J’en ai marre ! – Critique aisée n°11

J’en ai marre !

La conversation est sans conteste l’une des activités qui distinguent le mieux l’homme de l’animal. Qui plus est, c’est aussi l’exercice qui permet de distinguer l’homme distingué de l’homme tout court. Nos ancêtres, tout au moins ceux d’entre eux qui, depuis Platon jusqu’au baron de Charlus, se trouvaient en haut de leur panier, avaient poussé l’art de converser vers des sommets qui, contemplés aujourd’hui depuis nos marécages embrumés, paraissent bien inaccessibles.
S’il existe plusieurs catégories de conversations, chacune d’entre elles, quand elle est honorablement pratiquée, peut présenter de l’intérêt. On distingue habituellement:

—les propos anodins ou, comme disent les anglais, small talks, les petites conversations, sur le temps qu’il fait, l’augmentation du prix des fruits et légumes ou l’ingratitude des enfants,
—le dialogue, qui est un échange de propos sensés, d’égal à égal, du moins pour le temps de l’exercice,
—la conférence, forme élaborée du soliloque, et sa forme plus modeste, la causerie qui, malheureusement, consistent la plupart du temps à asséner des banalités à des gens qui sont peut-être venus pour ça, mais pas toujours de leur plein gré,
le conciliabule, qui réunit au moins deux personnes pour se mettre d’accord par la discussion sur un certain nombre de points ou de dispositions à prendre, et qui revêt toujours un aspect un peu conspirateur,
l’entretien, moment d’échange, quoique souvent à sens unique, que l’on accorde à un inférieur, un subalterne,
l’interview, conversation préfabriquée entre un journaliste et un homme public,  dont le contenu est en général prédéterminé par la position de l’interviewé,
le débat ou la controverse, sur la présence ou non d’une âme chez les indiens d’Amérique, ou sur l’opportunité des contrôles anti-dopage dans le Tour de France,
la maïeutique ou l’art délicat de faire révéler par la seule conversation à son interlocuteur les connaissances qu’il possède sans le savoir, exercice pouvant être décevant quand appliqué à certains abrutis,
et bien d’autres formes encore, dont il serait fatiguant de dresser la liste.

Mais on ne peut conclure ces considérations sans mentionner le genre  conversationnel qui fait maintenant fureur et qui, sous l’aspect trompeur d’un échange animé plein de réparties, d’informations et d’anecdotes,  répand un profond ennui dans les salons de Paris et des environs. C’est la conversation maraboudeficelle.

Il existe un jeu dans lequel on construit à partir de n’importe quel mot une chaîne d’autres mots dont chacun commence par la dernière syllabe du précédent. C’est le jeu japonais du Shiritori. Si la plupart des gens ignore le nom barbare de cet exercice, à peu près aussi stupide et stérile que celui des mots croisés, chacun l’a pratiqué au moins une fois avec le fameux « j’en ai marre-marabout-bout de ficelle-selle de cheval….« 

Vous qui souhaitez être dans le vent et briller en société, essayez donc la conversation maraboudeficelle  lors de votre prochaine rencontre. Pour cela:

–        écoutez attentivement ce qu’est en train de dire votre interlocuteur
–        ne vous préoccupez pas du sens de ce qu’il dit, mais seulement des mots qu’il utilise,
–     parmi eux, repérez le premier qui évoquera pour vous quelque chose comme une connaissance récemment acquise à la lecture d’un article ou une  anecdote qui vous sera survenue à vous, à votre beau-frère ou à n’importe qui d’autre    (faites un effort quand même!)
–        assurez-vous que cette nouvelle connaissance ou cette anecdote n’a aucun rapport avec ce que vous raconte votre interlocuteur,
–        attendez la fin de sa phrase, ou, mieux, coupez lui la parole, et enfin
–        casez la, votre foutue histoire !

Voici un exemple de conversation maraboudeficelle entre un individu supposé normal, A et un adepte du Shiritori, que nous appellerons B.

A :—Hier soir, j’ai revu à la télévision « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain« . C’est un film sympathique qui montre Paris et sa banlieue sous un aspect vieillot mais charmant.
B :—Ouais, je l’ai vu aussi.  Pas mal. Mais est-ce que tu sais que, chaque année en France, il naît un nombre incroyable de poulains? J’ai oublié le chiffre, mais c’est phénoménal. J’ai lu ça l’autre jour dans Paris-Match.
A :—Intéressant. Mais pour revenir au film, j’ai trouvé qu’en dehors d’une très  bonne reconstitution des années cinquante, il y avait vraiment des trouvailles de scénario. Le coup du nain de jardin voyageur est particulièrement drôle.
B :—Ouais, sympa. A propos de nains de jardin, mon beau-frère s’est fait voler toute sa collection. Vingt-huit qu’ils lui ont piqués.
A :—Contrariant. J’ai entendu parler d’un gang qui se fait appeler le Front de Libération des Nains de Jardin et qui…
B :—T’as vu le gang des Chaussettes Jaunes! Ils ont encore dévalisé un McDonald. Ils sont partis avec je sais pas combien de Big Mac. Mon beau-frère dit que c’est des gens de chez Burger King qui font ça.
A :—Ça m’étonnerait. Je crois plutôt que ce sont des collectionneurs des cadeaux que McDo met dans les emballages pour les enfants et qui…
B :—Ah! Les enfants! Sont de plus en plus mal élevés, toujours sur leur Game Boy. Personnellement, je crois que je n’en…

(Le dialogue s’est arrêté là, car c’est à cet instant que A poussa B sous un tramway qui passait par là, opportunément.)

J’espère que cette petite scène de la vie quotidienne vous a montré tout l’intérêt de ce nouveau type de relations humaines et qu’elle vous engagera à le mettre en œuvre à la prochaine occasion. Pour peu que votre interlocuteur soit lui aussi un adepte du Shiritori, ce qui est probable, il vous retournera la politesse en vous répondant selon les mêmes règles.
Vous serez alors assuré de passer une soirée exceptionnelle, longue et ennuyeuse.

1207-TOUJOURS AUSSI CONS LES OISEAUX

ET DEMAIN, UNE FURIEUSE AMITIÉ

3 réflexions sur « J’en ai marre ! – Critique aisée n°11 »

  1. Bon! Je vais ajouter mon bout à la ficelle. Typiquement aujourd’hui, la conversation (hum? disons l’échange?) ne se fait plus par oral, par téléphone, ni même par écrit épistolaire, par carte postale, par email même, moyens qui étaient basés sur le style autant que sur le fond, non, elle se fait par texto, par iPhone, par Twitter, par Instagram, de préférence en y ajoutant un selfie (ça c’est important le selfie, et ça? ça explique tout!). Conversation? Échange? “Mon cul” aurait dit Zazie! Y-a même plus de noeuds dans la ficelle pour lier les deux bouts. C’est peut-être parce qu’y-a plus de scouts pour apprendre à faire des noeuds, ni des noeuds plats, ni même des noeuds de chaussure. Voyez comme j’m’y suis mis aussi! Tout s’apprend si c’est pas inné!

  2. Comme je me lève très tôt, – par atavisme -, je me couche aussi très tôt, avec les cocottes ou plutôt les poules, comme on dit!

    Ce n’est évidemment pas désagréable!

    Et il semble, aux dires de Philippe, que cela m’évite de perdre une partie de mon sommeil réparateur (à mon âge, j’ai besoin de fréquentes réparations) dans des soirées mondaines (il est vrai qu’en France, le monde se réduit à Paris) ennuyeuses et monotones comme les sanglots longs des violons de l’automne. (ouais, je débarque!)

    Mais qui a dit qu’il fallait attendre la veillée pour tenir des propos longs et ennuyeux?

    C’est lorsque Philippe nous décrit la maïeutique que je me permet d’injecter, comme il nous le suggère, en lui coupant l’écriture, mon histoire à la con dans son monologue:

    Tout petit à l’école, comme les Dalton de Joe Dassin, on m’a appris en vain – car j’ai une très mauvaise mémoire… mais beaucoup d’imagination… – que la maman du dernier des Sophistes, Socrate (avec un S à la fin pour les Anglais qui parlent un grec symétrique) était Sage Femme.

    Elle enfanta donc d’une homme Sage. (un philosophe dit-on!)

    Celui-ci passa son temps, chez les Grecs antiques, à les interviewer à tous les coins de rues.

    Ses questions, comme toutes les bonnes questions, n’avaient pas de réponses préalablement conçues.

    Son but était de faire en sorte que les interviewés fouillent dans leur mémoire prénatale (d’où la ‘maïeutique’ qui veut dire pré maillots ou pré-couches) pour trouver La Bonne Réponse (qui, évidemment, ne pouvait se situer dans l’histoire de leurs pérégrinations terrestres).

    Socrate, m’a t on dit – à moins que je ne l’ai inventé – croyait que le Paradis précédait la vie et qu’après la vie c’était le néant… Bref, l’inverse de ce que nous racontent les ventriloques en soutane, boudins ou turbans des religions qui se sont révélées, nous jurent-ils, sur des collines du Moyen-Orient (par prudence, j’évite Israël et Palestine) et de la Péninsule Arabique (j’évite l’Arabie Saoudite, toujours par prudence, on sait ce qui va arriver à Hoeullebecq).

    Socrate, sans doute à la suite des ventriloques des dieux grecs de sont temps, croyait qu’il y avait un paradis pré natal (l’herbe est toujours plus verte dans le pré carré du voisin) plein d’âmes très heureuses qui, non seulement, étaient toutes assises à la droite de Dieu (C’était vraiment le Paradis puisqu’il n’y avait pas de Gauche) et en plus s’envoyaient une Vierge (qui n’a jamais cessé de le rester – les voies de dieu sont impénétrables, dit-on!) douze fois par jours à moins que ce ne soient soixante douze vierges dans l’éternité pré natale!

    La question que je me pose alors est pourquoi, puisque nos âmes étaient si bien dans ce paradis pré-natal, nos *&?#$€X/@ de parents ont éprouvé le besoin de les incarner dans des corps qui, dès la conception (n’en déplaise aux anti-abortionnistes), sont condamnés à mort après un supplice qui, dans certains cas, peut durer 100 ans et, chez les plus coriaces, les durs à cuire, encore plus… et, après retour du corps des femmes en côtelettes de porc et des hommes en pâte à modeler, le néant pour l’âme, qui était pourtant si heureuse au paradis pré-natal!

    Effectivement, devant pareille stupidité humaine, il y a de quoi avoir de longues conversations nuit et jour 24/24, 7/7, 365/365 et se poser de sérieuses questions sans réponses!

    On serait bien, sans nous!

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