La cena di Pisa (2/2)

(…) Avec des gestes rapides mais précis, elle découpa la jupe, l’ôta du goulot et enfonça le sommelier dans le bouchon. Quand elle l’eut extrait sans un bruit, elle porta le bouchon près de son nez. Nous étions silencieux, attentifs, recueillis. Nous nous attendions à devoir désigner celui de nous trois qui devrait procéder avec componction à la première dégustation du Barolo et, après les simagrées d’usage, autoriser la sommelière à nous servir. Mais la jeune femme saisit de sa main gauche le verre qu’elle avait placé au milieu de la table et, de sa main droite, elle renversa la bouteille à la verticale au-dessus du verre, faisant glouglouter vivement le vin dans le goulot.

 2/2

J’avais déjà eu l’occasion d’observer cette énergique méthode de verser le vin dans un restaurant parisien connu pour le prix littéraire qu’on y décerne chaque année. Le sommelier à qui j’en avais fait la remarque m’avait assuré que c’était une excellente façon d’aérer le produit. Soit ! Notre sommelière aérait le produit. Elle l’aéra même en une telle quantité, que j’estimai alors à une quinzaine de centilitres, que le cinquième du contenu de la bouteille se trouvait à présent dans son verre. Tous les trois, ébahis, nous regardions faire la spécialiste. Elle porta le vin à ses lèvres, en but très peu, fit toutes les grimaces qui sont d’usage quand il s’agit de gouter un vin et prononça comme pour elle-même deux mots que je reconnus sans peine : è buono. Puis, changeant de ton, elle lança vers le fond de la salle quelque chose comme : « Eh ! Alfredo ! … blablabla… Barolo ! »

Un homme apparut dans l’encadrement de la porte de la cuisine. C’était Alfredo, sans aucun doute, le patron de l’établissement : plutôt enveloppé, petit et rond, moustachu vif et souriant, il me fit penser au regretté Dario Moreno. Sur un pantalon noir, il portait une sobre chemise blanche et, dans sa main, un verre identique à ceux qui se trouvaient déjà sur notre table. Après nous avoir salué joyeusement, il tendit son verre à la demoiselle qui, aussitôt, aéra à son profit une bonne quinzaine de centilitres de vin. Les yeux fermés, Alfredo porta le verre à son nez et après l’avoir respiré avec recueillement, en but une petite gorgée. Puis il rouvrit les yeux et s’adressant à Fabiola : « Blablabla… e vero e molto bueno questo Barolo ! »
La jeune femme, se sentant ainsi autorisée à nous servir, aéra le reste de la bouteille  équitablement entre nos trois verres.

Subjugués par le cérémonial, nous portâmes enfin le vin à nos lèvres et chacun de nous fit comme il put pour rendre un juste hommage au nectar du Piémont sous les regards approbateurs de Fabiola et d’Alfredo, qui ne tardèrent pas à se retirer à l’office, sans doute pour finir leur verre entre professionnels.

Cette surprenante manière de gouter le vin avant de le servir au client nous fournit un excellent premier sujet de conversation et le diner avança joyeusement avec les plats qui se succédaient. Mais, du fait de la dime prélevée par Alfredo et Fabiola, bientôt le Barolo vint à manquer.
— Un’altra bottiglia di Barolo, per favore ! lancé-je gaiment au garçon qui passait.
Trois minutes plus tard, Fabiola et Alfredo rejoignaient notre table pour reprendre pas à pas avec une nouvelle bouteille l’exacte liturgie qu’ils avaient suivie avec la précédente.

Nous étions fatigués par le voyage, il commençait à se faire tard et nous devions nous trouver à pied d’œuvre dès le lendemain huit heures dans la banlieue de la ville. Il n’y eut donc pas de troisième bouteille. Quand je fis signe au garçon pour obtenir l’addition, ce fut Alfredo qui se présenta, tenant à la main quatre petits verres et l’inévitable bouteille de Grappa. Nous discutâmes quelques instants de choses et d’autres dans un franco-italien approximatif autour de la bouteille d’alcool, jusqu’à ce que j’insiste pour obtenir la note. Alors, avec un soupir, Alfredo tira une chaise d’une table voisine, s’assit à côté de moi et, sortant un crayon de sa pochette de chemise, commença le décompte de notre diner. D’une écriture rapide et illisible, il traçait sur la nappe en papier un ou deux mots qu’il faisait suivre d’un nombre. Au bout d’une demi-douzaine de lignes, il tira un trait sous la colonne des chiffres et inscrivit le nombre 314. Puis, comme s’il voulait me jauger, il me regarda d’un air hésitant. Enfin, il biffa le nombre 314 d’un trait généreux pour le remplacer par celui de 300.
Ecco la ! Trecento !

Cela fait plusieurs années qu’il est devenu possible en Italie de payer ses achats par carte de crédit. Mais cette aventure se situe il y aura bientôt vingt ans. À cette époque, en même temps qu’une bonne partie de l’Europe, le pays venait de passer à l’Euro. C’était déjà suffisamment compliqué comme ça pour les restaurateurs pour ne pas ajouter à leurs soucis un paiement par American Express. Je sortis donc les billets nécessaires à l’acquittement de la somme due augmentée comme il se doit du servizio che non è compreso.
Quand je demandai qu’on veuille bien m’établir une note — n’oublions pas qu’il s’agissait d’un repas d’affaires — Alfredo déchira adroitement le coin de nappe sur lequel il avait établi ses calculs, apposa sa signature sur le bout de papier, le plia en deux et me le mis entre les mains avec un grand sourire.
Il biglietto, signore !

Bien entendu, le service comptabilité refusa d’inclure la dédicace d’Alfredo dans ma note de frais. Mais ce diner de Pise reste pour moi l’un des diners d’affaires les plus agréables et les plus mémorables qu’il m’ait été donné de faire.

Fin

 

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