ADOPTEZ UN INCIPIT ! (Couleur café n° 20)

Couleur café n° 20
Café La Palette 43 rue de Seine

Longtemps, je me suis couché de bonne heure.

De mémoire, je viens de taper ces quelques mots sur mon clavier et j’ai déjà l’impression d’entreprendre l’écriture de la Recherche du temps perdu. Formidable pouvoir d’évocation d’un incipit, surtout quand il s’agit du plus connu de la littérature occidentale.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure.

Bon, et après ? Qu’est-ce que j’ai bien pu faire après ça ? Qu’est-ce que je vais bien pouvoir écrire après ça ?

J’aligne des mots, dont les premiers ne sont pas les miens, un peu comme j’amorcerais la pompe du jardin avec une bouteille d’eau remplie au robinet de la cuisine. Mais la pompe tourne à vide ; elle fait un bruit désagréable et ne va pas tarder à tomber en panne.

Longtemps…

Formidable pouvoir d’évocation, mais tout aussi formidable pouvoir d’intimidation.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure.

Qu’est-ce que vous voulez faire après une phrase aussi fermée, sinon dire « Ah, bon ? Vraiment ? Et vous n’aviez pas de problème de sommeil ?»

Longtemps, je me suis couché

Pourtant, l’exercice « ADOPTEZ UN INCIPIT » est intéressant. Il m’avait bien plu l’autre jour quand j’avais démarré vent arrière avec la première phrase de « Pour qui sonne le glas« . Entraîné dans la pente virile des premiers mots d’Hemingway, j’avais écrit en quelques minutes un texte court et dense. Je l’avais bien aimé, mon texte et, semble-t-il, aussi les autres participants de l’atelier d’écriture. Je l’aime toujours, ce texte, et je le relis de temps en temps, encore avec plaisir, même ! Mais plus je le relis, moins j’ai de plaisir, et plus je m’aperçois de ce qu’il est en réalité : un cliché assez habile, à la limite de la roublardise, restitution d’images de films de guerre, de scènes de Grand Nord et d’envolées romantiques, conclu, comme d’habitude, par une résolution twistée comme je les aime. Pas beaucoup d’invention là-dedans : un peu d’Hemingway, un peu de Vigny, un peu de Tom Wolfe, un peu de Raoul Walsh. Ça fait beaucoup de monde, et du beau, pour un aussi petit texte. Ça ne laisse pas beaucoup de place à la contribution personnelle. Mais ça donne un produit plutôt commercial. Alors, on s’en contentera.

Aussi, par ce jour gris et tiède d’octobre, quand je me suis installé à la terrasse de ce café si soigneusement préservé dans sa crasse et sa patine ancienne, quand je n’y ai repéré aucun personnage ni aucune situation qui puisse m’inspirer un de ces petits textes anodins que j’appelle mes « Couleur café« , je me suis dit in petto : « Et pourquoi ne ferais-tu pas une nouvelle fois ce petit exercice d’adoption d’un incipit ? » C’est une acrobatie qui peut être intéressante et, quand on n’a rien à dire ni rien à raconter, n’importe quel exercice littéraire fait toujours son petit effet.

N’ayant aucun livre sous la main, je devais choisir entre les deux seuls incipits que je connaisse par cœur:

« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » et « Longtemps, je me suis couché de bonne heure« . Il m’est apparu très vite que le cadre exotique de la phrase de Flaubert, si magnifique et balancée qu’elle soit, laissait vraiment très peu de liberté à ses suiveurs. Il m’aurait fallu placer mon histoire en Tunisie, et de plus, Carthage et Hamilcar ayant été détruite ou défunt depuis fort longtemps, elle aurait dû se situer à une époque sur laquelle, sans Wikipédia, je n’ai finalement que peu de lumières.

J’ai donc choisi Proust et ses horaires.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure.

Toujours rien.

Vexé par le manque d’inspiration, mon esprit ne pensait plus qu’au détournement de phrase publique, péché véniel auquel je m’adonne facilement :

…Longtemps, je me suis levé de bonne heure…
…Pourtant, je me suis douché de bonne heure…
…Content, je me suis mouché de bonheur…
…Bon sang, j’aime et suis boucher de l’honneur…

Je me vautrais dans l’approximation comme un sanglier dans la fange, mais cela ne provoquait pas plus d’effet sur mon inspiration que la récitation de la table de multiplication. Par contre, je ne parvins pas à réprimer un gloussement de joie perverse qui me fit regarder avec réprobation par deux touristes slovaques.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure…

Longtemps, je me suis couché…

Et puis j’envoyai Proust, sa maman, ses couchers précoces et tout le Saint-Frusquin au diable : une fois de plus, dans l’atmosphère propice d’un café, de Saint-Germain des Prés qui plus est, j’avais écrit mes huit cents mots.

9 réflexions sur « ADOPTEZ UN INCIPIT ! (Couleur café n° 20) »

  1. Voilà en effet un incipit célèbre, connu même de ceux qui , comme moi, ne sont pas des admirateurs inconditionnels de Proust.
    J’aime le retour de l’incipit, comme un leitmotiv, traduisant bien la réflexion de l’auteur qui cherche à accomplir ses fameux 800 mots…

    En anglis, un autre célebrissime est le début de Moby Dick, de Herman Melville (j’ai bien failli attribuer le livre à Gregory Peck, tant le film est connu!)… « Call me Ismael ».
    Ou, en français, la première phrase de « la gloire de mon père », de Marcel Pagnol… « Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers. »

  2. Merci pour ces précisions qui mettent un terme à mes interrogations proustiennes. Mais la tempête souffle de plus belle au-dehors et il va falloir maintenant que je trouve un autre sujet d’interrogation.

  3. Eh oui! « Old Marley as as dad as a door nail ». Je viens à mon tour de lire quelques pages de ce conte de Noël sur internet. Je le lirai en entier avec plaisir. Susan connaît bien ce classique et m’y incite aussi.

  4. Du côté de chez Swann commence avec les souvenirs du Narrateur quand il était enfant. L’heure du coucher du petit Marcel ne fait pas de doute. Il monte se coucher alors que ses parents dînent en famille, souvent avec un invité, Swann ou Norpois. Et il attend que ses mère vienne lui donner ce baiser qui lui permettra de s’endormir.
    C’est donc le soir, de bonne heure comme il dit, heure que je situerais vers 19 h 30. Une étude soi-disant sérieuse de Jean-Sebastien Mouche situe cette heure du coucher plutôt vers 18 heures trente, mais j’établirai très prochainement la fantaisie de la thèse Mouche dans un brillant opuscule qui réduira définitivement au silence les charlatans de ce genre.

  5. Depuis mon cours d’anglais de classe de Sixième, je me souviens très bien du début de Christmas Carol de Dickens : » Marley was dead : to beguin with.  »
    Après avoir cherché sur Google, j’ai retrouvé la suite : » There is no doubt whatever about that.  »
    Un merveilleux conte de Noël qui commence avec beaucoup d’humour.

  6. Poursuivant la discussion avec Susan, elle me rappelle dans sa langue que l’incipit le plus célèbre de la littérature anglaise est celui-ci: « It was the best of times and the worst of times. » (The tale of two cities, de Dickens). L’excipit de fin est également remarquable: « It is a far, far better thing I do today than I have ever done before ».

  7. Indépendamment de la qualité du texte de Philippe et de l’incipit de Proust, je me suis interrogé Du côté de chez Swann, que j’ai ressorti de son étagère, pour comprendre la signification voulue derrière les mots de « bonne heure ». Du soir ou du matin? En l’occurrence, je n’en suis pas certain à 100% et je m’interroge. Se pourrait-il que ce soit à la « bonne » heure de ceux qui se lèvent tôt pour assurer leur avenir mais qui est aussi la « bonne » heure pour ceux qui se couchent tard? Je n’ai pas la réponse, et puis qu’est-ce qui me prend tout d’un coup d’aller analyser Proust? Il faut dire que ce Samedi matin où je me trouve le temps n’est pas à mettre le nez dehors. Alors je m’interroge. Merci Philippe.

  8. C’est vrai qu’il y a des incipits incontournables. Celui de la Recherche de Proust comme celui du Voyage de Céline (« Ça a débuté comme ça. ») continuent de marquer les esprits. Mais quand même, celui qui débute le livre le plus ancien qui soit, la Bible, n’est pas mal non plus: « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ». Cela prouve d’ailleurs que la technique de l’incipit remonte à la plus haute antiquité.

  9. Beau texte qui pèse bien ses huit cents mots et fait une belle entrée pour ce week end. Je n’ai pas d’incipit à proposer à l’adoption, seulement cette réflexion de sagesse:
    Ainsi pittoresquement (comme à son habitude) s’adressait Benjamin Franklin: « Early to bed, early to rise, makes a man healthy, wealthy and wise ».

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