Bonjour, Philippines ! Chap.6: Retour à Manille

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Chapitre 1- Un ptérodactyle sur fond d’azur

Chapitre 2 – Des méfaits de l’air conditionné

Chapitre 3 – Mitraillette, champagne et taille-crayons

Chapitre 4- Un soir au Monte-Carlo

Chapitre 5 – La fièvre monte à Mindanao

Dans le chapitre précédent, Ratinet s’est comporté normalement et, pour ce que l’on en sait, il n’a pas connu de nouvelle mésaventure. C’est plutôt Philippe, le narrateur, qui, pris brutalement d’un accès de dengue, a connu quelques péripéties étranges, incluant un cabriolet Mercedes blanc, des individus hostiles et enturbannés  et un coq de combat. Le week-end à Manille vers lequel il se dirige au début de ce sixième chapitre s’annonce plus calme. Mais sait-on jamais ?

Retour à Manille
(où l’on constate que contrairement à la foudre,  la malédiction a encore frappé au même endroit et où l’on découvre les sports en vogue le dimanche à Manille)

« Nous venons d’atterrir à l’aéroport international de Manille. Il est 21 heures 15 et la température extérieure est de 90° Fahrenheit. Nous vous rappelons que votre ceinture doit rester attachée jusqu’à l’arrêt complet de l’appareil….. »

Je ne prête même plus attention à la partie de l’annonce qui porte sur les armes. Lorsque nous sortons de l’aéroport, il est près de dix heures, et je ne pense qu’à ma chambre au huitième étage du Hilton.

Quelques heures auparavant, pendant le voyage en voiture entre Iligan et l’aéroport de Cagayan, Ratinet m’avait demandé de mes nouvelles. Brinquebalé par les chaos de la route, fatigué par mes jours de fièvre, et sans doute aussi vexé par le manque d’intérêt manifeste de mon conducteur,  j’étais resté très laconique. Cela n’avait pas paru le troubler, car il avait embrayé aussitôt sur la narration de ses propres aventures.
Sur un ton mi-râleur mi-plaintif accompagné d’une nuance de reproche à mon égard, il me raconta la dernière de ses mésaventures.Comme on sait, trois jours plus tôt, il m’avait laissé à l’hôtel d’Iligan pour commencer la reconnaissance du futur tracé de la route de Butuan. Pour cela, il était équipé d’une voiture tout terrain avec chauffeur, de son appareil photo qu’il réservait aux photos professionnelles, du Leica que je lui avais prêté pour faire des photos de fleurs et de papillons, et de tout un tas de petits accessoires qui remplissaient son indispensable gilet multipoches.

Ce Leica était un bel appareil. Il me venait de mon père et avait fait l’admiration de Ratinet. Il était parti tout content du vrai travail de terrain qu’il aurait à accomplir, du crapahut difficile qu’il aurait à surmonter avec, en ligne de mire, la récompense de photos exceptionnelles. Les deux caméras autour du cou, il avait parcouru des kilomètres dans la jungle. A pied, il avait remonté des rivières, descendu des torrents, il avait rencontré des oiseaux magnifiques, des papillons somptueux, des fleurs étranges, et même un serpent antipathique. Il avait pris des dizaines de photos prometteuses.

Seulement voilà, Ratinet est Ratinet. Lorsque, embrumé par la fièvre, je lui avais confié mon appareil, je ne lui avais pas précisé qu’il n’était pas chargé en pellicule. Lui-même n’avait pas pensé à le vérifier. Et lorsque, après chaque photo, il avait  manié de son pouce droit le petit levier d’avancement, ceci à trente-six reprises au moins, il n’avait pas remarqué sa faible résistance due à l’absence de ruban. Ce n’est que vers la fin de son expédition que, voulant remplacer la pellicule, il avait ouvert le Leica et constaté le drame. Grâce à ma négligence ou peut-être même avec mon aide, les dieux tout puissants, ligués une fois de plus contre André Ratinet, avaient réussi à gâcher son expédition tropicale.

Trop fatigué pour contester ma part de responsabilité dans cet échec et pas assez cruel pour ironiser sur l’obstination du sort contraire et la persistance de ses malheurs, je me suis rencogné contre la portière et l’ai laissé bougonner dans son coin. On verra plus tard que cette nouvelle mésaventure philippine ne serait pas pour lui la dernière.

Il est presque midi et le soleil brille. Nous sommes samedi et la terrasse du Hilton où je termine mon petit déjeuner est très fréquentée. La plupart des tables et des  chaises longues sont occupées par des non-résidents qui viennent prendre un verre ou déjeuner pour avoir le droit de profiter de la piscine. Il y a longtemps que j’ai réservé mon transat en y plaçant une serviette et un livre ouvert. Je me sens en pleine forme avec, devant moi, deux longues journées à ne rien faire. Peut-être irai-je dans un de ces énormes cinémas glacés du quartier de Quiapo. Le dernier James Bond vient d’arriver à Manille. Au moment où je vais me lever pour rejoindre ma chaise longue, Robert Robertson, notre géologue, se dresse devant ma table, tout souriant. Il est venu prendre de mes nouvelles. Ce grand Ecossais me plait bien. Quand il est arrivé de Sidney la semaine dernière, c’est moi qui suis allé l’accueillir à l’aéroport. Nous avons chargé dans la voiture son unique valise et ses nombreux bagages à main débordant de clubs de golf et de raquettes. Je l’ai amené directement au Hilton où, après un ou deux whiskys au bar du cinquième étage, je l’ai invité à diner. Quand je lui ai expliqué qu’il pouvait bénéficier des tarifs que j’avais négociés, il m’a dit qu’il préférait trouver une maison, sa femme devant le rejoindre dans une dizaine de jours. Quand je lui ai proposé le même régime que celui que j’avais connu à mon arrivée, c’est à dire journée libre pour demain et premier jour de bureau après demain, il m’a précisé qu’il avait prévu une autre organisation. Il lui fallait un chauffeur et une voiture pendant au moins trois jours, temps qu’il estimait nécessaire pour prendre contact avec la communauté britannique, trouver une villa confortable et deux ou trois clubs convenables. Ces exigences étaient annoncées avec tant d’assurance, de désinvolture et de bonne humeur qu’elles semblaient aller de soi. Je lui dit que je me chargeais de transmettre ses demandes à Gérard Peltier qui, entre nous, ne fit aucune difficulté pour les agréer. Je me demandais quelle aurait été sa réaction si j’avais eu les mêmes prétentions. Pour Ratinet, je ne me posais même pas la question. Lorsque, trois jours plus tard, il arriva au bureau pour la première fois, il avait trouvé une maison et s’était inscrit à un club de football, un club de tennis avec piscine et un club de squash. Sous quelque climat que ce soit, les britanniques ne plaisantent pas avec les loisirs et le confort qui leur paraissent nécessaires pour survivre. Le diner avec Robertson fut cordial et nos relations devinrent très vite amicales.
Robert s’est assis devant moi. Il a commandé un gin-tonic et m’a demandé mes projets pour la journée. Quand je lui ai dit que j’hésitais entre un James Bond et un après-midi bouquin-piscine, il m’a déclaré que ce n’était pas sérieux et qu’il me proposait d’aller déjeuner au fronton de Jai Alai (prononcez « aille alaille »). J’avais entendu parler de ce sport national philippin, probablement importé dans leurs basques par les espagnols et qui ressemble au grand chistera comme deux gouttes de patxaran. J’acceptais bien volontiers de l’accompagner.
Nous avons pris un de ces taxis de deuxième classe, plancher percé de rouille, sièges défoncés et, après avoir traversé le parc de Luneta à toute vitesse, fenêtres et Klaxon bloqués, nous sommes arrivés rapidement devant le stade de Jai Alai.
Je m’attendais à un sport de plein air, mais nous nous retrouvons devant un beau bâtiment de style Art Deco, haut de trois ou quatre étages et long de près de cent mètres. C’est le Jai Alai Building. À une de ses extrémités, une foule désordonnée de barongs tagalog se presse devant quelques guichets sombres et fortement grillagés. Devant notre très visible hésitation à entrer dans la bagarre, un jeune garçon me prend par la main et m’entraîne vers le milieu de la façade: « Hi, Joe! You want to go to Sky Room? Sky Room very nice. Follow me, follow me! »
Nous suivons. Nous arrivons devant une entrée plus tranquille devant laquelle sont plantés deux de ces gardes privés que l’on voit partout à Manille. Petit pourboire à notre guide, légère fouille à corps, accès direct à l’ascenseur qui nous mène directement au dernier étage.
Nous débouchons sur une étrange salle de restaurant : les tables sont installées sur des gradins vertigineux qui descendent presque jusqu’au sol, au ras du terrain de jeu. La vue de chaque table sur le fronton est ainsi imprenable. Une partie est en cours. Nous restons quelques instants debout, immobiles, ébahis par le gigantesque tableau qui s’étale devant nous : nous faisons face à un mur de près de soixante mètres sur une hauteur d’une douzaine; à chaque extrémité, un mur perpendiculaire de même hauteur et d’une dizaine de mètres de large. Tout est vert, les murs, le sol, le plafond. La dernière paroi de cette immense boite est faite d’un filet qui sépare le terrain de jeu des spectateurs. Le mur de droite constitue le mur de front et celui de gauche le mur arrière. Deux équipes adverses de deux joueurs sont en train d’évoluer sur le terrain. Le spectacle est extrêmement gracieux et ne donne pas l’impression de violence et d’effort des autres sports de balle. Pourtant, la petite pelote de caoutchouc noir file vers le mur à une vitesse incroyable, éjectée du grand chistera par le large mouvement de balancement du bras du joueur. Elle percute le mur de front avec un bruit de détonation sèche puis repart en arrière sans qu’on ait l’impression qu’elle ait perdu de son énergie. Parfois, elle touche le mur de côté et change légèrement sa trajectoire, parfois elle le longe en le frôlant jusqu’au milieu du court. En pantalons blancs, tee-shirts et casquettes aux couleurs de leur club, les joueurs dansent sans autre accompagnement que l’explosion de la pelote contre le mur. De temps en temps, l’un d’eux pousse un cri qui résonne et couvre le brouhaha de la foule. Parfois, un autre grimpe en courant sur le grand mur vertical jusqu’à des hauteurs incroyables pour rattraper une balle difficile. Notre contemplation est interrompue par une hôtesse qui nous conduit jusqu’à une table en bordure de gradins.
Nous resterons là une bonne partie de l’après-midi à discuter, manger du pork adobo, boire des bières, admirer le jeu et placer de temps en temps des paris auprès de notre serveur. Nous regarderons ces hommes légers gagner beaucoup d’argent à courir sur les murs, balancer leur grand panier d’osier et renvoyer la petite balle noire éclater sur le mur.
Quand nous sommes sortis du stade, la pluie venait de tomber et le soleil couchant brillait à nouveau sur les Jeepneys enluminés, les autocars fumants, les taxis colorés et les vitres argentées des limousines. Les triporteurs et les cyclistes se faufilaient entre toutes ces machines hurlantes mêlées aux piétons désordonnés. Les fumées bleues des échappements se mêlaient à la vapeur qui montait du bitume chaud dans la lumière ocre de cette fin de journée.
Comme aurait dit Verlaine : Mon Dieu, mon Dieu, l’Asie est là…
Nous avons pris un taxi pour rentrer à l’hôtel. Sous l’auvent du Hilton, le taxi qui était devant le nôtre déchargeait ses passagers. Je vis André Ratinet en descendre, puis se pencher à l’intérieur pour aider élégamment une jeune femme en jolie robe de soie moulante à sortir de la voiture. C’était Tavia, la fille du Monte-Carlo.
D’un commun et tacite accord entre Robert et moi, nous attendîmes pour sortir de notre voiture que le couple ait disparu dans l’ombre du hall.
Surprenant Ratinet.

(à suivre)
 
(1) Vous ai-je déjà dit ce qu’est un Jeepney? Non? Hé bien voilà: dans les années 70, les Jeepneys étaient encore  le principal moyen de transport des villes philippines. Ils avaient été construits à partir des innombrables Jeeps laissées par l’armée américaine à la fin de la guerre du Pacifique. On les avaient rallongées d’un ou deux mètres, couvertes avec un toit en tôle et équipées de deux banquettes en long. On les avait peintes de toutes les couleurs, avec une préférence évidente pour le rouge et le jaune. On les avait couvertes de fanfreluches et de guirlandes électriques, de statues de la Vierge et d’images pieuses, de chromes et de miroirs, de proverbes et de maximes tagalog, de phares et de trompettes supplémentaires. On avait obtenu ainsi de superbes et économiques taxis collectifs, hélables à loisir, chargeables à merci et pittoresques à souhait. 

Pour voir le chapitre suivant, cliquez dessus !

Bonjour, Philippines ! Chapitre 7 – Un diner à O.K. Corral

4 réflexions sur « Bonjour, Philippines ! Chap.6: Retour à Manille »

  1. J’ai dix chapitres prêts à être publiés, mais le onzième, qui devrait être le dernier, est pour le moment en panne.
    Savoir faire une fin, c’est là le problème.

  2. Vivement le 26… Ce périple aux Philippines est addictif

  3. Le chapitre 7 sera publié le 26 avril. Il aura pour titre : Un diner à OK-Corral

  4. Je suis avec plaisir cette saga et j’attends toujours la suite !!!!!!!!

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