La cena di Pisa (1/2)

Comme vous n’allez pas tarder à le constater, ce récit ne présente aucun intérêt. Mais, bon…

1/2

La chose s’est passée vers la fin de l’année 2003.
Le voyage entre Paris et Pise avait été difficile.
Ça avait commencé avec un violent orage qui avait inondé une partie de l’autoroute du Nord, provoquant un remarquable embouteillage. C’était justement l’heure où se rendent à Roissy ceux qui ont un rendez-vous le lendemain matin à 8 heures en Italie, la même que celle où les rurbains essaient de rentrer chez eux avant la fin des Chiffres et des Lettres, cette émission dont on célèbrera bientôt les soixante années d’existence et dont la folle ambiance n’est pas sans rappeler celle du journal du soir de la télévision soviétique des années Brejnev.
J’étais donc arrivé très en retard à CDG, mais le même orage ayant retardé le décollage de notre avion, je fus admis à y monter. J’y retrouvai mes deux clients, assureur et courtier, deux hommes que sincèrement et sans flagornerie — franchement, quel intérêt y trouverais-je à présent ? — je qualifie encore aujourd’hui de sympathiques.

Ça a continué avec le vol, plutôt agité, car il n’y avait pas que sur Paris qu’en ce début de nuit de la mi-novembre, le temps était orageux. Nous fûmes soigneusement secoués jusqu’après les Alpes, mais nous nous posâmes à Pise par un temps calme sous une voûte glaciale et étoilée.
Pendant le vol, et malgré les trous d’air, nous avions parlé de l’Italie, de la cuisine italienne et des vins italiens et, je dois dire, parfois avec émotion. J’avais même brillé en mentionnant un vin fameux, ignoré de mes deux compagnons, le Barolo.
Le Barolo est un vin du Piémont, un excellent vin, très recherché et très cher, qui a également d’autres points que ceux-ci en commun avec le bourgogne. La discussion avait été chaleureuse et je m’étais promis d’offrir à mes compagnons un dîner dans le prolongement de ce qu’avait été notre conversation.

Notre taxi s’arrêta devant l’hôtel que je nous avais réservé. Tandis que je restais seul dans la voiture, occupé à régler la course, j’observai deux autocars qui déversaient sur le trottoir leur cargaison de touristes asiatiques. À travers les vitres de l’hôtel, je pouvais voir leur cohorte envahir une salle à manger violemment éclairée.
« Nous n’allons quand même pas dîner là ! », me dis-je en français. « Est-ce que vous connaissez un bon restaurant dans ce quartier ? » ajoutai-je, cette fois-ci en italien, à l’attention du chauffeur.
Bien sûr, qu’il connaissait un bon restaurant, le taxi ! Il me l’indiqua, à cinq minutes à pied, et je le rétribuai.

Comme la chose se passait il y aura bientôt vingt ans, j’ai malheureusement oublié le nom du restaurant. Ce devait être quelque chose comme Les Chevaliers, ou les Cavaliers, ou les Trois Chevaliers… mais si vous allez un jour à Pise, vous le reconnaitrez facilement.
En effet, c’était l’un de ces restaurants typiquement italiens et familiaux, tant en ce qui concerne la clientèle que le personnel, l’un de ces restaurants chaleureux mais calmes, au plafond élevé et voûté, où la seule décoration consiste en quelques bouteilles exposées verticalement, la photographie solennelle du grand-père fondateur et deux ou trois tableaux naïfs ou mystérieux, l’un de ces restaurants où, malgré l’absence d’apparat, vous sentez d’instinct que la cuisine y sera bonne et l’addition élevée. Il restait une table libre : on nous l’attribua.

Il n’était pas loin de dix heures du soir et Pise n’est pas une grande ville. En France comme dans beaucoup d’autres pays transalpins, vouloir commencer à dîner bourgeoisement à cette heure nous eut valu de l’aubergiste et selon sa transalpinité une mine désolée ou renfrognée. Mais nous étions en Italie, et en Italie, même en fin d’automne, les gens ont leurs habitudes. Aller diner tard au restaurant en fait partie.

La table était dressée simplement : assiettes blanches, lourds couverts sans extravagance, verres ballons classiques et nappe en papier recouvrant une autre nappe,  damassée et amidonnée, celle-là. Le menu, écrit à la main, ronéotypé sur une feuille jaune, ne comportait que peu de plats. C’est en général un gage de qualité. Ce que nous choisîmes, je l’ai oublié depuis longtemps. Mais ce que je n’ai pas oublié, c’est que dans la volumineuse carte des vins qu’on me remit, je trouvai en dernière page un Barolo dont je préfère avoir oublié aussi le prix. Mais, « Ouatte ! » comme disait le Boubouroche de Courteline, c’était un beau sinistre (dans le jargon de cette époque de ma vie, beau voulait dire gros). Et, comme disait la Môme Crevette dans la Dame de chez Maxim de Feydeau, « et vas-y donc, c’est pas ton père ! »

Quand je dis au garçon qui prenait notre commande que je voulais « una bottiglia de Barolo, per piecere », il se redressa et lança à la cantonade quelque chose comme « Eh, Fabiola ! I signori… blablabla…di Barolo ! » Si les mots n’étaient pas tous compréhensibles, le sens général était évident. Aussitôt, une jeune femme portant tablier noir sur chemisier blanc épinglé du signe distinctif des sommeliers apparut. Dans sa main, elle tenait quatre verres de fin crystal, de bonne contenance et très hauts sur leur pied. Avec dextérité, Fabiola remplaça les trois banals godets par trois des nobles ciboires et posa le quatrième au milieu de notre table. Elle disparut quelques instants pour revenir, portant, inclinée, une bouteille noire de type « bordelaise » dont elle nous fit admirer l’élégante étiquette sobrement imprimée en gris sur fond blanc. Puis elle sortit de son ample poche ventrale un instrument qu’en France on appelle sommelier et en Italie aussi. Avec des gestes rapides mais précis, elle découpa la jupe, l’ôta du goulot et enfonça le sommelier dans le bouchon. Quand elle l’eut extrait sans un bruit, elle porta le bouchon près de son nez. Nous étions silencieux, attentifs, recueillis. Nous nous attendions à devoir désigner celui de nous trois qui devrait procéder avec componction à la première dégustation du Barolo et, après les simagrées d’usage, autoriser la sommelière à nous servir. Mais la jeune femme saisit de sa main gauche le verre qu’elle avait placé au milieu de la table et, de sa main droite, elle renversa la bouteille à la verticale au-dessus du verre, faisant glouglouter vivement le vin dans le goulot.

A suivre
(domani mattina)

 

4 réflexions sur « La cena di Pisa (1/2) »

  1. Pise est une petite ville très touristique connue mondialement pour sa tour penchée. Elle souffre sans doute de la proximité de cet extraordinaire centre de l’art qu’est Florence. Mais pour moi, Pise et Florence ne sont que des étapes vers la douceur de vivre et l’élégance de l’Italie incarnées par Rome.

  2. Car ne pas faire de canular
    Quand c’est le jour des canulars
    C’est là qu’est l’art

  3. 1 Avril…J’ai lu ton texte deux fois pour déceler un éventuel canular….
    Que nenni… ce Barolo moi je l’ai découvert à Venise cet automne ; il a doublé le prix de l’addition en effet, mais je confirme que c’est un nectar dont seule la présence à table de mon petit fils m’a empêchée d’abuser.
    Oui bonne idée: lache Poutine, petit Marcel, la politique française, la Fde P, et régale nous de tes souvenirs de bouteille….

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