La reconversion de Coupy et Coupot

temps de lecture : 9 minutes 

Avant, j’étais agriculteur. J’avais une toute petite ferme, vingt hectares que je louais et vingt autres bien à moi. Chaque année, j’élevais une dizaine de veaux pour la viande ; j’avais une vingtaine de poules pour les œufs et un potager pour le reste. Quelques pommiers aussi, pour le cidre. Mais pas de femme. Vécu plus de quarante ans comme ça !

Mais ça, c’était avant. Avant que je prenne ma retraite.
Maintenant, je suis touriste.
J’ai vendu mes terres, mes bêtes et mon matériel à Derry, mon voisin. Je lui aurais bien vendu aussi mes poules, mais il n’avait plus d’argent, alors je les ai vendues à mon autre voisin, Dieudeville. Bref, j’ai tout vendu, sauf la maison, la 207, la machine à laver le linge et les congélateurs.
Et je suis devenu touriste.
Enfin, pas tout de suite. D’abord, je suis allé à Château, chez Leclerc et j’ai acheté un ordinateur avec cinq leçons pour savoir s’en servir, parce qu’il y avait une promotion. Et là, j’ai commencé à naviguer, comme ils disent. D’abord, les sites pornos, mais ça m’a pas bien plu. Ensuite les sites de rencontre, mais j’ai pas osé. Et puis le fils de Dieudeville m’a fait une boîte à lettres, enfin une boîte email comme ils disent. Alors j’ai commencé à recevoir des propositions, des publicités, des offres. J’ai bien vu que c’était souvent des arnaques. Mais il y a eu celle-là : toute la Belgique en quatre jours. Bruxelles, Gand, Bruges, Anvers, Liège, 167 Euros, tout compris, autocar, trois nuits d’hôtel en chambre à deux, sept repas, boissons en sus, visite guidée de la Grand Place et du Mannekenpis à Bruxelles, croisière sur les canaux de Bruges, visite du quartier des diamantaires d’Anvers et d’une fabrique de meubles à Liège. Départ le lundi à 6 heures du matin de la place de l’Hôtel de Ville de Château-Thierry, retour le jeudi dans la nuit. Tout ça pour 167 euros. C’était à peine croyable ! Sans compter qu’avec l’aide du comité des fêtes de la mairie, ça me revenait qu’à 159 euros. Je me suis inscrit, et c’est comme ça que je suis devenu touriste.
Devenir touriste, c’est pas si facile que ça en a l’air. Je m’en suis aperçu pendant ce premier voyage. Se lever de bonne heure, ça, pour moi, c’était pas un problème. Mais rencontrer trente personnes d’un coup, ça n’a pas été tout seul. Pensez ! Dans mon métier d’avant, si je voyais quatre personnes dans la semaine, y compris le facteur, c’était bien le bout du monde. Alors toute une bande d’un seul coup, ça m’a fait un peu peur. Je pensais que tous ces gens-là étaient des habitués, qu’ils se connaissaient, qu’ils étaient copains même. Alors, je n’ai pas osé me mélanger, et quand le car est arrivé, je suis monté le dernier et j’ai pris une place au fond, sans personne à côté.
Quand le jour s’est levé, on roulait déjà depuis une heure sur l’autoroute. Un type du devant du car s’est levé pour venir jusqu’au fond. En se tenant aux dossiers des fauteuils, il m’a dit :
– Dis-donc, tu serais pas le voisin à Dieudeville ? Je crois bien qu’on s’était vu il y a sept ou huit ans quand sa grange avait brûlé. Je passais par là avec la Suzuki, alors j’étais venu aider. Je me souviens que tu t’étais brûlé un peu aux mains.
Au départ du car, dans le noir, je l’avais pas reconnu, le gars. Mais maintenant, bien sûr que je le reconnaissais. Une journée comme ça, ça s’oublie pas.
Il a continué:
–Je te dérange ? Tu t’es mis là pour dormir ? Non ? Parce que je suis bien content de rencontrer quelqu’un de connaissance. Je connais personne ici, moi. C’est la première fois que je viens. Tu dois en connaître plein toi, tu as l’air d’un habitué.
Quand je lui ai dit que, pour moi aussi, c’était la première fois, il a rigolé. Il m’a offert un sandwich au pâté et m’a dit :
-Ca t’ennuie pas si je viens m’asseoir ici ? Je m’appelle Coupot. Et toi ?
-Moi, c’est Coupy
Coupot et Coupy, ça faisait drôle. On a rigolé tous les deux en même temps et on est devenu copains. Depuis, on fait tous nos voyages ensemble.
Pour être un bon touriste, il faut des amis. Maintenant, j’en ai un.
Mais c’est pas tout.
Pour être un bon touriste, il faut de la patience. Parce que se déplacer à nombreux comme ça, c’est pas toujours facile et, le guide, il a bien du travail à mener toute sa troupe. Coupot et moi, en tant qu’anciens agriculteurs, de la patience, on en a à revendre. Mais, dans un groupe, il y a souvent des gens de la ville, des employés de bureau, des commerçants, des fonctionnaires. Ils ont beau être presque tous retraités,  de la patience, ils n’en ont pas un brin. Alors, ils s’énervent quand le car tombe en panne, quand il y a un embouteillage, quand les chambres d’hôtel ne sont pas prêtes, quand on déjeune trop tard, quand on traine trop dans une visite…Coupot et moi, nous, on se laisse porter, on rigole, on boit un coup, on passe du bon temps.
Pour être un bon touriste, faut pas s’énerver, parce que sans ça, ça gâche le voyage. Coupot et moi, on s’énerve pas.
Mais c’est pas tout.
Pour être un bon touriste, il faut être méfiant.
Il faut être méfiant, parce que, les voyages, c’est plein de pièges, de pièges à touristes, comme on dit. D’abord, il y a les souvenirs, les Mannekenpis en plâtre véritable, les lunettes de soleil de chez Dior fabriquées à Dakar, les masques africains authentiques fabriqués en Chine… Ensuite, il y a les photographes de rue qui veulent absolument vous prendre devant la Cathédrale pour cinq euros la photo et quatre euros pour les cinq suivantes. Il y a aussi tous les suppléments dans les restaurants, les pourboires des guides dans les musées, les glaces sur les grand’places, le miel local, l’huile du coin, le vin de la région, le saucisson du pays, tout ce qui n’est là que pour vous faire ouvrir votre porte-monnaie. Sans oublier les mendiants, les pickpockets, les escrocs en tous genres, les arnaqueurs de tout poil. Méfiant, je vous dis, il faut être méfiant. Mais le pire, le plus dangereux, c’est le magasin d’usine. Situé en général au bord de la route en rase campagne, avec un beau parking devant, il peut vendre des tapis, des meubles, des vêtements, des assiettes, n’importe quoi, c’est selon. Avant qu’on y arrive, le guide prend le micro dans le car et vous explique que c’est le magasin de son oncle et qu’il peut vous avoir des prix incroyables, qu’il faudra se dépêcher parce qu’on ne restera pas plus de deux heures. Quand on descend du car, il y a des jeunes gens en costume-cravate qui vous accueillent très gentiment. Ils vous disent : « Faites donc un tour tranquillement, je vous laisse regarder », en s’éloignant comme si de rien n’était. Mais quand vous commencez à regarder, alors ils ne vous lâchent plus. Ils sont là autour de vous, comme des mouches autour de la viande, à vous étourdir de qualité cinq étoiles, de réductions exceptionnelles, de conditions de paiement à perte de vue, de livraison gratuite, et tout le fourbi, jusqu’à ce que vous signiez un bon de commande et un chèque d’acompte. Il faut être très fort pour résister. Et, pour notre premier voyage, Coupot et moi, on n’a pas pu. Il a acheté un salon huit places façon Western en croûte de cuir véritable, et moi, je m’en suis tiré avec une cuisine complète, modèle familial six personnes. Bon, mais c’était la première fois. Après, dans les autres voyages, on n’a plus jamais rien acheté. Maintenant, on regarde acheter les autres, en rigolant sous cape. Comme dit souvent Coupot, il faut payer pour apprendre. Ils paient.
Pour être un bon touriste, il faut être méfiant.
Mais c’est pas tout.
Pour être un bon touriste, il faut être tolérant. Tolérant, c’est un mot à Coupot, ça encore! C’est drôle, Coupot, je l’aime bien, c’est même mon meilleur ami maintenant. Mais il trouve toujours des mots compliqués. Tolérant ! Moi, je dis simplement qu’il faut comprendre. Il faut comprendre que les gens ou les villes qu’on va visiter ne sont pas forcément comme les gens ou les villes de par chez nous. Dans les groupes où on va, il y en a toujours trois ou quatre qui ne font que critiquer le pays qu’on visite, les habitants, leurs manières, leurs habitudes, leur cuisine, leur façon de conduire, de parler, leurs bureaux de postes, leurs plages, tout ce qui n’est pas comme chez nous, en somme. Ils disent que la bière anglaise n’est pas fraiche, que les pâtes italiennes ne sont pas cuites, que les routes irlandaises sont dangereuses, que les espagnols ne sont pas aimables, et toutes sortes d’âneries de ce genre. Coupot et moi, nous, on goute, on regarde, on juge pas, on essaie même de comprendre. Quand on comprend pas, on se dit qu’il doit bien y avoir une raison, qu’on verra bien plus tard. On est tranquille et, comme dit souvent Coupot, on laisse flotter les rubans.
Pour être un bon touriste, il faut être tolérant.
Mais c’est pas tout.
Pour être un bon touriste, il faut apprendre.
Coupot et moi, on est de la même année, 1930. On n’est pas du même village, mais nos écoles devaient se ressembler parce que, si on nous a bien appris à tous les deux l’écriture, l’orthographe et le calcul, on ne nous a pas dit grand-chose sur les autres pays, surtout qu’à l’époque, c’était la guerre. Alors maintenant qu’on voyage partout, avant d’aller quelque part, il faut qu’on se renseigne, qu’on connaisse un peu la géographie et l’histoire du pays. Ça aide à comprendre pourquoi les gens de là-bas, ils ne sont pas tout à fait comme nous. Par exemple, en ce moment, Coupot et moi, on prépare notre voyage en Grèce. On part dans deux mois. Alors tous les samedis, on se retrouve chez lui ou chez moi et on travaille. On a acheté une carte Michelin, on cherche dans Wikipédia, on regarde ce qu’il y a à voir, quel temps il fera, combien coûtent les musées, ce qu’il faut manger, on compare les offres des agences de voyages. Je me suis même mis à lire des trucs sur les dieux grecs. C’est compliqué, mais ça vaut le coup. Coupot, lui, il apprend l’alphabet grec pour pouvoir lire le nom des rues.
Bref, on prépare tout ça sérieusement.
Voilà ! C’est ça, être un bon touriste.
C’est un vrai métier.

 

6 réflexions sur « La reconversion de Coupy et Coupot »

  1. Tellement réaliste et bien observé.
    J’ai deux belles-familles agricultrices, et bien avant la retraite, elles sont déjà de grandes voyageuses.
    J’en ai même une qui s’est fait une spécialité : visite-t-elle l’Irak ? Paf, l’année suivante y éclate une guerre. Visite-t-elle la Syrie ? Paf, l’année suivante y éclate une guerre… Elle n’a pas encore « fait » le Vénézuela ! Dieu fasse qu’il ne lui vienne pas à l’idée de visiter la France !

  2. Beaucoup d IMAGINATION DE NOTRE REDACTEUR EN CHEF
    ce récit me rappelle un voyage que j ai fait en Chine en 1993.mauvaise année pour Philippe et moi.avec des amis français pendant une dizaine de jours
    je M étais lie d amitié avec le guide chinois
    et il me disait que les plus mauvais touristes sont les italiens et les français
    les italiens à la sortie du car disparaissent tous .ils revenaient toujours avec une ou deux heures de retard . Les français quant à eux sont toujours insatisfaits . Autocar pas assez confortable mauvaise nourriture sites visités pas assez intéressants etc
    les meilleurs sont bien sûr les allemands et les japonais .

  3. Cela me semble particulièrement bien vu et décrit,mais certaines habitudes relevées ne sont elles pas « typiquement »franchouillardes »?

  4. De ces deux personnages, un seul à un peu de réalité. C’était un gentil voisin de Champ de Faye. Je lui ai conservé son nom. Il ressemblait autant à Bourvil qu’à Jean de La Fontaine.

  5. La sagesse de la terre…. Bien sympathiques ces Messieurs Coupot et Coupy. On verrait bien Serrault et Bourvil dans les rôles titres.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *