La Mitro 7 – Félix

7. Félix

Je commençais à m’ennuyer ferme, là, coincé entre le maire et les gendarmes d’un côté et la foule qui poussait de l’autre. Je ne voyais plus rien. C’était pas juste, parce qu’après tout, c’était quand même moi qui étais là le premier. Comme personne ne faisait attention à moi (personne ne fait jamais attention à moi), à un moment, je me suis glissé entre les jambes de tout ce monde, j’ai longé le mur de la mairie et je me suis accroupi derrière les deux grosses poubelles à roulettes qu’ils ont mises là pour que les gens viennent y jeter des trucs : dans la jaune, le plastique, et dans la verte, le verre. Les gens, ils y mettent bien tout ce qu’ils veulent, et vas-y le verre dans la jaune, et vas-y le plastique dans la verte, et les vieilles chaussures, et les journaux, et même les crottes de chien dans les deux, même que le maire, il est pas content parce qu’après, il faut trier. Mais pour me cacher tout en étant aux premières loges, c’était drôlement pratique. De mon poste d’observation, juste à côté et au-dessus de la porte en fer, je pouvais tout voir et tout entendre tranquillement assis par terre.

Pour le moment, il se passait plus rien : monsieur Cabanis était parti chercher madame Mueller, et tout le monde attendait la suite en bavardant, un peu comme pendant la publicité à la télévision. Il se passait tellement rien qu’avec la chaleur qui montait, j’ai bien failli m’endormir. Mais les gens dans la foule ont recommencé à faire du bruit et je les ai vus arriver vers moi : Monsieur Cabanis disait à sa sœur qu’il allait lui ficher une danse si elle n’arrivait pas à faire sortir le Parisien tout de suite. Alors elle s’est approchée de la porte, elle a toqué doucement :

       —Gérard, c’est moi…

Elle est jolie, madame Mueller. Qu’est-ce qu’elle est jolie ! Et elle est toujours bien habillée et bien coiffée. Elle a des cheveux blonds dorés qui descendent sur ses épaules en centaines de petits frisotis. Quand elle enlève ses lunettes de soleil, on voit que ses yeux sont bleus comme les autobus d’Aubagne. Elle porte toujours des petites robes courtes en tissu très léger de toutes les couleurs qui lui collent à la peau. Elle a aussi de jolies chaussures avec des talons hauts comme une marche d’escalier et des lacets en cuir. Je l’aime bien, madame Mueller. Et je crois qu’elle m’aime bien aussi. Elle me l’a dit. Si, c’est vrai. Elle m’a dit un jour : « Je t’aime bien Félix, tu es gentil. Grandis encore un peu et on pourra s’amuser tous les deux.» Si, c’est vrai ! Alors, ce vieux crétin de Cabanis, s’il veut lui taper dessus, moi, je le laisserai pas faire.

       —Gérard, c’est moi. Ouvre ! qu’elle répète gentiment.

Comme l’autre, il répond pas, elle insiste.

       —Ouvre, s’il te plait. J’ai des choses à te dire, mais je peux pas le faire à travers cette fichue porte. Allez, ouvre.

       —Non, tu es une sale garce et je veux plus te voir. Je vais me faire sauter. Dis à tout le monde de s’éloigner, et toi, écarte-toi ! Ça va péter.

       —Fais pas ça, mon chéri, je suis juste à côté de la porte. Écoute, je te propose : tu ouvres et c’est moi qui entre. Comme ça on pourra parler tranquilles. J’ai des choses importantes à te dire. J’ai été méchante et je regrette. Je voudrais t’expliquer…

       —Méchante ! Tu appelles ça être méchante ! Coucher avec toute la ville ! Eh bien, tu ne manques pas de culot !

       —Mais non, c’est pas ça. Laisse-moi entrer, je vais t’expliquer. C’était des histoires. Je t’ai raconté des histoires, je t’ai jamais trompé, je te jure.

       —Martine, tu te fous encore de ma gueule. Tu m’as tout avoué tout à l’heure, à la maison !

       —Mais c’était des histoires, j’étais en colère. Laisse-moi entrer, je vais t’expliquer.

J’entends des frottements à l’intérieur, puis la clé qui tourne dans la serrure, un tour, deux tours, la porte s’entrouvre et Gérard passe la tête :

       —Si tu me racontes encore des fariboles, je te préviens, je te fracasse !

Madame Mueller lui répond par un joli sourire, timide et doux. Le Parisien hésite un peu, puis il ouvre un peu plus largement la porte. Avant d’entrer, elle chuchote à son frère :

     —Va-t’en, Elzéar. J’ai besoin de lui parler seul à seul. Va dire au Maire qu’on sortira tranquillement dans vingt minutes, pas plus.

Elle entre et il referme derrière elle. J’entends à nouveau les deux tours de clé et je vois Monsieur Cabanis qui remonte la rue vers le maire, les gendarmes et la foule. Maintenant, ça parle à l’intérieur, mais je n’entends plus grand chose. Je sors rapidement de derrière mes poubelles, je saute la balustrade et me retrouve en bas de l’escalier. Je colle mon oreille contre la porte. Ça y est, j’entends mieux :

       —… ta faute, aussi ! Tu m’avais traitée de salope. J’étais furieuse, alors, j’ai voulu me venger et je t’ai raconté n’importe quoi. Tu le sais bien que je t’ai jamais trompé. Enfin, réfléchis, tu t’en serais rendu compte, quand même. Tu n’es pas idiot.

       —Je sais pas…Mais tous ces hommes que tu m’as dit, là, tu as tout inventé ?

       —Ben, …oui…enfin, non…enfin, pas tout à fait.

       —Hein ? Comment ça, pas tout à fait ?

     —Ben oui, quoi ? Enfin, je devrais pas te le dire, mais puisqu’on se dit tout… Ces messieurs, là, le maire, Pétugue, le député, Fernand, c’est tous des amants d’Angèle.

         —Quoi ? Angèle, la femme d’Elzéar ?

         —Tout juste, Angèle, la femme d’Elzéar, ma belle-sœur.

Derrière ma porte, je suis tout estomaqué. Angèle, la femme à monsieur Cabanis ! Mais c’est un vrai cabestron ! Elle est tanquée comme une bouteille de Perrier et sa figure, on dirait une cougourde !

Mais Madame Mueller continue :

       —Pour ce qui est du maire, de Pétugue, du député et de Fernand, j’en suis sûre. C’est elle-même qui me l’a dit. Pour l’ingénieur de Paris, je sais pas. Mais je l’ai mis quand même, pour faire le compte.

       —Hé ben dis donc ! Quelle histoire ! J’arrive pas à y croire.

       —Comment ça, t’arrives pas à y croire ! Puisque je t’ai juré !

       —Mais si, mais si. C’est pas ce que je voulais dire, ma Bichette.

       — Bon, allez, viens par ici, mon gros lapin.

Je n’entends plus rien, sauf à un moment un éclat de rire. Au bout de dix minutes, Cabanis revient. Il est inquiet.

       —Qu’est-ce qui se passe ? qu’il me dit.

     —Je sais pas vraiment. Ça a l’air d’aller. Mais, elle lui a dit de drôles de trucs, quand même… J’ai tout entendu.

       —Quels trucs ?

A ce moment, on entend la clé tourner à nouveau dans la serrure. La porte s’ouvre. Madame Mueller sort en premier. Le Parisien est derrière. Il a sa main posée sur son épaule, comme un propriétaire. Il a l’air tout content, le salaud. Cabanis intervient :

       —Ah ben, c’est pas trop tôt ! Bon, maintenant que vous avez mis la révolution dans le pays, il faut que j’aille arranger les choses avec le maire et les gendarmes. Filez par là en douce. Rentrez chez vous et n’en sortez pas jusqu’à demain soir. Allez, zou !

Ils s’en vont. Monsieur Cabanis les regarde partir et se retourne vers moi :

       —Félix, qu’est-ce qu’elle lui a dit, la Martine, pour le faire sortir comme ça ?

       —Elle lui a dit que tout ça, c’était pas vrai, qu’elle lui avait raconté des fariboles pour le faire enrager. Elle lui a dit qu’elle l’avait jamais trompé, qu’elle le jurait, et tout ça…

       —Et c’est tout ? Et il l’a crue ?

       —Et non, et oui.

       —Qu’est-ce que ça veut dire ça, et non, et oui ?

       —Hé ben, et oui, il l’a crue, et puis et non, c’est pas tout.

       —Et c’est quoi, alors, le reste ? Raconte !

       —J’ai pas envie. Vous allez me taper.

       —Félix, ou tu me racontes, ou je te tape.

       —Je sais pas. Vous allez pas être content…

       —Félix…

Il a dit ça d’un ton menaçant. Je me dis que s’il veut vraiment savoir, c’est son affaire, pas vrai ? Alors, moi je raconte : Angèle et le député, Angèle et le maire, Angèle et Fernand, Angèle et Pétugue, Angèle et l’ingénieur. Pour faire bonne mesure, j’en rajoute même un peu : Angèle et le Docteur Tavel, et même, Angèle et mon père ! C’est vrai, ça ! Il m’agace à la fin, Cabanis, à vouloir tout savoir.

Au fur et à mesure que je déroule ma liste, je vois sa figure qui s’allonge et ses yeux qui grossissent. À un moment, il se laisse tomber assis sur une marche. Il se prend la tête dans les mains et se met à regarder ses chaussures.

       —Eh ben, voilà ! C’est tout ce qu’elle lui a dit.

Dans un long moment de silence, je passe d’une jambe sur l’autre en le regardant secouer lentement la tête. Et puis voilà qu’il se lève d’un seul coup, qu’il me bouscule pour rentrer dans son bureau et qu’il claque très fort la porte et donne deux tours de clé.

       —Monsieur Cabanis, monsieur Cabanis, qu’est-ce que vous faites ?

Alors, il me dit d’une voix toute bizarre :

     —Félix, approche-toi, et écoute moi bien…

 A SUIVRE

Le dernier chapitre (n°8), « La légende », paraitra demain

Une réflexion sur « La Mitro 7 – Félix »

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