Un couple inachevé (15)

5 minutes

Il aurait voulu pouvoir étaler tout cela devant lui, là, sur la table, tous les éléments de la société, les examiner avec calme et méthode, prendre des notes, dessiner des cercles avec des clients, des rectangles avec des moyens, des ellipses avec des objectifs, relier le tout par des flèches rouges et vertes et bleues et tirer de tout ça des orientations, des conclusions, une organisation, des actions,. Mais il lui manquait l’organigramme. Il ne pouvait pas travailler sérieusement sans ce foutu organigramme !
Il rabattit violemment l’écran de son PC et, abandonnant ordinateur et petit-déjeuner sur la table, il rentra dans la maison et retourna se coucher.

15 – Les petits souliers d’Aurélie

 Le lendemain matin, quand il arriva au bureau, il était presque dix heures. Il n’avait que peu dormi. Debout vers six heures, il avait volontairement trainé deux bonnes heures avant de prendre sa douche et de s’habiller. Déjà fin prêt à neuf heures moins le quart, il aurait pu aisément être au bureau à neuf heures comme c’était l’usage pour la Direction, c’est à dire pour son père et pour lui. Mais, inconsciemment, il voulait que cette première journée sans Bernard Combes s’organise aussi sans lui, sans qu’il ait à intervenir. Qu’ils se débrouillent, on verra bien ce que ça pourra donner ! Tête basse, engoncé dans son épais manteau aux revers relevés, il passa sans un mot devant la standardiste. La porte du bureau de son père était grand ouverte, comme un jour normal. Un peu plus loin dans le couloir, il croisa Fertin, le responsable de la maintenance, qui s’effaça pour le laisser passer. Jean-François affecta de ne pas le voir. Il sentait bien que ce n’était pas une bonne façon de commencer sa première journée de patron, mais il se dit qu’on mettrait son attitude sur le compte du chagrin. Il avait bien le droit d’avoir de la peine, quand même ! Il entra dans son bureau et s’y enferma. Trois minutes plus tard, sa secrétaire lui apportait son café.

— Bonjour Monsieur, dit-elle d’un ton compassé. Toutes mes condoléances… Nous aimions beaucoup Monsieur Bernard, vous savez…

— Merci, Françoise. Qu’est-ce que vous voulez…. C’est la vie…. Bon, écoutez, je ne vais pas pouvoir faire ma tournée dans l’Ouest, bien sûr. Faites le nécessaire pour tout annuler, les clients, les hôtels. Dites à Mercier que je l’appellerai dans la journée. Et surtout, soyez très aimable avec lui.

— Bien sûr, Monsieur. Mademoiselle Millon voudrait vous voir, si possible dans la matinée.

— Dites-lui de venir dans mon bureau dans une demi-heure. J’ai quelques affaires à régler avant.

Jean-François n’avait rien d’autre à faire que de recevoir Aurélie, mais il jugeait préférable d’avoir l’air occupé. Depuis des années, il savait qu’Aurélie était la maîtresse de son père, mais il ne lui en voulait pas. La veille, il avait même contrarié sa mère en refusant de « se débarrasser enfin de cette fille » comme elle le lui avait suggéré à plusieurs reprises au cours du week-end. Il était conscient du rôle important qu’Aurélie tenait dans la société et il espérait qu’elle pourrait l’aider à prendre l’entreprise en main.

— Mademoiselle Millon pensait que vous seriez mieux dans le bureau de Monsieur Bernard.

— D’accord, d’accord, répondit Jean-François sur un ton exaspéré. Dans le bureau de mon père, alors ! Dans une demi-heure !

A l’heure dite, quand Aurélie frappa à la porte du bureau directorial, Jean-François était prêt : sa veste était accrochée au porte-manteau, sa cravate noire était desserrée, son col de chemise ouvert et ses manches légèrement remontées. A gauche de son ordinateur, il avait posé le registre des Assemblées Générales et, à droite, une édition de l’organigramme de Combes & Fils. Il avait fini par le retrouver et il y avait porté au hasard quelques traits de crayon rouge. Il espérait donner ainsi l’image du patron efficace en plein processus de décision. Ainsi déguisé, il verrait bien ce que la jeune femme avait à lui dire.

De son côté, Aurélie était prête, elle aussi. Son objectif était de convaincre Jean-François, le nouveau patron de droit divin, de ne rien changer à l’organisation actuelle. Mais elle ne voulait surtout pas le brusquer.

— Bonjour Jean-François.

Dans l’entreprise, les gens des ateliers appelaient le fils Combes « Monsieur Combes » ou, pour les plus anciens « Monsieur Jean-François », mais ceux qui travaillaient dans les bureaux l’appelaient Jean-François, à part sa propre secrétaire dont il avait souhaité qu’elle l’appelle Monsieur.

— Bonjour Aurélie. Asseyez-vous, je vous prie.

— J’ai beaucoup pensé à vous pendant ce weekend, vous savez ? Ça a dû être difficile pour vous. Votre père était un homme tellement…, comment dire… tellement…

Aurélie était sincèrement émue. Après tout, Bernard Combes avait été son mentor et son amant depuis ses débuts dans la société. Elle l’avait bien aimé, Bernard.

— Je sais, Aurélie, je sais, dit Jean-François d’un air sévère. Toute la famille sait ce qui vous unissait à mon père. Ma mère m’en parlait encore hier soir.

Jean-François fut assez satisfait de sa réponse improvisée. Elle mettait la jeune femme dans une situation délicate et donc en position d’infériorité pour la négociation à venir. Parce que Jean-François était persuadé qu’Aurélie venait le supplier de ne pas la licencier. Tout en parlant, il avait rabattu d’un coup sec l’écran de son PC et s’était renversé dans le fauteuil de son père. Il poursuivit :

— Bien ! Qu’est-ce que je peux faire pour vous, Mademoiselle Millon.

Pas mal, le « Mademoiselle Millon », glacial à souhait ! Elle devait être dans ses petits souliers, la pauvre petite.

A SUIVRE

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