La plus secrète mémoire des hommes – Critique aisée n°227

Critique aisée n°227

La plus secrète mémoire des hommes
Mohamed Mbougar Sarr – Prix Goncourt 2021
Editions Philippe Rey – 459 pages – 22€

Il y a presque un mois, le 28 février dernier, dans « À bord du Goncourt(1) », je vous avais donné les premières informations disponibles sur le déroulement de ma croisière à bord du dernier Goncourt, La plus secrète mémoire des hommes.
Les nouvelles n’étaient pas excellentes, il faut bien le dire. Les gros rouleaux de la langue africaine avaient fait naitre en moi un léger mal de mer et le vocabulaire très spécifique du commandant de ce bateau surchargé commençaient à m’indisposer.
Mais j’avais payé mes 22 euros pour la traversée et, malgré un mauvais pressentiment, je ne voulais pas renoncer si tôt à mon voyage. Prenant le livre et mon courage à deux mains, je poursuivis donc la croisière.

La mer s’était un peu calmée et le voyage s’annonçait plus confortable quand, page 75, un écueil apparut au milieu des vaguelettes d’un océan assagi :
(…) Au dessert, l’ambiance se détendit et Béatrice mis de la musique. Ritualités, spiritualités : on s’offrît d’abord aux secousses galvaniques de la nuit à peine nubile, verte comme une jeune mangue. Puis tout s’adoucit ; la lune mûrit, prête à tomber du ciel. Nous pendions aux bras d’heures cotonneuses, vestibules de somptueux rêves qu’on ne faisait qu’à condition de rester éveillé.(…)

La métaphore maritime filée jusqu’à présent ne me permettant pas de décrire aisément mon état d’esprit quand je lus cette phrase, je vais l’abandonner provisoirement.
Secousses galvaniques… nuit nubile… comme une jeune mangue… bras d’heures cotonneuses…, vestibules de somptueux rêves…
Quand je lis des trucs comme ça, une succession de métaphores épaisses nourries d’adjectifs rares, j’ai une tendance naturelle, un tropisme aurait dit le commandant Sarr, à me demander si c’est de l’art ou du cochon. L’auteur veut-il nous en mettre plein la vue, nous faire le coup de Salammbô ? Et s’il le fait, est-ce par pédantisme, par prétention ou par naïveté ?
Naïveté ? Compte tenu de la qualité formelle des phrases que j’avais lues jusque là, j’avais à peine du mal à croire que ce soit la véritable raison de cette débauche verbale à la limite de la parodie.
Pédantisme ?  C’était envisageable avec la formation du monsieur à l’École des hautes études en sciences sociales du Boulevard Raspail à Paris.
Prétention ? Peut-être, mais à courant alternatif alors, comme on le verra plus loin avec le prochain extrait.

Et maintenant, retour à la mer :
J’avoue que le passage du navire en plein sur cet écueil aux algues lourdes et visqueuses m’avait secoué. On pouvait craindre le pire pour les 384 pages qui restaient à parcourir. Mais, ce n’était pas le moment d’abandonner le navire : aucune côte n’étant alors en vue et je n’avais pas de bouée de sauvetage.

Je me réinstallai donc sur le pont supérieur et repris son mon erre le voyage et ma lecture. Et voici que, vingt pages plus loin, le vaisseau fit escale sur une île aux phrases plus accueillantes qui me rassurèrent sur la personnalité du commandant.
(…) Sanaa nous a invité chez lui ce soir. J’y suis allé sans réelle envie, en pensant à la vanité de ce que j’écrivais, au mensonge de ce que j’écrivais, à l’écart entre ce que j’écrivais et la vie. Siga D. avait raison : du perchoir de mes discours sur ce qu’était où devait être la littérature, je m’élançais en grands vols de faucon au-dessus du monde ; mais ce n’était que des vols de parade et non de combat, de divertissantes exhibitions circassiennes au lieu de luttes à mort. Je m’abritais derrière la littérature comme derrière une vitre ou un bouclier ; et de l’autre côté se tenait la vie : sa violence, sa corne, ses coups de bélier à l’estomac. Il faudrait bien se découvrir et faire face, se tenir prêt à encaisser les gnons et, peut-être, à les rendre. Il allait bien falloir un peu de courage ; pas de marchandages, pas de trucs, pas d’arrangements ; du courage seul. C’était le prix.(…)
Malgré ses exhibitions circassiennes, il restait donc lucide, le pacha. Il s’était posé bien avant moi la question de l’authenticité et de la vanité de ses écrits. Si cette clairvoyance me rendait plus fréquentable ce Capitaine Achab, car je préfère toujours les gens qui doutent, j’hésitais quand même à aller avec lui jusqu’au bout de sa recherche de lui-même.
C’est alors qu’à quelques encablures à peine de la page 135, apparut un petit dériveur léger, dernier sorti de chez Philippe Delerm. Je sautai à l’eau et nageai résolument vers le youyou en me répétant cette vieille maxime de lecteur versatile : La vie est trop courte et ce livre est trop long !(2)

Note 1 : pour lire « A bord du Goncourt », veuillez cliquer dessus, merci.
Note 2 : merci Beigbeder pour cet aphorisme. 

 

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