La Mitro 3 – L’arbitre

3. L’arbitre

Je sais pas ce qui m’a pris ! Ça m’est venu tout seul, comme ça, d’un coup. Au moment où j’ai ouvert la bouche, je n’avais pas la moindre idée de la façon dont j’allais m’y prendre, mais il fallait bien que quelqu’un fasse quelque chose. Ça faisait déjà un moment que j’étais remonté en haut des marches pour laisser les gendarmes et le maire faire leur boulot, mais je voyais bien que l’affaire tournait un peu à l’exceptionnel. Tel que c’était parti, la famille n’allait pas tarder à faire la première page du Méridional. Alors, presque malgré moi, j’avais prononcé ces propos optimistes :

       – Monsieur le Maire, Mueller, c’est mon beau-frère. Laissez-moi m’en occuper. Je vais le faire sortir.

       – Ne te mêle pas de ça, Elzéar, me dit Valensolles. Laisse faire les autorités. On est formé pour ça.

       – Écoute, Augustin, que je lui réponds, tu es tout juste formé à mettre des contraventions pour stationnement interdit devant la mairie ! Alors…

Comme il vient d’échouer pour la deuxième fois à son examen pour passer brigadier-chef, ça ne lui fait pas plaisir à Augustin, mais ça lui cloue le bec.

Je continue:

       – Écoutez, Monsieur le Maire, Mueller, c’est mon beau-frère. Il va rien faire sauter du tout. C’est un couillon, mais il est pas méchant.

Tout en parlant, je m’emballe de plus en plus, au point que je finis par croire à ce que je dis.

       – Je sais comment faire avec lui. Je vais le faire sortir en douceur. N’oubliez pas que depuis huit ans, j’arbitre la partie de boule, tous les jours. Ça fait de l’expérience dans la négociation, ça !

C’est à ce moment que du fond de mon bureau est montée la voix de Gérard :

       – Bon, ça y est, c’est prêt. J’ai plus qu’à allumer le pétard ! Ça va sauter !

À ces mots, un mouvement de repli général se produit, à commencer par celui des gendarmes. Quand on monte un escalier à reculons et que, de plus, on est poussé par deux gendarmes fébriles, on a de bonnes chances de se retrouver sur les fesses, et c’est ce qui nous arrive au maire et à moi. Quelqu’un qui serait parvenu sur les lieux à cet instant sans rien connaitre à l’affaire aurait été surpris de pouvoir contempler, au milieu d’une foule bruissant d’inquiétude, l’image paisible et tranquille, quoique paradoxale, de deux hommes dans la force de l’âge, en l’occurrence un maire et un employé municipal, discutant, assis sur les marches d’un escalier, comme deux enfants du quartier refaisant le dernier match de l’O.M. Image paisible et tranquille, certes, mais ô combien trompeuse ! Car, à ce moment-là, le maire et moi, on n’est pas fiers. D’abord, parce qu’on ne sait pas si cette andouille de Gérard ne va pas allumer la mèche tout de suite. Ensuite, parce que je vois bien que le maire est en train de réaliser qu’il a une grosse affaire sur les bras et une grosse décision à prendre, et que le fait d’être assis comme ça sur une marche, fut-elle à toute proximité du danger, n’est pas bon pour son image de maire énergique et soucieux du sort de sa population. Enfin parce que moi qui ne sais toujours pas comment je vais m’y prendre pour calmer le cocu, je suis pas fier non plus.

       – Elzéar, tu es sûr que tu peux arriver à le faire sortir sans âne ni crosse ? me demande le Maire à voix basse.

En essayant de dissimuler l’hésitation que je sens trembler dans ma voix, je lui réponds :

       – Certain…, mais il faut écarter tout ce monde, et surtout la maréchaussée.

Alors, élevant la voix et prenant un ton assuré, il se tourne vers la foule :

       – Bon ! Elzéar Cabanis connait parfaitement l’individu qui est retranché dans son bureau. De plus, il a apporté la preuve au cours de longues années d’arbitrage non seulement de la justesse de son jugement mais aussi de ses grandes qualités de diplomate et de négociateur. En qualité d’officier de police judiciaire et de responsable de l’ordre public sur le territoire de la commune, je décide de lui confier la mission de mettre fin sans plus tarder à cet acte de guérilla inacceptable et qui n’a que trop duré.

On a beau dire, notre Maire, il sait parler. Il poursuit :

       – Messieurs les gendarmes, veuillez vous éloigner de la porte et faire reculer tout ce monde jusqu’au-delà de la boutique de madame Espalet.

       – Mais, vous n’allez quand même pas laisser…

    – Augustin, ta gueule ! gronde le Maire d’une voix forte et basse, un mélange subtil d’autorité et de discrétion qui n’est pas toujours facile à obtenir.

       – Mais…

       – Brigadier Valensolles, exécution !

Cette fois, le Maire a parlé à voix haute et claire. Devant l’ordre formel et le ton déterminé du supérieur hiérarchique, le militaire ne peut plus que s’exécuter. Tout en reculant à la suite des gendarmes qui repoussent la foule vers le magasin de madame Espalet, le Maire me fait signe que maintenant, c’est à moi.

Je redescends l’escalier et frappe doucement à la porte.

       – Gérard, ils sont tous partis. Tu peux me parler maintenant.

La porte reste silencieuse.

       – Mais qu’est-ce que tu veux, au juste ?

Encore le silence. Je réalise que ça fait un bout de temps qu’on ne l’a pas entendu, le Gérard. Alors, je m’inquiète :

       – Gérard, tu es là ?

Enfin, une réponse vient :

       – Et où tu veux que je sois, fan de chichoune ! Y a qu’une porte, couillon !

Il a beau être du Nord, le beau-frère, il a bien pris les expressions de par ici. J’insiste :

       – Bon, qu’est-ce que tu veux ?

Nouveau silence.

       – Écoute, Gérard, je ne vais pas pouvoir tenir longtemps comme ça, moi. Si je ne leur annonce pas quelque chose dans les cinq minutes, ils vont faire venir la cavalerie, tu vas voir. Le GIGN, ça rigole pas. Ça va être le Débarquement ici !

Silence.

Dans les séries à la télévision, on voit souvent des prises d’otages, des menaces de meurtre ou de suicide, et toujours, toujours, le négociateur, le flic en chef ou le héros malgré lui qui passait par là essaie de maintenir le contact avec le terroriste fanatique, le bandit pas si méchant ou le désespéré hésitant en le faisant parler ou en lui parlant sans arrêt. Et dans les séries, la plupart du temps, ça marche. Faute d’un autre modèle disponible dans l’instant, je décide de faire comme eux.

       – Gérard, on n’est que tous les deux, là. Les autres sont partis au bout de la rue. Ils sont loin. Je te jure qu’ils ne peuvent pas nous entendre. Alors, dis-moi, maintenant : Pourquoi elle t’a dit une chose pareille, Martine ? Qu’elle te fasse cocu, bon, ça, vu comme elle est, ça pouvait arriver un jour ou l’autre. Et à supposer, juste supposer, hein ? juste un instant, que ce soit vrai, entre nous, c’est pas bien grave. La moitié des hommes du pays le sont. Et l’autre moitié, s’ils ne le sont pas maintenant, c’est qu’ils l’ont été ou qu’ils le seront. Mais cocu tout le temps, depuis dix ans, ça, je peux pas le croire !

       – Eh bien, tu as tort…

C’est un bon signe : il parle à nouveau. Le contact est rétabli. Je dois absolument le maintenir.

       – Gérard, si tu m’expliquais ce qui s’est passé vraiment, je pourrais comprendre, t’expliquer peut être…

Le silence est revenu.

       – Tu sais, Gérard, ça se voit peut-être pas trop, mais je t’aime bien, moi. Ça fait longtemps que je voulais te faire entrer dans une équipe à la pétanque. Il va y avoir de la place bientôt dans une triplette. Monsieur de Cormis devient vraiment trop vieux. Il perd la boule en quelque sorte. Non, je plaisante. Mais il va falloir le remplacer. En tant qu’arbitre, je peux avoir mon mot à dire…

Pas de réponse.

       – Gérard, je me sens tout bête là, à parler à cette porte. Dis-moi quelque chose.

       – Ecoute, Elzéar ! Je te dis : arrête de te payer ma tête, avec tes « je t’aime bien », « je vais t’expliquer », « je vais te faire entrer dans la triplette de Cormis !  » Depuis dix ans, toute la famille, toute la ville se fout de ma gueule. « Té, le Parisieng ! Hé alors, le Parisieng, c’est pas le norhh, par ici ! Vaïe, le Parisieng, avé ton assent poingtu…  » Le Parisien, il vous emmerde. D’abord, je ne suis même pas parisien ! Mueller, pauvre abruti, Mueller ! Tu crois que c’est un nom de parisien, ça ? Je suis alsacien. Je suis né à Colmar. J’ai peut-être pas l’accent, mais je suis de Colmar.

       – Ha ? Je ne savais pas.

    – Mais que si, que tu le savais. Au début, je passais mon temps à vous le dire : pas parisien, AL-SA-CIEN ! Mais, rien à faire. Alors, à force, j’ai abandonné. Parce que Martine m’avait rencontré à Paris, j’étais le Parisien, toujours le Parisien ; ça vous plaisait, ça,  hein, bande de ploucs !

       – Bon, écoute, l’Alsacien. Je regrette, et quand je leur aurais raconté, ils vont tous regretter. Mais tu vas pas te faire sauter avec toute la ville pour une histoire de régionalisme.

       – Non, ça c’est rien…

 A SUIVRE

Le chapitre 4, « L’Alsacien », paraitra demain…

2 réflexions sur « La Mitro 3 – L’arbitre »

  1. J’aime beaucoup le « mélange d’autorité et de discretion »!!!
    Formule parfaite pour le sud Marseillais.

  2. Bravo pour cette histoire développée avec justesse.
    L’esprit du sud, son verbe haut, son langage fleuri aux expressions si particulières, ses expressions imagées, ses personnages hauts en couleurs et au caractère candide, cet esprit du sud, donc, est rendu ici avec finesse.
    Je repère au fur et à mesure les diverses références à Pagnol, ce qui m’amuse beaucoup, telle la Place Panisse…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *