie et ramasse une poignée de sable. Ce n’est pas du sable. J’en avais l’intuition.

Je fonce au labo de paléobotanique pour avoir confirmation de mon hypothèse : il s’agit d’une farine carnée. Je ressors non sans avoir pris au passage une pleine poignée de larves des Andes, une variété dont la prolifération fulgurante est connue, retourne à mon sablier, y entre une nouvelle fois pour y jeter mes larves. Je referme la porte et vais m’asseoir sur le banc qui lui fait face.

Il me semble que les choses ont commencé par un souffle ou sorte de brise ou de bise, ou un bourdonnement, celui d’une nuée d’abeilles, ou de guêpes. Ou plutôt de frelons. Une rumeur de bocal en furie. Je ne sais plus tout est allé vite. Je voyais à peine. Je compris que les larves se bâfraient de farine à la tonne et grossissaient à en éclater.

Instinctivement je me suis levé, j’ai marché à reculons, ne pouvant quitter du regard la métamorphose du cube qui commençait à vibrer aux coups de boutoir de monstres ailés qui cherchaient leur espace.

Les corbeaux, qui venaient à peine de se poser pour la nuit, décollèrent des cimes selon d’amples vols noirs et des appels lugubres. Pétrifié d’effroi, je les vis prendre les hauteurs du Nord-Est. Le lendemain, j’apprendrai par la radio qu’ils avaient dévasté une forêt des Ardennes belges. Les moineaux filèrent les premiers vers les espaces de la Brie, les mouettes fuirent en jacassant à la recherche de quelque abri dans un port de la Mer du Nord, les taupes se firent invisibles, et les vers de terre disparurent.

C’est alors que je vis apparaître trois petites pelotes claudicantes qui marchaient sur le gravier comme insensibles aux vacarmes. C’étaient des hérissons qui se tournèrent vers moi pour me dire : « Ça va ? »

Ils continuèrent leur route, en chantonnant des airs d’une musique folklorique que je ne parvenais pas à distinguer. Ils se perdirent dans les premiers frémissements de l’apocalypse. La terre tremblait.

Le ciel s’éclaira de flashs répétés qui éclaboussaient la façade du grand pavillon des protozoaires et les platanes nouvellement élagués s’étiraient en des grincements de fin d’espèce.

Les tonnes du cube ne pesaient plus que le poids du vent. Les larves des Andes transformées en gigantesques papillons métalliques soulevaient l’ensemble dans un fracas de fin du monde. J’eus encore le temps de percevoir au loin les sirènes des pompiers alertés par la migration ombrageuse des corbeaux. Le cube de verre explosa, un ouragan de volatiles transforma la grande allée centrale emportant sur son passage les massifs de roses et les dernières espèces qui ne s’étaient pas cachées aux prémices de l’alerte. Je fus happé par les ailes de l’un de ces aéronefs qui fendaient le ciel de Paris à la vitesse de météorites. Je crois bien que j’avais des ailes fluorescentes noires et violettes. A mon tour, j’eus conscience que je pouvais faire peur. J’essayais de retrouver les trois hérissons mais m’on vol m’en priva. Je ne les ai plus revus.

En vagues vengeresses nous décidions de retrouver le créateur du sablier virtuel afin de lui donner une leçon d’exactitude. Son sable n’en était pas, ses orifices calibrés étaient bouchés et avec ses calculs onéreux et ses discours fumeux, il ne pouvait même pas nous donner l’heure d’une montre jetable. Sous nos bourdonnements infernaux, nous voyions les grandes échelles se déployer nerveusement et les phares de lutte anti-aérienne nous effleurer les plumes.

On vrombissait en rase-mottes. Les phares s’éteignirent, les sirènes se turent et la ville rentra dans sa coquille sous l’épaisseur angoissante de nos fantômes.

A 23h27, nous l’avons retrouvé notre marchand d’illusions du temps imparti, sur les Hauteurs de Montmartre, dans un atelier de peintre. Il avait reçu d’une galerie de New York, la commande de mille toiles, toutes identiques : le Sacré-Cœur vu de la place du Tertre par temps d’hiver, façon Utrillo. Mais ce n’est pas ce qui nous avait mis sur la piste. Ce peintre était aussi réparateur d’horloges. Et nous, les papillons nourris à la farine du temps imparti, nous savons flairer ces situations. Nous avons pénétré sans ménagement dans l’atelier. L’homme en fut commotionné et mourut sur le champ.

Telle fut ma déposition. Le président n’en crut pas un mot, l’assistance, non plus, qui riait aux éclats. Le président de la chambre criminelle menaça de faire évacuer la salle et je fus condamné pour faux témoignage.

En fin de procès le procureur avait donné sa version des faits en lisant l’article de presse qui, selon ses dires, établissait la vérité :

« Un homme âgé de 90 ans a été tué par la chute de sa pendule Comtoise à son domicile. La victime, dont l‘identité n’a pas été communiquée, et qui vivait seule, a été découverte par l’un de ses voisins. Le nonagénaire aurait été surpris par la chute de son imposante pendule alors qu’il était en train de la remettre à l’heure. »

Le président me demande si j’avais quelque chose à ajouter pour ma défense.

J’admis que je m’étais sauvé au moment où l’horloger réparait sa faute et je constatai que les journalistes étaient des affabulateurs dont les magistrats devraient se méfier. Il fit une pause et dit : « Outrage à magistrat. »

On m’expédia à la Santé boulevard Arago. Les barreaux d’une prison n’ont jamais interdit l’envol d’un papillon. La nuit du réveillon, je m’enfuis vers les futaies du Val-de-Grâce. Je fis le pèlerinage du Jardin des Plantes pour vérifier l’état du sablier menteur et partis vers les arbres exotiques du Quartier Latin au Luxembourg de mes rêves. Je me posai sur la verrière du Sénat d’où j’aperçus, dans un hémicycle dégarni, les crânes luisants de ceux qui font la loi. Ils parlaient d’inversion de calendrier ou de temps, ou je ne sais plus quoi d’encore plus compliqué.

Et je me suis endormi sur une énigme : pourquoi l’homme a-t-il tant de difficultés à comprendre un papillon ?

Postface
Ce texte de P.Delcampe est une petite merveille.
Visiblement, il a été écrit en l’an 2000, l’année de ce bug, tant attendu et jamais arrivé.

Il commence très banalement comme une chronique citadine, la critique d’un objet d’art contemporain, on dit aussi « installation », apporté à grand frais dans le vénérable Jardin des Plantes, juste entre la Grande Galerie de l’évolution et le Vivarium.

Il se poursuit avec quelques bribes du texte de présentation amphigourique que l’agent de l’artiste avait dû rédiger un soir d’angoisse, mêlant ésotérisme, religion et technique enseignée à l’Ecole des Travaux Publics. Connaissant un peu l’auteur du « Sablier du Jardin des Plantes », un ami d’Atelier d’Ecriture, je devine l’intention de gentille ironie qui se cache derrière l’absence de commentaire sur les imbécillités prétentieuses de cette étiquette, comme s’il voulait nous dire « jugez par vous-même » !

Et puis, d’un seul coup, le texte décolle.
La nuit tombe sur le cinquième arrondissement, apportant avec elle le fantastique, le mystère et la boule de gomme qui s’insinuent sous les arbres comme un brouillard à la Stephen King.

Mais on n’est pas chez le King de l’angoisse, et ce qui fait pour moi le charme de ce texte, en dehors de son incroyable inventivité, c’est le style, désuet, confortable et riche. On se croirait dans un roman feuilleton de la fin du XIXème, revu par un auteur politiquement incorrect. C’est Belphégor chez les lépidoptères, réécrit par Marcel Aymé.

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