La Mitro 1 – Le Contrôleur des Poids et Mesures

  1. Le Contrôleur des Poids et Mesures

Quand arrivent les premiers jours d’octobre et que les feuilles des platanes de la place Honoré Panisse commencent à brunir, il fait encore assez doux pour prendre son petit café matinal à la terrasse de chez Fernand. Fernand, c’est l’heureux propriétaire du Café-Tabac-PMU des Sports. C’est donc là que je m’installe, quand le temps le permet, avec le journal de pronostics et mes bulletins. Je passe une heure ou deux avec les autres habitués à discuter des chances de Belle d’Azur à Madame Volterra dans la troisième à Cagnes sur Mer ou de celles du numéro 23 dans le prochain tirage du loto.

Une fois dans la matinée, il faut que je passe à mon bureau, car, au Service Municipal des Poids et Mesures, on n’est jamais à l’abri d’une urgence. En fait, je pourrais bien me passer de cette visite, parce que je donne un demi Euro par jour à Félix, le fils à Ceccaldi, pour qu’il reste devant mon bureau et, qu’en cas d’évènement, il vienne en courant me prévenir jusque chez Fernand . Il est un peu simple, Félix, mais il est gentil et consciencieux.

Une fois ce devoir matinal accompli, je reviens à ma table sous les platanes et je me débrouille pour que mes bulletins soient déposés avant onze heures, parce que, onze heures, voyez-vous, c’est l’heure à laquelle commencent les parties de boules. Il faut vous dire que je me dois d’être disponible pour mes amis qui me font l’honneur de me prendre pour arbitre. Alors, quand l’heure précise sonne, ils m’appellent, je replie soigneusement le journal, je le dépose ostensiblement sur le comptoir et je remets lentement la veste et le chapeau. Puis je m’avance avec solennité sous les platanes jusqu’au milieu des joueurs et je sors de ma poche l’instrument de mon office impartial : le mètre-ruban. Enfin, Joseph, qui a été Boule d’Or aux rencontres d’Aubagne de 2005, s’adresse à moi et à la cantonade :

  -Môssieur le Contrôleur-Adjoint des Poids et Mesures, pouvons-nous commencer la partie ?

       -Môssieur Joseph, vous pouvez !

Ça fait neuf années que ça dure et durant ces neuf années, il y a eu moins de changements dans notre cérémonial que sur la plaque du monument aux morts de la place des Bugnes.

Pourtant, ce jour-là, rien ne s’est passé comme d’habitude. Ça a commencé très tôt avec Félix qui est venu me chercher au café tabac. Il était à peine dix heures moins le quart et j’étais occupé à remplir mon premier bulletin de loto : j’avais un bon tuyau sur les numéros 27, 38 et 39 qui n’étaient pas sortis depuis douze semaines. Hors d’haleine et dansant d’un pied sur l’autre, Félix m’expliqua qu’il y avait au téléphone un « estranger » qui parlait de galons, un militaire sans doute, et qu’il avait l’air pressé. Dans ma famille, on a toujours respecté les militaires, y compris les militaires étrangers. Alors, je fonçai aussitôt à travers la place de la Mairie (la place Honoré Panisse et la place de la Mairie, c’est la même chose) pour rejoindre mon bureau. En fait, au téléphone, c’était Monsieur Thomson, vous savez, l’anglais qui vient d’acheter le mas des Cabassons, une bien belle propriété, juste derrière la colline à Cabridan. Eh bien, il voulait savoir combien exactement il y a de litres d’essence dans un gallon, « un gallon impérial ! » qu’il a précisé. Comme si je pouvais savoir ça, moi! Je ne connais pas le nom du plaisantin qui lui a donné le numéro de téléphone des Poids et Mesures, mais j’ai mon idée. Je lui ai dit que j’avais un bogue informatique de Pécé et je l’ai renvoyé sur mon cousin Pétugue qui tient la station Esso sur la route des Bastides Blanches.

Quand je suis revenu à ma table du Café des Sports, il me restait à peine assez de temps pour examiner sérieusement une combinaison audacieuse que j’avais en vue pour le tiercé de Vincennes. J’avais étalé France-Turf soigneusement devant moi, je l’avais bien lissé du plat de la main. Puis, j’avais placé dessus le gros cendrier Paul Ricard et la carafe Pastis Duval pour éviter qu’il s’envole, j’avais pris le crayon d’une main et mon nez de l’autre. Bref, j’étais fin prêt, quand tout à coup, j’entendis Félix qui criait du fond de la place:

       – Monsieur Cabanis, Monsieur Cabanis, venez tout de suite ! C’est terrible, c’est terrible !

Elzéar Cabanis, Contrôleur-adjoint des Poids et Mesures, c’est moi. A l’appel de mon nom, mon sang ne fit qu’un tour et, sans même replier le journal, je m’élançai vers mon bureau.

Il faut vous préciser que mon bureau est au rez-de-chaussée de la Mairie. En fait de rez-de-chaussée, c’est plutôt un demi sous-sol. On y accède par un escalier qui descend ses huit marches entre deux rampes de métal noircies et lustrées par le passage de mes mains depuis des années et qui donne sur une porte métallique renforcée. C’est qu’il y a une flopée de matériels là-dedans, et il ne s’agirait pas qu’on me les vole! Je parle de mon bureau, mais en fait c’est un bureau-atelier. Pour dire le vrai, ce serait plutôt un atelier-bureau parce qu’il y a un grand établi, des rayonnages, des casiers, des caisses et un bureau. Donc, c’est un atelier-bureau. Il voit le jour par trois fenêtres hautes bardées de fer et grillagées qui regardent au ras du trottoir de la rue du Béal. Évidemment, de mon bureau, je n’ai pas la vue sur les platanes de la place. Par contre, si je suis là aux bonnes heures, quatre fois par jour, je peux voir un petit peu des jambes des jeunes filles qui vont au collège Sainte Apolline ou qui en reviennent. Sur mon bureau, bien rangés, il y a un calendrier sous-main de l’imprimerie Zola et Fils de Marseille, une règle en bois d’un mètre avec des bouts en cuivre, un gobelet en carton avec dedans deux crayons et deux feutres, un rouge, un bleu, un téléphone et un Minitel. Bien sûr, le Minitel ne fonctionne plus, mais je n’ai pas encore eu le temps d’installer le petit ordinateur que j’ai touché à Pâques pour passer mes commandes et tenir mes inventaires. Alors, bien obligé, je continue avec mon carnet à souche et mon grand cahier à couverture de carton noir.

Donc, je m’élançai vers mon bureau. À mi-chemin, au milieu de la place, je rencontrai Félix qui courait à ma rencontre. Je le pris par les épaules et le secouai un peu en lui criant :

       – Mais qu’est-ce que tu as, minot, à crier comme un fada ? Y’a le feu, l’inspecteur de Paris, la grosse catastrophe, ou quoi ?

       – Il a de la mitro, il a de la mitro…! Il faut…

       – Qu’est-ce que ça veut dire, ça, « Il en a mis trop » ? Il a mis trop de quoi ? Et qui, d’abord ?

       – Il a de la mitro, il a de la mitro! C’est terrible ! C’est M’sieur Gérard ! Il a de la mitro.

       – Gérard ? Le Parisien ?…, je demande.

Il faut que je vous dise : Gérard, le Parisien, c’est mon beau-frère. Ça fera dix ans à l’ouverture de la chasse qu’il a épousé ma petite sœur Martine. Il était temps qu’elle trouve un brave couillon pour se ranger, celle-là, parce qu’à force de tous les essayer dans le canton, les amoureux, il avait fallu qu’elle aille à Paris pour réussir à en trouver un qui ne l’ait pas connue avant.

Bon, Gérard, c’est un couillon, mais il est gentil. Mueller, il s’appelle, Gérard Mueller. Il travaille à la « International Blue Guards Limited », une société de gardiennage. Il est gérant, secrétaire, standardiste, chef vigile et unique employé. C’est Martine qui a trouvé le nom de la société. Elle dit que ça fait professionnel. Moi, je trouve que ça fait surtout exagéré, même dans la région. Mais Martine dit que c’est pour ça qu’elle a ajouté Limited, « pour pas faire de la publicité mensongère », qu’elle dit.

       – …Gérard ? Le Parisien ?…je demande.

Sans répondre, Félix continue :

       – Il va tout faire péter, la mairie, le maire, le quartier et lui avec. Avec la mitro. Vite, c’est terrible ! C’est terrible ! Il faut y aller tout de s…

       – Écoute, je ne comprends rien à ce que tu dis. Alors, respire un coup, et raconte-moi tout depuis le début.

       – Depuis le début ?

       – Depuis le début !

       – Houlalalala, ça risque d’être long, alors hé !

       – Depuis le début !

      – Bon ! Eh bien, voilà. Ce matin, comme d’habitude, je prenais le soleil sur les marches de votre bureau et le téléphone a sonné et j’ai couru décrocher et c’était un militaire estranger qui baragouinait quelque chose sur ses galons et qui…

       – Félix, ce début-là, je le connais déjà. C’est pour ça que tu es venu me chercher aux Sports, tu te rappelles ?

       – Alors, vous voulez l’autre début.

       – C’est ça ! L’autre début !

       – Bon ! Eh bien, voilà. Après l’affaire des galons, j’ai repris mon poste sur les marches de votre bureau. Tout était bien tranquille, comme d’habitude. Et puis voilà que Monsieur Gérard est arrivé, comme un grand coup d’Aurasso. Il avait l’air tout énervé. Il avait son uniforme bleu de gardien des Baumettes et il portait deux grands sacs de gym. Il a dévalé l’escalier sans me voir. Il est entré dans votre bureau et il a claqué très fort la porte en fer, même que ça a dû réveiller tout le conseil municipal.

    – Non, Félix, le conseil municipal, c’est demain.

    – Ah bon ? En tout cas, si demain ça avait été aujourd’hui, le conseil municipal, ça l’aurait réveillé.

       – D’accord. Et ensuite ?

       – Ensuite ? Eh ben ensuite, je suis descendu jusqu’à la porte et ensuite, je lui ai crié au travers qu’il avait pas le droit d’être là, même s’il était votre beau-frère, ou le chef-vigile des Bloumegarde, ou le roi d’Angleterre.

       – Et ensuite?

       – Ensuite, il m’a dit d’aller vous chercher aux Sports, qu’il avait de la mitro et qu’il allait tout faire péter.

       – De la mitro ?

       – Ben oui, quoi ! De la mitro ! La flotte qui pète ! La mitro !

       – La flotte qui pète ? La nitroglycérine ?

       – C’est ça ! La mitroglycérine !

       – Ouille ! Ouille ! Ouille ! Voilà qu’il a tourné fada ! Mais c’est terrible, ça ! Il faut y aller tout de suite !

       – Et qu’est-ce que je chante depuis une heure, moi ?

 A SUIVRE

Le chapitre suivant, « Ca va péter ! », paraitra demain.

13 réflexions sur « La Mitro 1 – Le Contrôleur des Poids et Mesures »

  1. Le commentaire fait par PatSue illustre bien l’aphorisme de John Bernard Shaw: « L’Angleterre et l’Amérique sont séparées par la même langue ». Les mots « gallon » et « pinte » sont de bons exemples de la sagacité toujours empreinte d’humour de JBS, auteur de théâtre et de poèmes, ami de Winston Churchill, ce qui ne m’étonne pas.

  2. Té, cong! Lé pas un peu fada, l’aut’, de faireu des frayeurs pareilles à l’heureu du pastis?
    Commeu si on n’avait pas encore assez d’ennuis qui nous escagassent, avec la sécheresseu qui va nous faire rationner l’eau, que le pastis, té, on pourra plus en boireu de si tôt!!

  3. Ce début, que je découvre ce Lundi matin, me rend curieux de connaître la suite avec gourmandise.
    En attendant, je peux apporter quelques précisions utiles qui ne sont apparemment pas enseignées dans certaines écoles d’ingénieur d’ici: le gallon imperial equivaut à 4,6 litres (à quelques chouïa près) alors que le gallon US fait 3,8 litres. On va moins loin avec un gallon US. Mais, mais, la pinte impériale britannique fait moins d’un demi-litre alors que la pinte US fait 0,57 litres. C’est pour ça qu’il vaut mieux commander sa pinte de bière aux US car on en a plus pour son argent. Je sais, je le dis avant qu’on me le dise, on en a rien à f… de ces précisions ici au pays du pastis.

  4. 3em commantaire . C est vrai qu au début du récit je croyais que c était du pagnol
    peut être un 4 em commantaire

  5. Je me suis planté sur mon premier commentaire . voir le 2 em

  6. Ben alors . On te comparé main
    tenant à pagnol ou daudet .

  7. J’ai fait une tentative dèjà publiée ici avec Le bon, la brute et les enfants, version Série Noire. J’ai essayé d’écrire une suite, sans y arriver. Si tu as des idées …

  8. Allez, François ! Ne sois pas timide ! Tu croyais quoi ?

  9. En toute modestie, je dirais : un heureux mélange des trois…
    Mais, quand je vois les critiques de presse publiées hier dans le JdC, je ne sais plus quoi dire.

  10. Ça sent bon la farigoule, la lavande et le 51!
    C’est tellement bien écrit!!!
    Encore,encore,encore……
    Tu devrais écrire un scénario , pour un polar! J’ai des idées+ les tiennes et ton écriture, tu es bon pour Cannes l’année prochaine.

  11. Après Proust ,ton » maistre « est Pagnol ou Daudet?

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