La Mitro 4 – L’Alsacien

4.L’Alsacien

…Non, c’est vrai, ça c’est rien. Enfin, pas grand-chose…à côté du reste…

Mais quand même, dix ans de grosses plaisanteries derrière mon dos ou même devant moi sur ma façon de parler, de manger, de rire. Dix ans sans que jamais personne ne me propose une partie de pêche ou de boule ou même un simple pastis à la terrasse de chez Fernand…Dix ans, ça fait beaucoup. Bon, moi, je m’étais fait une raison : j’étais content parce que j’avais Martine. Martine, c’était la plus jolie fille de la ville, celle que tout le monde voulait. Eh bien, c’est moi qui l’avais eue, moi le gars du Nord, le Parisien. Je me souviens de Pétugue qui m’avait dit un jour au bistrot devant tout le monde : « Tu as de la chance, tu sais, Gérard. La Martine, tous les hommes de la ville lui ont couru après. » Et il avait ajouté avec un gros clin d’œil: « jusqu’à ce qu’elle s’arrête…  » Et tout le monde avait bien ri, et moi avec. Longtemps, je m’étais demandé ce qu’il avait voulu dire, le salaud. Maintenant je sais. C’était : « Jusqu’à ce qu’elle s’arrête de courir pour que les hommes la rattrapent. »

Mais, ça je l’ai compris que ce matin, quand je suis rentré de ma garde au lever du jour.

Toute la nuit, j’avais surveillé le Géant Casino. Installé confortablement dans ma Citroën break Évasion qui était garée sur le parking, j’avais assez bien dormi. Quand les premiers employés sont arrivés, je suis sorti de la voiture pour m’étirer un peu et prendre le frais du petit matin. Et puis, au lieu d’aller directement à l’agence comme d’habitude pour écrire mon rapport, j’ai senti monter en moi comme un petit besoin d’affection. Je me suis dit comme ça que ça serait bien de faire la surprise à Martine en la réveillant avec des croissants, que ça lui ferait bien plaisir, qu’elle serait gentille. Alors, je suis passé à la station-service, j’ai acheté deux croissants sous plastique, et je suis rentré à pied tout content.

Ça fait deux ans que j’ai acheté cette petite maison en bordure de la ZAC Marcel Pagnol. J’en ai pris pour trois cent douze mensualités. Bon, plus que deux cent quatre-vingt-huit. Martine, elle, elle voulait pas. Elle disait que c’était trop cher, qu’on pourrait pas acheter la belle décapotable, que ça nous empêcherait de voyager —elle veut absolument aller passer une semaine à Las Vegas pour rencontrer George Clooney— , et tout ça ! Moi, je lui disais que ce serait bien d’être chez soi, qu’on serait mieux que dans l’HLM de la cité Frédéric Mistral, qu’on pourrait avoir une chambre d’ enfant, et tout ça. Quand j’ai parlé de chambre d’enfant, j’avais bien vu qu’elle m’avait lancé un drôle de coup d’œil, mais sur le coup, j’avais pas fait attention. Elle voulait pas, c’est simple, elle voulait pas. Alors, j’ai tout signé tout seul. Quand je lui ai dit qu’on était devenu propriétaire, elle m’a plus parlé pendant trois semaines et m’a fait coucher sur le canapé pendant deux mois.

Bon, j’arrive devant notre maison et j’ouvre la porte du petit jardin qui donne sur la rue. Je dis jardin, mais c’est plutôt un terrain vague. Martine veut pas s’en occuper. Elle dit que ça lui abime les ongles. Et moi, avec mes horaires, j’ai pas le temps.

Bon. Alors, je traverse le petit jardin de devant et c’est là que je vois un type à cheval sur le grillage qui sépare notre jardin de derrière de celui du voisin. Le type, il porte un pantalon, une seule chaussure et il tient sa chemise à la main. C’est louche. A un moment, il se retourne et il me voit, figé, qui le regarde. Alors, coincé sur le grillage, il me fait un petit sourire, gêné. C’est louche.

Je l’ai reconnu. Je sais pas son nom, mais je l’ai reconnu. C’est l’ingénieur EDF qui est venu de Paris pour le chantier de la ligne haute tension. Qu’est-ce qu’il est venu faire dans mon jardin, celui-là ? C’est louche.

Je file vers la porte et j’entre dans la maison. Depuis le bas de l’escalier, j’appelle ma femme :

       – Martine ! Tu as vu ? Qu’est-ce qu’il fiche dans le jardin, l’ingénieur ?

Je lui ai dit ça sur un ton innocent, presque joyeux, sans arrière-pensée en tout cas. Elle apparait en haut de l’escalier, toute nue. Elle tient devant elle une toute petite serviette, presque un gant de toilette. Elle a l’air furieux. Bon sang, qu’elle est belle !

       – Mais qu’est-ce que tu fous ici à cette heure ? On n’a pas idée !

       – Oh, je t’ai réveillée ? Je suis désolée, ma bichette —c’est comme ça que je l’appelle : ma bichette— je t’ai apporté des croissants, que je lui réponds en montant l’escalier.

Elle recule dans le couloir vers la chambre tandis que j’avance vers elle, tout gentil, en lui tendant les deux croissants :

       -Tiens regarde ! Allez, bichette, recouche-toi, je vais te faire du…

Par-dessus son épaule, dans la pénombre des persiennes à demi-fermées, je vois le lit défait, je vois sa robe, son slip, son soutien-gorge et ses chaussures, éparpillés sur le sol. Et je me dis « que c’est joli, tout ça ! » Et puis je vois par terre près du lit les deux canettes de bière entre un cendrier plein et une chaussure d’homme. Le cendrier a débordé et des mégots sont tombés sur la belle moquette blanche que Martine avait choisie. Elle va pas être contente. La chaussure est un joli mocassin noir, avec des petits glands à franges sur le dessus. Ça doit coûter cher une chaussure d’homme comme ça. Une chaussure d’homme ?

       – …café…Quel con!

Il y a eu comme un coup de tonnerre dans ma tête, avec la lumière, le bruit et tout. Mes oreilles se sont mises à bourdonner et une énorme chaleur m’est montée au visage. Comme sur une photo surexposée, j’ai vu le type dans le jardin, Martine nue et furieuse, les canettes, la chaussure, tout…

       – Quel con ! Non mais, quel con !

J’ai avancé sur elle, je l’ai écartée pour entrer dans la chambre. A un moment, elle a dû avoir peur car elle a couru dans la salle de bain pour s’y enfermer. Je suis resté longtemps seul, devant le lit, à regarder les traces de la nuit. Peu à peu, le bourdonnement a cessé dans mes oreilles et la chaleur s’est retirée de mon visage. Je suis allé à la fenêtre et j’ai ouvert les persiennes : il n’y avait plus personne dans le jardin. Hésitant entre la colère, le désespoir et la douceur, j’ai fini par choisir la colère et je suis allé cogner du poing sur la porte de la salle de bain :

       – Ouvre, Martine, ouvre ou je casse la porte !

Comme aucun bruit ne provient de la salle de bain, je continue à taper sur la porte, longtemps, et de plus en plus fort. Finalement, une toute petite voix s’élève:

       – Gérard, arrête, tu me fais peur.

       – Ouvre la porte, garce, salope…

      – Mais, qu’est-ce qui te prend, Gérard ? Vraiment tu me fais peur. Qu’est-ce que je t’ai fait ? Qu’est-ce qu’il y a ?

       – Non mais, écoutez ça ! Il y a … il y a que tu as couché avec ce type !

       – Qui ça ? Moi ? Quel type ? Mais tu es fou !

     – Comment ça, je suis fou ? Et l’ingénieur dans le jardin, et les canettes par terre et la chaussure sous le lit ? C’est quoi, ça, de la folie peut-être ?

       – Ecoute, Gérard, dit-elle d’une voix douce, je ne sais pas ce que c’est que cet ingénieur, je connais pas d’ingénieur, je n’en ai même jamais vu d’ingénieur, je te jure. Pour ce qui est des bières, hé bien… c’est Viviane. Elle est venue hier soir pour me tenir compagnie. Tu comprends, moi, toute seule, tous les soirs, je m’ennuie…Et j’ai un peu peur aussi quelques fois. Alors, j’ai appelé Viviane et elle est venue. On a bu des bières et on a fumé en bavardant.

       – Mais, elle se fout de ma gueule en plus ! Tu te fous de ma gueule en plus ! Et la chaussure, c’est celle de Viviane peut-être ? C’est ça, hein ? C’est celle de Viviane ?

       – Ben non, idiot ! C’est une chaussure d’homme !

       – C’est bien ça, tu te fous de ma gueule.

       – C’est la chaussure de son mari. Elle me l’avait apportée pour me dire que tu devrais t’en acheter des comme ça. Elle l’a laissée pour que tu te fasses une idée.

       – Ah, ça ! Pour me faire une idée, je me suis fait une idée !

       – Oui, eh bien, elle est complètement idiote, ton idée. Enfin, Gérard, tu sais bien que je t’ai jamais trompé ! Et surtout pas avec un ingénieur ! Un parisien en plus ! Et que j’ai jamais vu, par-dessus le marché !

       – Ah ! Et comment tu sais qu’il est parisien ?

       – Mais c’est toi qui me l’as dit !

       – Je t’ai rien dit du tout.

       – Mais si. Et puis, de toute façon, tout le monde le sait qu’il est parisien, l’ingénieur. Je t’ai pas trompé, Gérard, jamais ! Je te jure, enfin…

Ça commence à s’embrouiller dans ma tête.

       – Mais enfin, quand même, tu avoueras que c’est bizarre tout ça, les bières, la chaussure… Et puis le gars qui sort du jardin de derrière en sautant le grillage…Ça donne à penser…

       – Écoute, Gérard, dit-elle en changeant de ton, fais comme d’habitude, ne pense pas.

On dirait qu’elle commence à s’énerver. Elle reprend :

       – D’abord, qu’est-ce qui te dit qu’il en sortait de notre jardin, hein ? Qu’est-ce qui te dit qu’il n’y rentrait pas ? Ça ne m’étonnerait qu’à moitié que tu l’aies vu en train de sortir du jardin du voisin et du lit de la voisine. Elle est chaude, celle-là. Je pourrais t’en raconter…

       – Tu crois ?

       – J’en suis sûre.

Elle s’énerve de plus en plus. J’aime pas ça.

       – Enfin, c’est elle, ou c’est moi ! Et tu vas quand même pas croire une trainée quand je te dis que c’est pas moi !

Je ne sais plus vraiment où j’en suis.

    – Gérard, je vais sortir. Tu es calme maintenant ? Tu as compris maintenant ? Tu as compris que le cocu, c’est pas toi mais le voisin ?

       – Ben…oui, je crois…

       – Bon, mon chéri, je vais sortir. Tu es gentil, hein ?

Mon chéri. Ça faisait longtemps qu’elle ne m’avait pas appelé comme ça.

Elle sort de la salle de bain, toute coiffée et maquillée. Elle s’est enveloppée dans une grande serviette rose. Elle passe dans la chambre, elle ramasse les canettes et le cendrier, elle jette tout ça dans la corbeille. Elle retape un peu le lit, ramasse le mocassin noir… « il faudra que je le rende à Viviane. « 

Epuisé par la dispute, je me suis laissé tomber dans la bergère Louis XV que j’avais eue pour pas cher après une garde de nuit chez Monsieur Meuble. Les jambes étendues en grand écart, les bras sur les accoudoirs, j’essaie de récupérer tout en la regardant s’habiller. C’est le spectacle que je préfère.

Alors, je sens comme un petit besoin de tendresse monter en moi.

 A SUIVRE

Le chapitre 5, « Martine« , paraitra demain… 

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