Un couple inachevé (12)

5 minutes

Après quelques mois de vacances, qu’il passa en grande partie avec Anthoine entre les propriétés de sa famille à Val d’Isère et à Bormes les Mimosas et quelques excursions en Italie, en Espagne et à Paris, Jean-François finit par se résoudre à rentrer à Saint-Yrieix pour annoncer à son père qu’il était désormais prêt à entrer chez Combes & Fils.

12- Heureux Jean-François

 La chose se fit en grandes pompes. Bernard Combes était tellement heureux d’accueillir son fils dans l’entreprise qu’il tint à organiser un cocktail auquel il invita tous les employés de la maison ainsi que ses principaux clients et fournisseurs. Un buffet avait été dressé dans l’atelier de finition. On avait ouvert en grand la porte à double battant qui donnaient sur le parking où Abadil, le magasinier, préparait des brochettes et des merguez sur un demi bidon de deux-cents litres transformé en barbecue. Bien que l’objet de la réunion ait été tenu secret, la nouvelle de l’entrée du fils du patron dans la boîte avait filtré, déclenchant les sarcasmes et les méchantes plaisanteries chez les plus aigris des employés. Mais Bernard surprit tout le monde en annonçant dans son discours de bienvenue que, si Jean-François, brillant diplômé de l’IHECMG, rentrait bien aujourd’hui dans l’entreprise, c’était au poste de magasinier.

— Rassure-toi, Abadil, dit gaiment Bernard. Tu n’as pas de souci à te faire pour ton emploi.

— Tu fais si bien les brochettes ! » ajouta-t-il, déclenchant un rire poli parmi l’assistance encore sous le choc de l’annonce.

Il poursuivit son allocution avec un discours qui était autant destiné aux employés qu’aux clients qui étaient présents. Au cours des années à venir, Jean-François, s’il s’en avérait capable, mais personne ne pouvait en douter, occuperait successivement tous les postes de travail de l’entreprise, magasinier, opérateur de machine, chef d’équipe, comptable, délégué commercial, et cela tout le temps qu’il faudrait pour acquérir sur le tas l’expérience qui lui permettrait un jour – mais pas trop tôt quand même, hein ! ah ! ah ! – de diriger l’entreprise. La Maison Combes & Fils resterait ainsi familiale, condition nécessaire au sérieux de la gestion pour le développement de l’entreprise, la sécurité de l’emploi, la qualité des produits et la satisfaction des clients.

Debout derrière son père, Jean-François faisait des efforts pour afficher un enthousiasme qu’il ne ressentait pas du tout. Il n’avait pas fait toutes ces études, il ne s’était pas donné tant de mal à passer examen après examen pour se retrouver en bleu de travail derrière une machine à polir et, avant la réception, il l’avait fait savoir à son père.

­— Écoute, Jeff, avait répondu Bernard Combes. Tu es mon fils et je t’aime beaucoup, mais ne viens pas me la faire avec ton école de commerce de Carpentras. Ce n’est pas Polytechnique, quand même. Combes & Fils, ce n’est peut-être pas PSA, mais ce n’est pas non plus le plombier du coin. C’est plus compliqué que tu ne crois de diriger une PME. Quand ton grand-père m’a repassé le flambeau, il a fallu que je… Mais ça, tu le sais déjà. En tout cas il n’est pas question que tu entres tout de suite à la direction ; tu dois apprendre, apprendre et grimper, ne serait-ce que vis à vis des employés. Magasinier, ouvrier, chef d’équipe, et la suite… C’est ça, ou passer au moins deux ans chez mon ami Saint-Loup. Deux ans à Béthune, à fabriquer des pare-chocs en plastique, ça te plairait ? Non ? Bon !

Sur la promesse tacite que la période atelier de sa formation serait la plus brève possible, Jean-François avait accepté les conditions de son père et c’est pourquoi il restait debout derrière lui à danser d’un pied sur l’autre en essayant de prendre une attitude confiante et volontaire. Son père avait pensé un moment lui demander de dire quelques mots mais, au dernier moment,  il y renonça.

En fait, après six semaines passées avec Abadil et huit mois derrière une machine, Jean-François avait sauté le poste de chef d’équipe pour entrer dans les bureaux. Après tout un semestre aux côtés du chef comptable, il était devenu Délégué Commercial, ce qui revenait en fait à être Sous-Directeur Commercial puisque le Service des Ventes, comme on l’avait toujours appelé depuis Etienne Combes, se composait en tout et pour tout de Bernard Combes, du Délégué Commercial et d’une assistante. Avec bonheur, il se mit à parcourir la France au volant de sa BMW série 1. Il adorait dessiner un itinéraire à travers une région, organiser son déplacement, préparer sa valise, se lever tôt le lendemain matin et partir. Était-ce dû au plaisir qu’il ressentait d’être seul dans sa jolie petite voiture, de rouler à travers la France, de passer d’hôtel en hôtel, ou était-ce dû au talent qu’il révéla pour mettre à l’aise les clients quand il les invitait au restaurant et pour présenter son catalogue et ses échantillons avec enthousiasme et conviction ? Toujours est-il qu’il se révéla efficace dans son rôle de vendeur. Il obtint même quelques succès notables qui lui valurent finalement les félicitations de son père. Il fut nommé Directeur Commercial avec augmentation de salaire et voiture de fonction. Il choisit une Audi Q4 Quattro, plus sûre sur les routes d’hiver. Il rencontra bientôt une jeune fille de la bonne société de Limoges qu’il épousa six mois plus tard. Deux enfants, Paul et Louise, naquirent en trois ans. Il habitait une belle maison de ville et réfléchissait à se faire construire une piscine. Les affaires ne marchaient pas trop mal et son père lui laissait de plus en plus la main sur toute la partie commerciale. D’Audi Q4 en BMW Série 5, de club de tennis en club de golf, de vacances à Oléron en longs week-ends à Méribel, de déjeuners d’affaire à Clermont-Ferrand en voyages de prospection en Provence, Jean-François aimait sa vie. Il aimait sa vie, sa femme, ses enfants, sa maison, son métier, son père, sa voiture, son chien. Bref, il s’aimait bien. Il avait trente-sept ans et il était heureux.

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