Reine d’un soir (5/5)

— Voulez-vous dire que cette marque, celle que tout le monde a vue sur grand écran tout à l’heure, que cette marque n’est pas véritable ?

— Évidemment qu’elle est pas véritable, pauvre pomme ! Puisque je vous dis qu’elle est bidonnée ! C’est juste un tatouage !

— Hein ?  dit le public

5/5

— Ben oui, quoi ! Un tatouage ! Vous avez jamais vu ça, un tatouage, bande d’ahuris ?

Dorsett a paru déstabilisé. Il a tapoté son oreillette pour vérifier son bon fonctionnement, mais, apparemment, elle est restée silencieuse. Il s’est tourné vers les coulisses, espérant sans doute une intervention ou au moins un signe de Bojo. Mais Bojo demeurait inexplicablement absent et Dorsett a commencé à perdre contenance. Il s’est mis à hésiter, à bafouiller :

— Euh… enfin voyons, Carmen… euh, je veux dire Veolia … ce n’est pas gentil ce que vous…

— Pas gentil ? Pas gentil ? a rugi Veolia. Et la salope, là, l’allumeuse de Clocaenog, l’inondeuse de polders, c’est gentil ce qu’elle fait ? C’est gentil de vouloir me voler mon titre en se faisant dessiner des trucs à deux balles sur la peau pour attendrir les braves gens ?

— Mais enfin… protestait Dorsett, mais enfin…

Il n’avait plus pied, le présentateur vedette, il ne savait plus quoi faire ; tout cela n’était pas prévu ; ça le dépassait ; d’autant plus que Carmen qui, jusque-là, était restée tête baissée, étrangement silencieuse, venait de se mettre en branle. Elle a décroché son micro de son support et après avoir tiré un grand coup sur le câble comme une rockeuse professionnelle pour se donner du mou, elle a traversé la scène à grands pas vers son adversaire, non sans tenir le micro juste à la bonne distance pour que tout le monde entende ce qu’elle avait à dire :

— Non mais, je rêve ! Eh ! Oh ! La pétasse, là ! Tu veux me piquer ma couronne, pickpocket de mes fesses ! Tu vas voir un peu ! C’est pas au fer rouge que je vais te marquer, moi ! C’est à coup de tatanes dans la gueule. Pousse-toi de là, le minus !

Cette dernière injonction était adressée à Dorsett qui, courageusement, tentait de s’interposer entre les deux femmes.

— Dégage, que je te dis ! Dégage Dorsett, ou tu vas t’en prendre une !

— Mais enfin, Madame !

Et c’est tout en gémissant cette faible protestation que Dorsett, sensible à la menace, s’est écarté, laissant le champ libre à la furie. Cette diversion ayant laissé un peu de temps à Veolia pour réaliser le danger de la situation, elle entreprit de contourner son pupitre de manière à ce qu’il se trouve entre elle et son ennemie. Mais il suffit à Carmen d’un revers de main pour balayer le fragile rempart. Veolia saisit alors son pied de micro. Elle le brandit devant elle comme une hallebarde pour tenir Carmen à distance, tout en l’invectivant de la sorte :

— Viens-y donc, eh ! Patate ! Mais viens-y donc ! Ah ! Tu veux être Reine d’un soir ! Mais tu seras jamais que la reine des cloches, ma pauvre fille !

— Et, toi, t’es juste bonne à être l’impératrice de la betterave, grosse pouffiasse !

— Grosse pouffiasse ? Non, mais tu t’es regardée ? T’as vu comment t’es foutue ? On dirait une bouteille d’Orangina. Je m’en vais te secouer, moi, tu vas voir !

Dorsett tenta à nouveau d’intervenir :

— Allons, allons, Veolia ! dit Dorsett d’un ton plein de reproches. Ce n’est pas bien de se moquer du physique des…

Mais il n’eut pas le temps de préciser davantage car il venait de se prendre un méchant coup de pied de micro dans le tibia.

— Mais enfin, Carmen, gémit Dorsett en reculant à cloche-pied,  moi, j’essaie de vous défendre, et vous, vous me…

— T’étais prévenu, minus, gronda Carmen. Laisse-moi donc m’expliquer en direct avec la dame, ou tu vas prendre des coups !

— C’est ça, Ducon, barre-toi, c’est plus prudent, approuva Veolia. Je vais en faire qu’une bouchée, de l’hystérique !

C’est quand le public, un instant sidéré par ce qui se passait sur scène, a commencé à prendre parti que ça a vraiment dégénéré. La bagarre a débuté dans la salle au moment où quatre assistants ont surgi des coulisses pour tenter de maitriser les deux belligérantes. D’où j’étais, tout cela était bien confus, mais je suis pratiquement certain que c’est Lord Fauntleroy qui, le premier, a bondi sur scène pour libérer sa promise de l’emprise des assistants. Après, inéluctablement, les choses se sont enchainées : repoussé par les assistants, l’aristocrate britannique est retombé lourdement dans le public où il a été immédiatement pris à parti par un groupe supporters venus de Péronne pour soutenir leur payse. Aussitôt, la moitié de l’équipe de rugby du Pays de Galles, qui était en visite protocolaire à Paris, est tombée sur le râble des betteraviers, mais pour subir à leur tour la violente contre-attaque d’une bande d’italiens de Bologne qui criaient « Forza Veolia ! » À un moment, j’ai vu Dorsett, poursuivi par le journaliste de Razones del Corazon, se retourner brusquement pour lui flanquer un grand coup de Méritomètre entre les deux oreilles. Ensuite,  il a plongé sous un écran géant pour éviter la trajectoire d’un petit projecteur de 600 watts et je l’ai perdu de vue. Quand les services de sécurité de la chaine sont arrivés, ils n’ont fait qu’ajouter à la confusion, sans doute plus entrainés à empêcher quelques fans d’importuner une vedette qu’à mater une émeute, que dis-je, une émeute, un début de guerre civile.

Je ne sais pas comment, mais à force de ramper entre les sièges pour éviter les projectiles, j’avais réussi à rejoindre la salle de régie et sa sécurité. J’y retrouvai une demi-douzaine de techniciens, assis derrière leurs pupitres, très occupés à manipuler leur petits boutons, leurs curseurs et leurs potentiomètres.  Bien à l’abri derrière les triples vitrages, j’avais maintenant une vue imprenable sur le champ de bataille.

Un peu partout, des morceaux de décor s’effondraient sur les combattants qui s’empêtraient dans les toiles déchirées, les câbles entortillés, les écrans renversés et les fauteuils arrachés. À un moment, j’ai vu Dorsett réapparaitre. Il était à cheval sur les épaules de Veolia qu’il tenait aux cheveux par une main, tandis que de l’autre il lui frappait les fesses en hurlant « Allez hue, charogne ! »

Ce n’est que lorsque les Sapeurs-pompiers sont arrivés avec leur lance à incendie et qu’ils ont ouvert les vannes que les choses ont commencé à se calmer. Au bout d’un moment, ceux des combattants qui le pouvaient encore se sont péniblement relevés, défaits, trempés, sanguinolents, lamentables. Repoussés lentement par des troupes fraiches des services de sécurité, ils se sont dirigés piteusement vers les issues de secours pour disparaitre à mes yeux. Quelques instants plus tard, des équipes de la Croix Rouge sont intervenues auprès des gisants auxquels ils ont prodigué les premiers soins, distribué du café et des couvertures de survie.

Et c’est là que j’ai entendu une voix impérieuse s’élever dans la salle de régie :

— Coupez le direct ! Envoyez le générique ! Envoyez la pub ! Terminé pour la régie ! Merci les gars, tout s’est passé exactement comme prévu ! C’était super ! Su – per !

Cette voix, c’était celle de Bojo. Il s’était levé du profond fauteuil qui me l’avait caché jusque-là et il donnait ses ordres. Et maintenant, il faisait le tour des techniciens pour les féliciter, leur taper dans le dos, éclater de rire avec eux. Et d’un seul coup, j’ai compris ; tout, absolument tout, avait été arrangé : l’égalité parfaite des candidates, évidemment, l’organisation du débat, bien sûr, mais aussi le dérapage, la bagarre générale, les pompiers, la fin apocalyptique. Et les candidates et le public avaient réagi exactement comme ils l’avaient prévu. Ils étaient vraiment très forts, les deux compères !

— Et maintenant, champagne pour tout le monde, a lancé Bojo à la cantonade. On l’a bien mérité ! On se retrouve au Fouquet’s dans vingt minutes !

Et puis, découvrant ma présence :

— Qui vous êtes, vous ? Ah oui ! C’est vous l’invité de Franck ?

— Ah ! Monsieur Bojo ! Quel spectacle extraordinaire ! Quelle idée géniale ! Quel succès !

— Très modestement, confirma Bojo, je dois bien avouer que ça a été plutôt réussi. Je crois que ce soir, on aura battu tous les records d’audience. Ça va faire un joli paquet de fric pour tout le monde. Bon ! Vous venez au Fouquet’s ? Je vous prends dans ma Mercedes…

— Ah ! Monsieur Bojo, laissez-moi d’abord vous dire que tel sera désormais mon but : faire aussi bien que vous pour la télévision de mon pays. Mais dites, moi, Monsieur Bojo, votre ami Dorsett a été épatant, lui aussi, non ? Il a parfaitement joué son rôle : le type complètement dépassé par les évènements !  On y croyait ! Quel acteur ! Et puis aussi, quel cachottier ! Il ne m’avait rien dit de tout ça !

— Pas étonnant, dit Bojo, laconique. Il était au courant de rien ! Allez ! Alors, vous y venez, au Fouquet’s ?

Fin

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3 réflexions sur « Reine d’un soir (5/5) »

  1. La réponse à la question précédemment posée par Bruno , « Mais où vas-tu chercher tout ça ? », est bien là : Reine d’un jour, cette émission de Radio Luxembourg, présentée par le gentil et probablement naïf Jean Nohain (Jaboune). Cette émission, inspirée paraît-il d’une émission US, partait peut-être d’un bon sentiment, mais j’en doute un peu. Elle consistait en un étalage complaisant de la misère humaine, féminine en l’occurrence, propre à faire pleurer dans les chaumières, ce qui est toujours bon pour l’audimat. C’est pourquoi j’ai dessiné Dorsett et Bojo un peu méchamment. Quand au public, il est ce qu’il est, constant.

  2. Cette histoire qui se termine en apothéose inattendue a capté mon attention du début à la fin. J’y ai évidemment retrouvé l’émission « Reine d’un jour » que nous écoutions il y a quelques 70/74 ans sur Radio Luxembourg animée par l’indestructible Jean Nohain, entrecoupée de réclames pour le savon Palmolive et le shampooing Dop (Dop Dop Dop, Dop Dop Dop, tout le monde adopte Dop…). Mais j’y ai vu à un moment comme une ressemblance d’aujourd’hui avec les chaînes d’info en continue avec les speakerines dans le rôle de l’animateur manipulateur et les gugus scotchés à leur écran TV dans le rôle des spectateurs manipulés. La fin de l’histoire « Reine d’un soir » prête à rire, j’espère que celles qui tournent en boucle sur les chaînes d’info à l’heure actuelle prêteront à nous soulager avec une fin tragique pour le virusse Rasputine.

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