Première vague

temps de lecture : 18 minutes

A cette époque,  mes parents louaient à l’année une maison forestière en Normandie. Adossée à la forêt de Lyons, elle dominait une petite vallée verdoyante traversée par un ru, le Fouille-Broc. Sur la crête de la colline d’en face, deux fois par jour, à travers les trous du bocage, on pouvait voir passer le petit train laitier. Dans la maison, il n’y avait ni eau courante, ni chauffage, juste une cheminée et un peu d’électricité. Nous y passions tous nos week-ends et toutes nos vacances.

C’est la raison pour laquelle, à onze ans, je n’avais encore jamais vu la mer. Pourtant, la lecture des livres de Jules Verne, et surtout les gravures qui les illustraient m’en avaient donné des  visions assez précises : parfois étendue de plomb immense et grise, à peine ondulée sous de gros nuages sombres roulant à l’horizon, parfois montagnes gigantesques d’eau noire couronnées de griffes blanches menaçant un frêle esquif empli de pêcheurs barbus aux bouches grande ouvertes et aux yeux exorbités. Il arrivait même qu’un monstre marin à gigantesques tentacules ou à mâchoire énorme en émerge à moitié. Tout cela m’effrayait un peu.

Non que j’aie été un enfant particulièrement peureux. Depuis un an, j’avais le droit de m’aventurer tout seul au plus profond de la forêt, avec pourtant l’interdiction d’emprunter ou de traverser les « routes goudronnées ». Presque chaque jour, quand le temps le permettait, j’enfonçais ma casquette verte jusqu’aux oreilles, je mettais mon fusil à fléchettes en bandoulière et je partais sur mon vélo. En un an, de week-ends en vacances scolaires,  j’avais parcouru presque toutes les allées forestières depuis la maison jusqu’à Lyons. Parfois, je fonçais à toute allure le long de chemins parfaitement rectilignes qui filaient entre les futaies ou les taillis. Parfois, je posais mon vélo dans les fougères au bord du chemin et je m’enfonçais dans les fourrés en suivant un sentier de chasseur ou une coulée de gibier. Souvent, je dérangeais une multitude de lapins ou quelque faisan isolé qui s’envolait à grand bruit. Une fois, j’avais même vu une biche en train de brouter dans une petite clairière. Elle était plus grosse qu’un âne. Elle avait relevé la tête pour me regarder tout en continuant à mâchonner son herbe d’un air indifférent, tandis que je n’osais plus bouger. Au bout d’un instant, elle s’était calmement détournée pour s’enfoncer lentement dans le bois. Une autre fois, j’avais vu trois sangliers d’un seul coup. C’était dans une longue descente entre deux taillis. Les trois monstres étaient là devant moi, à moins de cinquante mètres, le groin au sol, en train de manger quelque chose en plein milieu du chemin. J’avais serré doucement les freins et m’étais arrêté sans bruit pour les contempler. Lorsque l’un d’entre eux avait relevé la tête et m’avait aperçu, il avait pris un petit trot tranquille pour disparaître dans les fourrés où les deux autres l’avaient suivi comme à regret. Après ces rencontres majestueuses, je n’avais plus eu peur de rien, mis à part les serpents et les frelons. Et les chauves-souris.508-15 07 2010 17 HEURES

Donc, je n’étais pas particulièrement peureux. Mais la crainte de la mer restait confusément présente dans un coin de mon cerveau. A vrai dire, ça ne me préoccupait pas beaucoup car, entre mes balades du jeudi au jardin du Luxembourg et mes courses du dimanche à travers la forêt, j’estimais que je n’avais pas plus à craindre de la mer que de la bête du Gévaudan.

Pourtant, un soir de mai, pendant que nous dînions devant la grande fenêtre ouverte sur le balcon du cinquième étage, mon père annonça que, cette année, en juillet, nous irions au Cap-Ferret. Il avait trouvé une maison à louer où nous serions très bien.

Le mot Cap avait commencé de m’inquiéter un peu. Est-ce que ce Cap était au bord de la mer ? Je craignais de poser la question de peur de connaître la réponse. Je restai silencieux et écoutai de toutes mes oreilles. La confirmation ne tarda pas à venir quand ma sœur Zoë demanda :

-Alors, on pourra faire du bateau ?

-Mais bien sûr, dit mon père.

-Chic, alors ! dit cette grande gourde.

Je ne comprenais pas la joie qu’elle manifestait. Comment Zoë, toute idiote et bizarre qu’elle soit, pouvait-elle se réjouir d’aller naviguer parmi des pêcheurs hirsutes sur des flots noirs et menaçants  et sous lesquels rodaient  sans doute de gigantesques et dangereuses créatures ?

Un peu plus tard, l’atlas du salon me confirmait que ce Cap-là était bien au bord de la mer. Pourtant, le gros livre apportait une précision intéressante : le Cap-Ferret « se refermait sur le bassin d’Arcachon qu’il isolait presque complètement de l’Océan Atlantique« . Le bassin d’Arcachon…Je fis immédiatement le rapprochement avec un autre bassin qui m’était bien familier, celui du Luxembourg. Ne pouvant imaginer qu’une sorte de grande cuvette puisse être le siège de tempêtes ou abriter des monstres abyssaux, ce soir-là, je m’endormis presque rassuré.

Cinq semaines plus tard, nous arrivions tard dans la nuit au Cap Ferret. Lorsque, au bout d’un chemin cahoteux,  la voiture s’arrêta devant la maison, les phares éclairèrent une façade aux volets fermés et par-delà la maison, une forte pente de sable qui grimpait sous les pins.

–Regarde, dit ma mère, on est tout près de la dune.

–Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? demandai-je, un peu inquiet.

–C’est surement la mer, dit ma sœur. Elle est doit être juste de l’autre côté.

– C’est la mer ou c’est le bassin ? On m’avait dit que c’était le bassin …

– Ah, non, mon petit ! Le bassin, c’est de l’autre côté du Cap. Là, juste derrière, c’est l’océan.

Misère ! Nous étions tout près de la mer, pire, de l’Océan, tout près de ce monde hostile qui rugissait au bout du jardin ! Mais je me fis une raison : au moins la dune  nous protégeait.

Après le long voyage en voiture, l’excitation de parcourir la maison et de découvrir les chambres, la table de ping-pong, les vélos dans le garage et le sable qui s’infiltrait partout me fit oublier un peu la présence menaçante. J’allai me coucher épuisé, et malgré le bruit obsédant des vagues, je m’endormis facilement.

Je me réveillai en sursaut, le visage brûlant. Un rayon de soleil, presque horizontal, passait sous les branches des grands pins et traversait le volet de ma chambre par l’étroit petit cœur qui y était découpé pour venir chauffer ma joue. Je me levai et traversai le parquet légèrement ensablé pour atteindre la fenêtre et ouvrir doucement les volets.

Ma chambre était au rez-de-chaussée, juste à côté de celle de ma sœur tandis que mes parents dormaient au premier étage. Je n’avais pas de montre mais, au calme qui régnait partout, je sentais bien qu’il était très tôt. Le temps était magnifique. Il faisait frais.

Sans faire de bruit, je sortis par la fenêtre en pyjama. Je marchais un peu dans le jardin, je tournai autour de la maison. Que du sable et des aiguilles de pin. Sans vraiment le vouloir, je me retrouvai au pied de la dune. Dans cette partie du jardin, entre le dos de la maison et la dune, abrité par le toit que formaient les grands arbres, il n’y avait pas un bruit, pas un souffle. Sans le roucoulement tout proche d’une tourterelle invisible, je me serais senti comme à l’intérieur d’une grande salle aux murs lumineux, à l’abri, protégé.

Les pins parasol, le sable, la dune et la maison toute proche, tout ça était plutôt rassurant. Le petit déjeuner semblant encore très loin, je décidai de tenter l’aventure. Je retournai dans ma chambre et en ressortis aussitôt par la fenêtre, muni de ma casquette verte et de mon fusil à fléchettes en bandoulière. Je commençai à gravir la colline de sable. La pente était raide. Le sol était doux et froid sous mes pieds nus. A chaque pas, le sol s’effondrait un peu sous mon poids et m’obligeait à lever haut les jambes. De temps en temps, une aiguille de pin venait me piquer sous la plante d’un pied et je sautillais sur l’autre  pour pouvoir m’en débarrasser. Bientôt, je sortis de l’ombre des pins. Le sommet était tout proche. Je grimpai encore pendant quelques mètres et parvins à la crête. Je m’attendais à voir enfin la mer, mais derrière cette crête, il y en avait encore une autre. Entre les deux, s’étendait une vallée peu profonde, grande cuvette de sable parsemé de plantes grasses et piquantes, de bouquets de chiendent, de pourpiers et de genets et jonché de branches mortes blanchies par le soleil et de pommes de pin apportées par le vent. Je fus transporté aussitôt dans le désert d’Arizona. Les plantes grasses étaient des cactus, les genets, des villages indiens et les branches, des crânes de bisons desséchés. Je pris mon fusil en main et avançai avec circonspection. J’étais un cow-boy perdu en territoire Navajo. Je venais juste d’achever d’une balle dans la tête mon fidèle cheval, blessé au ventre par une flèche empoisonnée. Je me jetai à terre, mourant de soif, pour progresser  en rampant vers le sommet de la colline derrière laquelle devait apparaître le fleuve rouge qui me sauverait d’une mort atroce.  Le soleil commençait à brûler mon dos à travers le léger tissu de mon pyjama rayé. J’allais mourir bientôt et je voyais déjà quelques vautours entamer leur sinistre ronde au-dessus de moi.

Lorsque j’atteignis la deuxième crête, j’étais réellement épuisé. La sueur coulait de mon front et me brulait les yeux. Je me retournai sur le côté, puis je m’assis dans le sable. J’ôtai ma casquette et m’essuyais le visage du dos de la main. Entièrement absorbé par mon jeu solitaire, j’avais oublié ce pourquoi j’étais venu jusque-là  et à quoi je tournais le dos. Au bout de quelques instants, je roulais à nouveau sur le côté et, appuyé sur un coude, je commençai à me relever.

C’est d’abord le vent qui m’a ramené à la réalité, un vent léger, frais, bienfaisant, un vent dont j’avais été privé jusque-là dans la fournaise de la cuvette. Je me suis redressé complètement pour m’exposer tout entier à la brise. Les pans de ma veste se sont mis à battre doucement mes hanches et j’ai senti tout mon corps se rafraichir en un instant. De la manche, j’ai essuyé la sueur qui troublait encore ma vision.

Et j’ai vu. A mes pieds, dans l’ombre de la dune, j’ai vu la forte pente de sable immaculé. Plus bas, en plein soleil, j’ai vu la bande jaune vif de sable sec, creusée de milliers de petits cratères irréguliers, comme autant de dunes en miniatures. Ici, j’ai vu les restes de branches calcinées rassemblées autour de ce qui avait été un feu de camp. Là, j’ai vu une petite montagne surmontée d’un roseau planté à son sommet, vestiges d’un château de sable déjà ancien. Plus loin, j’ai vu une ligne sombre et sinueuse, formée d’algues échouées et de lambeaux de filets mêlés à des morceaux de bois décapés. Encore plus loin, j’ai vu l’étendue brune et luisante du sable mouillé, ses formes arrondies striées de rides comme celles de la paume d’une main, ses flaques d’eau frissonnantes et ses rigoles ramifiées qui disparaissaient  au loin. Et puis, au-delà de tout ça, j’ai vu la procession des petites vagues mourantes, festons couronnés de blanc, dont les arcs de cercle disparaissaient sans cesse sous l’arc qui les suivait, plus rapide. Encore plus loin, j’ai vu l’étendue grise et plate de la marée basse, à peine rayée de longues vagues basses. Et puis, j’ai vu la surface ondulante et bleu-vert du large, limitée au loin par la ligne plus sombre de l’horizon. Et puis le ciel, transparent, sans nuage.

Longtemps, je suis resté là, figé, debout, les bras ballants, face à cette immensité. Et puis, j’ai regardé à droite, à gauche, et c’était l’infini. J’avais la bouche sèche et la gorge nouée. Je n’avais jamais rien vu d’aussi grand. Un court sanglot a secoué mes épaules. J’avais presque froid. J’ai jeté à terre ma casquette verte et mon fusil à fléchettes et je me suis lancé dans la pente.

Je courais. Mes jambes s’enfonçaient dans le sable jusqu’aux mollets. Mes enjambées devenaient de plus en plus longues et rapides. Je courais. J’avais l’impression de voler. J’écartais les bras, bien tendus, les paumes des mains tournées vers le sol. Je faisais l’avion. Je courais. Quand j’arrivai sur le plat du sable sec, sous le choc, mes jambes fléchirent d’un coup mais, par un effort qui me fit mal aux cuisses, je réussis à poursuivre ma course sans tomber. Je courais. Je franchis la plage de sable sec en dix foulées. Je sautais la barre des algues dans l’élan et sans effort. Je courais. Quand le sable dur et mouillé vint frapper la plante de mes pieds, j’accélérai encore. Je courais. Sans dévier, je traversais les flaques d’eau. J’en faisais jaillir des gerbes qui venaient tremper mon pyjama et le collait à mes jambes. Je courais. Des oiseaux blancs s’écartaient de ma route en hochant la tête et s’envolaient pour se poser à nouveau un peu plus loin. Je courais. Je crois que je criais aussi, un seul long cri sans modulation qui allait jusqu’au bout de mon souffle et que je reprenais aussitôt achevé. Je courais. Mon arrivée dans l’eau me força à lever les genoux de plus en plus haut puis à ralentir. Mais je courais encore. Je jetais mes jambes de droite et de gauche en sautant par-dessus les minuscules vagues. Je dus ralentir encore. J’inclinai mon bras droit vers le sol et mon bras gauche vers le ciel et j’effectuais un long virage sur la droite au bout duquel je m’arrêtais, essoufflé, plié en deux sur un point de côté.

J’avais de l’eau jusqu’aux genoux. Les mains sur les hanches, je marchais lentement vers le large, dans cette eau tellement chargée de sable en suspension que je ne voyais même pas mes doigts de pieds. J’avançais encore. Une vague un peu plus haute vint mouiller le bas de ma veste. Des masses d’eau de plus en plus puissantes enveloppaient mes jambes en tous sens.

C’est au moment où je sentis un premier frôlement juste derrière mon genou que je réalisai enfin que j’étais dans la mer. Un frisson me parcourut et je reculai vers le rivage en sautillant d’une pointe de pied sur l’autre.  Un autre frôlement. Sans  doute un tentacule du calmar géant du Capitaine Nemo. Terreur.

C’était un poisson. Je venais de voir son dos affleurer à la surface. Il était à peine plus grand que ma main. J’arrêtai ma fuite en arrière. Je mis mes poings sur les hanches et me campais solidement sur mes deux jambes un peu écartées pour mieux résister aux poussées désordonnées des remous. A chaque nouvelle vague, l’eau montait un peu plus haut sur mon corps, cuisse, ceinture, poitrine, mais je me forçais à demeurer parfaitement immobile lors de chaque passage.

Je sentais peu à peu mon cœur ralentir et ma peur disparaitre. Je sentais sans dégout le sable s’infiltrer entre mes orteils tandis qu’ils s’enfonçaient doucement dans le sol. Je sentais dorénavant sans crainte de multiples frôlements sous-marins, poissons, algues, tourbillons de sable, épaves, je ne savais pas. Je sentais avec plaisir le puissant brassage que la marée montante exerçait sur mes jambes.

Derrière chaque vague, une étendue d’eau grise était parcourue de sombres remous qui charriaient des petits chapelets d’algues noires ou d’indéfinissables épaves. Quand la vague suivante se précipitait pour venir la recouvrir, quand elle allait m’atteindre au niveau de la taille, je me dressais sur la pointe des pieds et levais les bras au-dessus de l’eau pour garder mon équilibre. Je me retournais pour la regarder filer vers la plage dans un  long bruissement qui s’affaiblissait. Dos tourné vers le large, je m’arc-boutais contre la force du courant. Quelquefois, l’eau passait par-dessus mes  épaules. Ensuite, je me tournais à nouveau face à l’océan, prêt à affronter l’assaut suivant.

Je n’avais plus peur. J’étais dans l’eau, dans la mer, jusqu’à la ceinture, et je n’avais pas peur. Emerveillé par mon propre courage, je restai longtemps à braver les vagues qui maintenant me cachaient l’horizon.

Mais bientôt, je sentis le froid que ma veste détrempée plaquait  sur mes épaules et sur mon dos. Je fis demi-tour et marchai vers la plage, face au soleil, les bras légèrement écartés, mes mains à plat frôlant la crête des vagues, comme pour affirmer ma domination définitive sur la mer.

Une fois sorti de l’eau, je m’assis sur le sable mouillé face à la mer, le menton posé sur mes genoux repliés dans le cercle de mes bras. Je fixais l’horizon mais ne le voyais pas. Je pensais que j’avais marché dans la mer, presque nagé, j’avais touché des poissons, des algues, des choses étranges et invisibles et j’avais survécu, intact. Aucun monstre gluant, aucune hydre hérissée ne m’avait entraîné dans les profondeurs pour me déchiqueter à son aise. Je me sentais puissant, dense, heureux, plein, vivant. Je me promis que, plus jamais, je n’aurai peur de rien.

J’observais les franges des vagues mourantes qui montaient vers  moi  en  remplissant les rides du sable et qui venaient disparaitre  à mes pieds en n’y laissant que quelques bulles frémissantes. De temps en temps, je me levais et je reculais pour aller m’asseoir un peu plus haut, toujours rejoint par les vagues. J’avais enlevé ma veste et retroussé les jambes de mon pantalon de pyjama. Le soleil chauffait mon dos et un vent léger rafraîchissait mon visage. Je sentais des odeurs inconnues, mélange de fraîcheur salée et de chaleur soufrée. Quand une longue vague finissante venait mouiller mes jambes allongées, je la laissais faire. Et quand elle se retirait, j’appuyais mes deux mains à plat sur le sable, et la mer, en se retirant, y enfonçait mes doigts bien écartés.

Lorsque je me relevais pour la dixième fois, je vis qu’une large étendue d’eau me séparait maintenant de la plage. Pendant que je rêvais, l’eau montante m’avait contourné pour remplir un large creux que je n’avais pas remarqué dans ma première course vers la mer. Comme je restais hésitant sur le bord de sa minuscule falaise, une vague passa entre mes jambes pour se précipiter dans la petite mer fermée. Son bord était abrupt, mais l’eau y était tiède et encore peu profonde. Je la traversai sans trop de peine et arrivais à nouveau au sec. Bientôt, chaque nouvelle vague atteignait la petite mer qui finit par disparaitre.

Et puis, le spectacle changea. L’aspect de la mer n’était plus le même. Le vent s’était un peu levé. L’eau grise de la marée basse avait disparu. Elle avait laissé la place à une immense surface bleu foncé qui s’étendait sous le ciel jusqu’à l’horizon. La pente du sol s’était raidie et des rouleaux commençaient à se former près de la plage. Avançant lentement vers le bord, ils roulaient brièvement sur eux-mêmes et claquaient sèchement sur le sable pour se retirer immédiatement.

Apres un calme un peu plus long entre deux vagues successives, je vis un rouleau grandir et se dresser devant moi. Il avançait inexorablement, presque menaçant,  au point qu’il semblait vouloir monter sur la plage pour me renverser et m’emporter. Mais bien avant cela, une frange blanche apparut sur sa crête et se mit à glisser sur la pente dans un bruit de torrent. Puis la vague  se retourna sur elle-même pour exploser à grand bruit sur le sable où elle rebondit en faisant naître des jets d’eau trouble et de vapeur et des nuages d’écumes.

Cette première vague, première vraie vague, était d’une autre nature que celles que je venais d’affronter victorieusement. Vague puissante, vague impressionnante, irrésistible. Elle se retira dans un bruit de succion et, dans un grand mouvement de recul, elle partit à la rencontre de la vague suivante qu’elle redressa encore davantage. Un instant ralentie, celle-ci reprit son avance vers le rivage et explosa à son tour. Mais au lieu de se retirer comme la précédente, elle se mît à avancer vers moi si vite que je n’eut pas le temps de reculer. L’eau me prit à la hauteur des cuisses et me faucha les jambes. Je tombais violemment, roulé dans les remous, bousculé, aveuglé, abreuvé et assourdi par les tourbillons, poussé vers la plage puis tiré dans la pente. Je réussis pourtant à me redresser sans trop de peine, d’abord à quatre pattes, puis debout. J’avais lâché ma veste et mon pantalon était tombé aux chevilles. Abasourdi, je remontais vers la plage quand une nouvelle vague m’attrapa par derrière à la hauteur des genoux et me fit tomber sur les fesses. En me relevant à nouveau, je vis passer ma veste de pyjama entre deux eaux, mais je ne réussis pas à l’attraper.

Sorti de l’eau, défier les vagues devint tout de suite un jeu : avancer vers elles, les narguer, leur faire un pied de nez ou leur tirer la langue, puis reculer juste à temps pour leur échapper. Et puis de temps en temps, se laisser attraper, juste pour rire, juste pour voir, se laisser aller mollement dans les remous, puis reprendre pied, attendre la vague suivante, enfin, bras et jambes tendus, se laisser porter par elle vers la plage, et glisser sur l’eau jusqu’à ce que mon ventre vienne frotter le sable du rivage mêlé de petits coquillages éclatés.

La matinée passait, merveilleuse, excitante, épuisante, mais je n’avais aucune idée du temps pendant lequel j’étais parti. A tout hasard, je décidais de rentrer et je me tournai vers la dune.

Au-dessus de moi, des gens en chemise la descendaient avec d’infinies précautions, portant des sacs, des seaux, des pelles, des parasols et même des enfants, tandis que d’autres la dévalaient comme je l’avais fait un peu plus tôt. J’avais faim et soif. Le versant était maintenant en plein soleil. La pente était forte et pour la remonter, je dus m’aider de mes mains presque tout le temps. Arrivé en haut, je retrouvai ma ridicule casquette verte et mon risible fusil à fléchettes et, quand je traversai à nouveau la petite vallée surchauffée, je n’étais plus le cow-boy perdu de l’Arizona, mais un garçon fatigué et serein. Je pensais à toutes ces choses que j’allais pouvoir raconter tout à l’heure : le soleil et les dunes, les genets et les branches mortes, les oiseaux, les poissons, et mon combat contre les gigantesques vagues.

Alors que je descendais la dernière pente et que j’arrivais dans l’ombre des pins du jardin, j’entendis :

-Ca y est ! Je l’ai trouvé ! Il est là !

C’était Zoë qui criait en courant vers moi.

-Mais qu’est-ce que tu as fichu ? Tu étais où ? Ça fait des heures que tout le monde te cherche ! Ben mon vieux ! Les parents sont fous… Tu vas voir l’engueulade !

Je redressai les épaules et marchai calmement vers la maison. En passant devant Zoë sans la regarder, je dis gravement :

-Je suis allé dans la mer…

995-LA plage

 

3 réflexions sur « Première vague »

  1. BRAVO Philippe pour cette description qui m’a tenue en haleine jusqu’au bout….je ne me serai pas vue m’aventurer si loin au même âge!

  2. Pas facile dans l’histoire de séparer le réel de la fiction tant les descriptions sont elles bien réelles. Bravo! Heureusement que le Dimanche matin on a le temps de s’adonner à la lecture.

  3. Ce mélange de fiction et de réalité me trouble beaucoup,c’est donc une réussite Mais quelques explications familiales vont t’être demandées!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *