La première Daille

Il fait beau. Froid. Bleu profond.

A la gare des Tufs, la balancelle avance vite. Il faut protéger le dos des cuisses du choc du métal en interposant sa main.

Le siège s’élève, vibre au passage du premier pylône puis se balance doucement.

Regard vers le bas ; fourmis noires en procession.

Silence ; long silence ; rêverie.

Regard vers le haut ; dernier pylône avant l’arrivée, léger grincement du câble sur les galets; relever le garde-corps.

Remettre ses gants, raffermir sa prise sur les bâtons.

Poser les skis au sol, tendre les jambes, se redresser.

Se courber et, tout en glissant doucement sur le faux plat, refermer les crochets des chaussures, remonter jusqu’au col la glissière de l’anorak.

Léger chasse-neige et arrêt face à la pente.

Saisir et planter ses bâtons et, s’appuyant sur eux comme sur des béquilles, observer l’aval en faisant glisser ses skis d’avant en arrière.

Confiance en soi, sérénité, certitude absolue d’être à la hauteur de cette journée.

Se pousser imperceptiblement dans la traversée et laisser faire la pente.

Les deux spatules, légèrement décalées, s’entrechoquent doucement. Les chaussures sont serrées l’une contre l’autre, les genoux se touchent à travers le molleton de la combinaison.

Les trois premières bosses sont avalées sans que le corps ait vraiment bougé, par simple flexion des genoux.

Et puis, juste derrière la prochaine bosse, à la limite de la neige profonde, le premier virage. Léger appel, le corps se tourne vers la gauche, vers la vallée, le bras gauche en pivot et le droit arrondi qui accompagne la courbe. Les deux skis sont collés l’un à l’autre ; ils appuient fort sur la neige qui cède et s’efface.

Sensation de plénitude, de puissance, de perfection.

La vallée est maintenant sur la droite, et la vitesse à peine plus grande. La pente se raidit. Assez attendu, c’est maintenant !

Les genoux plient un peu plus, le corps s’abaisse, le bâton droit se plante à côté de la spatule, en même temps que les genoux se redressent un peu et que le bras gauche file en avant. Un instant, le corps est face au vide, puis la spatule droite passe devant la gauche, les chaussures s’entrechoquent et la pente est à gauche. Aussitôt, le corps s’abaisse à nouveau, un bras fait pivot, l’autre s’avance et la pente est à droite. Le rythme est pris, les virages s’enchaînent, six, sept, huit. Le plaisir monte.

Les cuisses chauffent, le souffle se raccourcit. Il suffit de se redresser un peu et de  prendre la piste en longue traversée pour que les muscles se calment et que le souffle revienne. Les bras sont maintenant ballants le long du corps, les jambes sont presque raides et n’amortissent plus les bosses. Les secousses sont agréables aux membres qui se détendent.

La neige profonde approche. Un long et calme virage permet de l’effleurer et de retrouver le centre de la piste.

Reprise du rythme. Cinq, six virages serrés, puis un arrêt brutal à la limite de la neige damée soulève un éventail de cristaux étincelants.

Regard vers le haut. Personne n’a suivi. C’est le matin.

Le Mont Blanc est là, brillant sous son parfait petit nuage en forme de lentille.

Regard vers le bas. La gare du télésiège des Tommeuses est juste en dessous, toute proche, au milieu d’un faux plat, entre deux « murs ».

C’est le meilleur endroit : petit saut pivoté et forte poussée sur les bâtons et c’est tout de suite la plus forte pente.

Quatre virages à peine marqués, le corps presque droit, la vitesse augmente. Le cinquième virage est une longue courbe à pleine vitesse à travers le faux plat ; les bras sont écartés, en croix, le corps incliné vers l’intérieur. C’est frimeur, facile, surjoué, mais le plaisir est intense.

Sur leur lancée, les skis décollent à la rupture de pente qui amorce le mur suivant. Ils volent au-dessus de la neige sur quelques mètres puis, l’un après l’autre, ils giflent le sol, flap, flap.

La vitesse augmente encore. Quatre grands virages plus bas, c’est l’arrêt majestueux au bord de l’ombre, à la limite de la forêt. La poussière blanche retombe doucement en arc en ciel.

Le souffle est court, les joues sont rouges et glacées, les yeux pleurent derrière les Ray-Ban.

Regard vers le haut. Au sommet du dernier mur, apparait un skieur solitaire. Il porte l’uniforme des pisteurs. Il dévale la pente. A toute vitesse. A coup de grands virages réguliers. Trois mètres derrière lui, un berger allemand le suit. Au grand galop. Le ventre au ras de la neige. On entend l’homme qui parle continuellement au chien : « Allez ! Allez ! Allez ! » . Lorsqu’ils passent à côté pour enfiler la longue traversée sous les sapins qui mène au tunnel, on dirait qu’ils sourient tous les deux.

Quand on entre dans le tube de tôle dans leur sillage, leur écho est encore présent. Il fait sombre et par endroits, des piques de glace brillent au plafond. Le sol est dur, gelé, difficile, bruyant. Tout au bout du tunnel, un rond de lumière grossit et, au retour à l’éblouissement de la neige, le corps qui s’était instinctivement courbé pour passer sous la voute se redresse au soleil.

Dernier arrêt ; d’ici, on peut voir la fin de la piste. Trois virages enchaînés au sommet de trois mamelons, un court passage en forêt et un long schuss verglacé pour arriver en bas de la Daille, essoufflé, jambes tremblantes et absolument heureux.

4 réflexions sur « La première Daille »

  1. Là, je dis Bravo!

    Et comme disent nos cousins Québécois
    Partis il y a longtemps chez les Iroquois
    Avec toute la nostalgie qui convient
    « Je me souviens! »

  2. Mon dieu .Les meilleurs moments de ma vie.
    Il n’y a que moi qui travaille ! c est vrai ! quelle erreur d avoir cède ce petit appartement sympa . On aurait pu y retourner même sans faire de ski.
    la maladie , la viellesse . Triste ,triste ………

  3. Vous souvenez-vous, mes amis,
    Aujourd’hui devenus bien vieux,
    Quand nous allions faire du ski,
    O combien c’était merveilleux.

    Nous partions de très bon matin,
    C’est à dire vers neuf heures et demi
    Tandis que je rongeais mon frein
    D’attendre ce bon vieux Jean-Louis.

    C’était bien souvent vers la Daille
    Que se dirigeaient nos spatules
    Et très tôt nous faisions ripaille
    Sans avoir peur du ridicule.

    La Grande Motte, le Fornet, Tommeuses,
    Nous voyaient toute la journée
    Sans parler de toutes ces skieuses
    Qui, muettes, nous admiraient.

    Le soir, autour de la table,
    Courbatus, fatigués, contents,
    Nous jouions, c’était remarquable,
    Au truc qui monte et qui descend.

    Ne vous y trompez pas, infâmes!
    Ce jeu était très innocent.
    Il n’impliquait aucune femme,
    Que des cartes et si peu d’argent.

    Ne regrettons rien, c’est fini,
    Mais comprenez-vous à présent
    Que nous vivions de notre vie
    Parmi les meilleurs moments ?

  4. Le récit de cette première Daille
    Qui évoque avec tous les détails
    Des souvenirs qui vaillent
    Et remontent à un bail.
    Mais! Aie, aie, aie!
    Pourquoi rouvrir une plaie qui me travaille
    Depuis que FW cette canaille
    A vendu notre bercail
    Proche de la Daille.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *