Un couple inachevé (6)

temps de lecture : 6 minutes

Elle vint au bureau de moins en moins et finit par ne plus venir du tout. Des amis lui conseillèrent de s’inscrire comme auditrice libre aux cours d’histoire de l’art l’École du Louvre, ce qu’elle fit, pleine d’espoir. Elle choisit le cours de spécialité n°32 : Histoire du Cinéma, pensant que ce serait plus amusant que l’archéologie de la Gaule. Elle subit toute une année de conférences sur le thème du Nuage dans le cinéma et s’ennuya énormément. Et depuis, elle continue. Elle regarde pousser ses ongles.

6 – Samedi matin

Et voilà donc Olivier et Céline, en ce samedi matin, de part et d’autre de cette table de la Maison Marie, au 222 de la rue Saint-Jacques à Paris. Ils ne se parlent pas, il ne se regardent pas. Ils sont tranquilles, chacun plongé dans son magazine.

Cela fait bien quatre fois qu’Olivier reprend la lecture de l’article que l’Équipe du Weekend consacre à l’importance de soigner sa vitesse au putting, mais au bout de quelques lignes, ses pensées s’éloignent du green pour revenir immanquablement à Etienne Combes & Fils. <<…soyez à l’aise. Trouvez une position assez confortable, les yeux derrière la balle et sur la ligne de jeu. Vous pouvez ouvrir légèrement votre stance…>>

— Et d’abord, ce nom ! pense Olivier. « Etienne Combes » ! « et Fils », en plus ! Il va falloir changer ça. Peut-être un nom à consonance grecque, Mnimis, la mémoire, un truc dans le genre, personne ne comprend et ça fait sérieux, ou alors un nom totalement inventé, créé par un ordinateur, de manière aléatoire, un truc comme KRUST ou SREGOS, on en sort une cinquantaine et on choisit. Mais pas tout de suite, il ne faudrait pas effrayer la clientèle — il n’y a pas grand-chose de plus conservateur que le secteur des Pompes Funèbres — mais il faudra le changer, ce nom, surtout si on veut passer à l’export. <<…la balle doit suivre le « rail » tracé par votre mouvement le plus longtemps possible, la montée est assez courte, lente et la descente accélérée à l’impact…>>

— Bon, le nom, ce n’est pas urgent. On verra dans six mois, dans un an. Je demanderai conseil à Verdurin. Ce qu’il faut que je prépare très vite, c’est ma présentation au personnel des changements de fabrication. Il va falloir leur faire avaler l’abandon progressif de la céramique pour le plastique et le carbone, l’arrivée du centre d’usinage que je viens de commander au Japon et surtout la suppression à court terme de deux fraiseuses, deux tours, d’une polisseuse et d’un four et des six ou sept emplois qui vont avec. Ça ne va pas être facile, mais on n’a pas le choix, il faudra en passer par là. Pour que le centre d’usinage puisse tourner en deux postes, il faudra au moins trois opérateurs, peut-être quatre. À vérifier. Parmi les partants, je ne vois que Cottard qui puisse suivre la formation nécessaire. Les autres sont vraiment trop nuls. Il faudra trouver au moins deux techniciens à l’extérieur. Bon, je pourrai réfléchir à tout ça demain en voiture. <<…position assez confortable, les yeux derrière la balle et sur la ligne de jeu. Vous pouvez ouvrir…>>

 — Merde, j’ai déjà lu ça, non ? … et l’autre, là, avec son jus d’épinards et son Figaro Madame. Non mais, regardez-moi ça ! Des îles perdues en plein milieu du Pacifique !  Vous allez voir qu’elle va me dire qu’il faut absolument qu’on y aille, que ça sera merveilleux de voir ces îles avant que l’Océan ne les engloutisse, toute une nation qui disparait, l’Atlantide des temps modernes. Mais moi, je n’en ai rien à faire de l’Atlantide des temps modernes. J’ai une usine à faire tourner, moi, et pas moderne du tout, en plus. Et puis, même si je l’emmenais là-bas, je suis sûr qu’elle s’ennuierait au bout de deux jours. Elle s’ennuie à la plage, au golf, au tennis, à cheval, aux sports d’hiver, dans les musées… Elle s’emmerde en Nouvelle-Calédonie, à Bordeaux, au Pyla, à Paris. Ça va faire douze ans qu’elle s’emmerde… et presque autant qu’elle m’emmerde. Il n’y a pas de raison que ça s’arrête. Heureusement, il y a Aurélie. <<…Quand vous lisez le green, positionnez-vous derrière la balle, et baissez-vous pour voir la ligne ou courbe à suivre. Puis regardez la distance en vous positionnant sur le côté et vous apprécierez ainsi la vitesse à donner à votre swing…>>.

— Bon, le programme : demain soir, dîner au Novotel, pas de temps à perdre à chercher un restaurant en ville. Il faudra quand même qu’un jour, j’emmène Aurélie dîner à La Chapelle Saint Martin. Verdurin m’a dit que c’était de la grande cuisine et que les chambres n’étaient pas mal du tout. Mais pour demain, ce sera encore le Novotel. Le programme : lundi, réunions toute la journée ; le matin, première heure avec Aurélie pour examiner la partie Achats de la compta, et puis, dix heures, les délégués du personnel, ensuite vers 11heures, 11h30, le technicien d’ELSTIR pour le devis d’installation du centre d’usinage. Déjeuner avec la banque et l’après-midi, rebelote avec tout le personnel. Ça promet d’être chaud, mais on va y arriver. Mardi matin, rendez-vous à Limoges avec l’agent d’AXA et puis retour sur Paris dans l’après-midi. <<…trouvez une position assez confortable, les yeux derrière la balle et sur la ligne de jeu…>>

 — Merde ! Encore ! La barbe, le golf… Non, ça fait un programme un peu trop chargé. Je devrais peut-être décaler AXA et rester un jour de plus. Et puis ça me permettrait d’aller revoir la petite maison près de Saint-Hilaire. J’ai bien envie de la louer à l’année, cette baraque. Isolée au bord d’un étang, tout le confort moderne, à peine dix kilomètres de l’usine. Si je veux développer cette boite, il va falloir que je vienne plus souvent et que je reste plus longtemps. Ça me ferait un pied à terre. Parce que le « Novotel-Limoges-le-Lac », ça va cinq minutes. Et puis ces allers-retours entre Paris et Limoges en voiture, c’est crevant. <<…Après sa très convaincante victoire en trois sets (6-1, 6-2, 6-4) sur De Minaur, Nadal s’estime en progrès de jour en jour depuis le début du tournoi…>>

 — Et puis pour passer du temps avec Aurélie, ça serait quand même plus discret que le Novotel.

A SUIVRE

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *