Sari

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J’ai l’habitude de dire que mon chien est sourd et d’ajouter finement qu’en plus, il est muet: « Mon chien est sourd et muet ».
En général, les gens ne réagissent pas tout de suite à cette absurdité. Parfois même, ils commentent d’un « ah, bon? » apitoyé qui me réjouit méchamment.
Que mon chien soit sourd et muet, ce n’est pas tout à fait vrai. En fait, premièrement, mon chien est une chienne, mais ce mot ne me plait pas, alors je dis mon chien. Deuxièmement, un chien ne peut être muet car, si on a vu quelques fois des chiens qui fument, on n’en a jamais entendu un seul parler.
Il n’empêche, mon chien est sourd et muet.

Sari est arrivée chez nous à l’âge de deux mois et nous avons mis longtemps à nous apercevoir de son handicap. Longtemps,  nous nous sommes usés à tenter un dressage classique, à raison de sifflements et coups de voix autoritaires, sans parvenir à quoi que ce soit. Nous avons même fait venir à la maison une jeune et jolie comportementaliste. Elle a rendu son tablier au bout de deux heures, sans réclamer d’honoraires, ébranlée dans sa foi dans les longues études qu’elle venait d’achever et nous laissant Sari arcboutée sous la table de la salle à manger.
A partir du moment où nous avons découvert le pot aux roses (car on dit bien sourd comme un pot), les choses sont devenues plus faciles. Pas très faciles, mais plus faciles. Au cours du temps, mon chien et moi, nous avons établi des codes gestuels pour remplacer les ordres et coups de sifflets classiques qui font si virils quand on les donne devant témoins.

Pour Sari,  » Assis! » se dit l’index en l’air.  » Couché! » se dit de la même manière, mais en insistant.  » Ici! » se prononce en ouvrant les bras vers le chien,  » Ici tout de suite! » en pointant impatiemment l’index vers le sol tandis que  » Aux pieds! » s’exprime en montrant la laisse. La qualité du regard et l’affection qui nous lient pallient la pauvreté du vocabulaire.

La surdité de Sari n’a pas que des inconvénients. Ne pouvant se guider au son, c’est à dire aux appels ou aux coups de sifflets, elle craint toujours de se perdre et s’arrange pour ne pas me quitter des yeux. C’est pourquoi, dans nos promenades, elle préfère marcher derrière moi, ce qui lui permet également d’avaler subrepticement tout ce qui lui semble avalable.
Pour ma part, je préfère qu’elle marche devant moi, pour la surveiller, bien sûr, mais aussi pour le plaisir de l’observer. Elle a une façon très amusante de tortiller de l’arrière train, de prendre le vent, de s’arrêter pour observer avec inquiétude un buisson au loin qu’elle prend pour une menace, de se retourner régulièrement pour s’assurer que je suis toujours là.
Derrière elle, avec elle, grâce à elle, sur les chemins de Champ de Faye, j’en ai passé des heures de marche et de méditation, philosophes ou anxieuses, heureuses ou malheureuses, pleines ou vides.

Parmi mes moments préférés partagés avec Sari, il y a aussi ceux du Cap Ferret: chaque matin, généralement après une nuit de mauvais sommeil, je partais avec Sari entre sept et huit heures pour une promenade d’une heure ou deux. Nous passions d’abord entre les villas encore endormies sous les pins pour arriver au grand soleil au pied de la dune qui nous séparait de l’océan. La montée sur les caillebotis était plutôt pénible pour elle dont les pattes n’étaient pas adaptées aux espaces entre les planches, mais elle était récompensée par ce qu’elle pouvait trouver de comestible dans les vestiges laissés par la dernière vague de vacanciers de la veille au soir.
Arrivé en haut de la dune, le spectacle de l’océan me saisit comme à chaque fois: plage immense et déserte devant une mer bleue ou grise, calme ou agitée, haute ou basse, mais toujours émouvante.
A la vue de la mer, Sari prend le vent et s’agite. Sur un signe, elle se libère et court vers l’eau. Si la marée est basse, elle passe sans ralentir au milieu de groupes de mouettes qui s’envolent à regret. C’est à peine si elle infléchît sa course pour faire décoller un ou deux oiseaux retardataires. Arrivée à l’eau, elle se met à trotter en levant haut les pattes puis elle nage tranquillement vers le large en relevant la tête au passage des vagues. Très vite, elle fait demi-tour et ressort de l’eau en s’ébrouant. Parfois, elle se roule dans le sable.
Nous pouvons maintenant commencer notre promenade. Souvent, il fait beau et frais. Alors, j’accroche  mes chaussures aux deux bouts de la laisse qui pend de chaque côté de mon cou pour avoir les mains libres et pouvoir marcher pieds nus dans l’eau et le sable. Sari reprend son interminable quête de ce qu’il peut y avoir à manger sur ou sous le sable. De temps en temps, nous passons sous la ligne tendue d’un pêcheur au surf casting, et je dois déployer tout mon vocabulaire gestuel pour éviter que Sari ne ravage sa provision d’appâts ou son piquenique. Au pied des dunes, on peut voir de loin en loin des sacs de couchage ou des petites tentes d’où émergent parfois des êtres hirsutes et hagards, rescapés d’une nuit de guitare et de bière dans le sable.
Quand nous nous sommes éloignés de tout ça, quand le soleil est un peu monté de derrière la dune, quand il commence à me chauffer la peau, alors j’enlève chemise et maillot de bain et j’entre dans l’eau.
Aussitôt, Sari montre des signes d’inquiétude. Elle trotte nerveusement en courtes allées et venues devant la frange des vagues. Elle se dresse un peu sur ses pattes arrière, puis entre dans l’eau à son tour. Elle nage maintenant droit vers moi, vigoureusement,  obstinément, la tête levée, la queue en gouvernail ondulant derrière elle. Elle me rejoint. Ses grosses pattes jaunes aux doigts écartés pédalent dans l’eau verte et transparente. Ses griffes s’approchent dangereusement de mon dos. Je lui fais face en nageant en arrière en lui criant de s’éloigner, de me ficher la paix. Je bats des pieds violemment pour créer un mur d’eau entre elle et moi. Rien n’y fait. Il me reste à plonger et à nager quelques mètres sous l’eau pour m’éloigner d’elle, pendant que sa tête tourne comme un périscope au-dessus de l’eau pour me repérer. Ce jeu dure le temps que je reprenne pied et commence à marcher vers la plage, ce qui a le don de la rassurer. Elle  continuera  cependant à me surveiller du coin de l’œil jusqu’à ce que je sois au sec, sain et sauf. Alors, nous pouvons rentrer à la maison pour continuer nos vacances.

Le temps a passé, les enfants ont grandi. Nous ne louons plus au Ferret. Depuis plusieurs années, nous n’avons plus de port d’attache pour l’été.
Sari a maintenant douze ans. Pendant que j’écris ces lignes, elle dort en rond sur le tapis près de moi, réchauffée par le soleil qui transperce la vitre. De temps en temps, elle soulève une paupière pour vérifier que je suis bien là. Elle m’adresse un regard qui ressemble à un sourire et se rendort, rassurée.
Elle a dû rêver que j’allais me baigner.

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11 réflexions sur « Sari »

  1. Hé bien, Martine, raconte-nous ton chat ! Tu as déjà bien commencé dans ce commentaire. Encore un effort…

  2. Moi qui adore les animaux, j’ai toujours eu des chiens et chats dans mon enfance, je ne peux qu’adhérer à une si belle histoire d’amour et à ses paysages merveilleux que je connais bien puisque je suis née dans Les Landes (40), dans mon village natal, dans le lit de ma grand-mère paternel, à Labouheyre!
    J’ai cru que je m’appelais Marie de mon premier prénom à cause de cette grand-mère mais après des recherches généalogiques j’ai su que c’était Catherine alors mystère ce devait être le prénom de ma marraine dont j’ignore son identité, il va falloir que je recherche de ce côté là!
    J’ai habité Biscarrosse au début des années 80 avec le père de Mickaël et mes coins à moi étaient Maguide à Biscarrosse (Etang de Cazaux-Sanguinet) pour se baigner car ne sachant nager j’appréhendais cet océan, la plage de Biscarrosse pour aller voir assis dans ma voiture les supers tempêtes que j’adore, la route entre Biscarrosse et Arcachon où il y avait des plages sauvages, c’était les plages de la Salie-Nord et la Salie-Sud, beaucoup d’aménagements on était fait depuis, et l’érosion a du changé les paysages depuis le temps, un jour j’irais faire un pèlerinage de Mimizan à Arcachon.
    Nous nous avons le chat de Mickaël Hug Joplin (original c’est Mimi qui lui a donné ce nom) que de regards échangés, on se comprend, on c’est ce qu’il veut, il monte sur le lavabo de la salle de bain, s’assoie et émet un petit son en hochant de la tête pour me dire « Alors tu viens m’ouvrir le robinet pour laisser couler un peu pour que je boive! » et nos jeux interminables avec une baguette avec au bout des plumes accrochées !!!!Et les cartons, les sacs en plastic, les grands sacs des courses, ses cachettes pour dormir bien au chaud, sa petite table couverte de vieilles serviettes mise contre la vitre de la chambre de Mimi pour observer les oiseaux, les gens qui passent c’est sa télé. Nous avons un rituel quand je me lève (normalement) à 6h du matin pour aller au boulot, il faut que je lui ouvre la baie vitrée du côté de la cuisine pour aller humé l’air matinal, assis sur un carton(quand même le carrelage c’est froid) il me regarde pour que je le lui mette. Il y aurait tellement à raconter, je suis folle des chats, de leur élégance, leur indépendance (enfin un peu), leurs manières si délicates, leur marche féline, de gros nounours avec des griffes enfin des félins apprivoisés !!!

  3. Une référence à Hemingway fait toujours plaisir, d’autant plus que j’ai un autre point commun avec lui: j’aime aussi beaucoup la Closerie des Lilas. Merci Marc!

  4. Très beau texte qui me fait un peu penser à Hemingway, « Le vieil Homme et la Mer », un des mes livres favoris. Une langue épurée et un souci commun de la phrase essentielle. Il s’y dégage une grande humanité.
    Bravo.
    Marc

  5. Nous avons suivi deux Labradors jaunes au Cap-Ferret: d’abord Ena, et puis Sari. Ena n’était pas sourde, mais encore plus anxieuse que Sari quand j’allais me baigner. Et aucune des deux n’aimait me voir approcher de l’eau. Elles croyaient sans doute l’une et l’autre que je ne savais pas nager.

  6. De Miami, clavier americain sans accent!
    ma reponse rapide s’oppose a ce que je les tape avec le systeme D
    Ton evocation du Cap ferret au petit matin est tres reussie.
    Ma chronologie est un peu confuse:
    Dans mes souvenirs c’etait il y a longtemps. Sari etait deja rentree dans votre vie?
    Je dis Bravo pour votre cohabitation avec Sari.Cela m’impressionne moi qui n’ai jamais accepte d’avoir un chien dans l’appartement.

  7. Philippe,

    Si, de surcroît, Sari devait être non voyante, elle incarnerait, à elle seule, les trois singes de la sagesse! Et, comme toi, elle mettrait Proust dans son panier!

  8. Philippe, tires-lui délicatement la queue, elle dressera ses oreilles et t’entendra!

  9. Effectivement, elle aboie. À peu près deux fois par an.

  10. en lisant ce texte de bon matin….chez nous il n’est que 9h…je me dis que j’ai du faire partie des gens qui ont répondu « Ah bon ? »…….
    Ok Sari ne parle pas …mais est ce qu’elle aboie ?…….

  11. Philippe a omis de préciser que Sari est très affectueuse et câline !
    Demandez à Lili qui adore se blottir dans sa panière … On les retrouve l’une contre l’autre et on se demande laquelle des 2 est la plus heureuse !

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