LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit des Roggenfelder (2)

(…) Nous partirons d’ici demain à trois heures. Je crois que tout le monde viendra. Demande à l’auberge qu’on te prépare des sandwiches.

— Mais si nous partons aussi tard, cela veut dire que nous ne serons pas arrivés avant six heures du soir et qu’il faudra rentrer de nuit !

— Sauf si on la passe au refuge, mon petit vieux !

— On passera la nuit là-haut ? Mais les filles ? …

2

Jamais, au grand jamais, mes sœurs ou mes cousines n’accepteraient de dormir dans un refuge avec des garçons. Elles n’oseraient même pas y songer. D’ailleurs, leurs parents ne les y autoriseraient pas.

— Quoi, les filles ? s’étonna Anton. Elles viennent aussi,  bien sûr !

Certes, au cours de nos après-midi dans la campagne, il arrivait bien que quelques gestes amoureux s’échangent entre garçons et filles, mais cela restait délicat, léger, naturel et toujours au vu et au su des autres. Ces manifestations affectueuses, auxquelles, à mon grand regret, je ne participais pas, auraient certainement choqué mes parents mais pour moi, elles restaient dans la limite de ce que, moi, je jugeais être les convenances.

Mais, des garçons et des filles, toute une nuit dans une maison isolée, sans adulte, sans chaperon aucun, j’étais stupéfait que cela puisse être seulement envisagé. Comme je ne voulais pas passer pour pudibond, je dis seulement :

— Ah ? Eh bien tant mieux !

À ce point de mon récit, il faut que vous sachiez qu’à l’époque, l’adolescent que j’étais n’annonçait en rien l’homme mûr que je suis devenu et que vous commencez à connaitre. Comme vous l’avez sans doute compris à m’écouter, à cette époque, j’étais plutôt réservé, timide même, et peu sociable. Je n’avais pas d’ami et donc pas de meilleur ami. Mes relations avec les garçons de mon âge demeuraient superficielles. Il faut savoir également qu’au début de ce siècle, dans les villes de mon pays, la séparation des sexes était partout strictement respectée et, qu’en dehors des fêtes de famille, il n’y avait, pour un garçon comme moi, que fort peu d’occasions de rencontrer des jeunes filles. C’est pourquoi, à l’exception de deux ou trois cousines, laides ou sans intérêt, je n’en connaissais aucune. D’ailleurs, en aurais-je rencontré, à supposer que j’eusse osé leur adresser la parole, je n’aurais pas su quoi leur dire.

Depuis quelques mois, sans l’avoir vraiment compris, j’avais atteint l’âge auquel s’éveille la sensualité et naissent ces premières pulsions qui vous vous poussent vers le sexe opposé en vous le faisant craindre tout à la fois. Les barrières dressées par la ville, la société bourgeoise et mon invincible timidité m’en avaient empêché jusque-là et j’en souffrais beaucoup. Alors, je me réfugiais dans la littérature, qui d’ailleurs ne faisait qu’enflammer davantage mes désirs imprécis d’adolescent.

Sachant cela, vous comprendrez mieux que mon arrivée dans ce milieu de jeunes campagnards, habitués depuis leur plus tendre enfance à se fréquenter librement sans distinction de sexe ni de classe sociale, avait constitué pour moi une révolution ou, plus précisément, une révélation : il était donc possible de passer du temps entre garçons et filles, librement, sans la présence des parents, sans que personne ne trouve à y redire ? On pouvait se baigner ensemble, rire ensemble, discuter de tout ensemble, se frôler et même s’embrasser sans honte ni gêne ? L’excursion projetée aux Roggenfelder tendait d’ailleurs à me prouver qu’on pouvait aller jusqu’à dormir ensemble.

Constatant cela, quelques jours après mon arrivée à Sankt-Johann, j’avais décidé de profiter de ce qui restait à courir de mon séjour pour lier connaissance — je ne trouvais pas d’autre mot pour définir ce que je n’arrivais à concevoir que vaguement — avec une fille ou, pourquoi pas, plusieurs.

Mais, de baignade en pique-nique, de balade en montagne en sieste au soleil, les jours avaient passé et rien de ce genre ne s’était produit. Je ne saurais pas comment m’y prendre, les après-midi était bien trop courtes pour entreprendre quoi que ce soit, les jeunes filles ne semblaient pas me prêter attention, au contraire elles paraissaient s’intéresser à un autre garçon… Autant de raisons que je me donnais pour ne rien tenter. Il fallait que cela cesse, il fallait que j’ose et cette excursion aux Roggenfelder en serait l’occasion.

Le jour dit, dès trois heures, nous étions treize autour de la fontaine, prêts à partir. Dans le groupe, il y avait deux filles que je n’avais jamais vues, et un garçon aussi. Tous étaient équipés pour la randonnée annoncée. Bien sûr, le citadin que j’étais n’avait ni sac à dos ni chaussures convenables, mais on m’en avait trouvé sans difficultés, tant les armoires de ces régions abondent en ce genre d’équipement. En ce milieu d’après-midi, il faisait très chaud sur la place et si les garçons portaient des pantalons courts à la mode anglaise, par bienséance, les filles avaient dû se résoudre à mettre leurs éternelles jupes de laine bleu marine ou kaki qui leur cachaient les genoux.

Dès la sortie du bourg, nous quittâmes la route qui montait vers le col du Gornergrat pour prendre un de ces chemins qui permettaient aux bûcherons de descendre les grumes jusqu’à la scierie Kaufmann. La montée était douce et, dans l’ombre des grands pins, il faisait presque frais. Quelqu’un entonna un chant de marche, et tout le monde se mit à chanter, chanson après chanson. Parfois, jaillissait une grosse plaisanterie pleine de sous-entendus. Alors, les garçons riaient très fort et les filles baissaient la tête et se cachaient pour sourire ou même pouffer. Et puis le chemin devint plus raide, et quand nous sortîmes de la forêt, la chaleur nous fit taire. Penché en avant sous mon sac à dos, de temps en temps, je jetais un coup d’œil aux deux nouvelles. Elles avançaient côte à côte et parlaient sans cesse entre elles. Il y en avait une grande, trop grande, plus grande que moi, et une plus petite, jolie. Ce n’est pas que la plus grande ait été laide, mais elle n’était pas aussi jolie que la plus petite.

Au bout de trois heures de marche, après un dernier raidillon qui me cassa les jambes et le souffle, nous débouchâmes sur un plateau couvert d’herbes hautes et dorées qu’un léger vent faisait onduler devant nous. Au bout de cette prairie inattendue se dessinait une bâtisse en grosses pierres dont les lauzes luisaient sous le soleil déclinant : nous étions arrivés.

Les derniers cent mètres se firent presque en courant. Un homme nous accueillit à l’entrée. C’était Göran, me dit Anton, un vieux berger serbe à qui le bourgmestre avait confié la garde du refuge. Il nous assura que tout était prêt, les couchages, le bois pour le feu et l’eau potable. On trouverait dans le garde-manger des fromages de sa fabrication mais il n’avait pas eu le temps d’achever la réparation du toit. C’était ennuyeux, disait-il, parce que cette nuit, il y aurait de l’orage. Mais c’était bien aussi parce qu’il n’avait pas plu depuis si longtemps que bientôt, ses chèvres n’auraient plus rien à manger. Il nous confiait le refuge, car lui, il allait dormir plus haut dans la montagne avec son chien et son troupeau.

Le dortoir occupait la totalité du premier étage. On y accédait par une échelle de meunier et, quand on franchissait la trappe qui était ménagée dans le plancher, on était tout de suite saisi par la chaleur sèche qui y régnait. La salle était éclairée par deux petites fenêtres percées dans les pignons. Par l’une d’elles, les rayons du soleil couchant entraient, formant un faisceau peine incliné dans lequel gonflaient lentement les volutes de poussières que notre entrée en bousculade avait soulevées.

De part et d’autre d’une allée centrale, posées directement sur le plancher de bois gris clair, quatorze paillasses se faisaient face deux par deux, chacune séparée de ses voisines par une étroite ruelle. Lorsque j’arrivai enfin dans le dortoir, la plupart des garçons et des filles avaient déjà marqué leur territoire en jetant leur sac sur le couchage de leur choix. Devant moi, je voyais les deux filles nouvelles se diriger vers le fond de la grande salle où quelques matelas étaient encore vacants. Elles en choisirent deux côte à côte. Par chance, ceux qui les entouraient demeuraient également libres et je décidai de m’installer à côté de la plus petite des deux filles, la plus jolie. Mais, comme j’hésitai un instant sur la façon de m’y prendre, la sœur d’Anton, Lara, vint m’en empêcher en posant son sac à l’endroit que j’avais choisi. J’en fus réduit à faire trois pas de plus vers le fond et à jeter d’un air indifférent mon sac à côté de celui de la plus grande des deux filles ; la plus grande ; la moins jolie ; mais jolie assez quand même.

À suivre

 

5 réflexions sur « LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit des Roggenfelder (2) »

  1. Patience ! Patience !
    Tout ceci se passe il y a plus de cent ans, lentement, avec grâce et distinction, tout en finesse.
    Enfin… peut-être…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *