Zoom

Suite africaine n°10

 Dès neuf heures du matin, l’agitation est grande près du marché Rose, mais Pierre a réussi à garer sa voiture entre deux taxis-brousse. Il ne fait pas encore très chaud mais, dès qu’il descend de voiture, la poussière le prend à la gorge. Les camions, les pickups et les charrettes vont et viennent sans arrêt pour décharger leur contenu de légumes, de fruits, de poulets, de boubous et d’ustensiles de cuisine. Les bus, les taxis, les voitures et les vélos amènent la foule des acheteurs qui envahissent tout le quartier.
Pierre est venu pour prendre des photos et il a décidé de remonter à pied l’avenue de la République qui longe le marché et qui grouille de monde. En l’abritant du mieux qu’il peut de la poussière, il sort le Foca de son étui de cuir et le charge avec une pellicule 24×36 100ASA de trente-six poses, puis il regarde autour de lui. Au-dessus de l’étal d’un pêcheur, une femme en boubou aux motifs géométriques marron et jaune tend la main vers un manogo, poisson-chat du Niger. Elle lui fournira son premier sujet.

Photo.

La femme a vu le photographe, mais elle n’est pas fâchée. Elle l’apostrophe en riant. Le pêcheur brandit le poisson en criant quelque chose d’incompréhensible.

Photo. Photo. Photo.

Un peu plus loin, un enfant le regarde, les yeux écarquillés.

Photo.

Un homme le croise, courbé sous une énorme charge de coton ficelée sur ses épaules par des lambeaux de bâches en matière plastique. On dirait une fourmi portant un petit pois gris.

Photo. Photo.

De derrière lui, surgit une mobylette. Elle est conduite par une large femme assise sur la selle. Entre elle et le guidon, une jeune fille se tient debout sur les pédales. Assis sur le porte-bagage, les mains agrippées derrière les fesses, un grand dadais écarte les jambes pour qu’elles ne trainent pas à terre.

Photo. Photo.

La mobylette s’éloigne suivie par sa poussière. Vue de dos, la silhouette de l’ensemble est confuse, tête crépue du jeune homme, haut turban et large torse de la femme, longues jambes écartées du jeune homme…Etrange.

Photo.

La chaleur monte. L’air est immobile. Pierre change d’objectif. Au bout de l’avenue, se dessine dans la poussière ocre qui s’élève du sol la silhouette du minaret plantée sur le haut mur rougeâtre de la grande mosquée.

Photo.

Il marche lentement vers ce but qu’il vient de se fixer. Au pied du grand mur, il peut apercevoir une masse colorée, sans doute une pile de tissus laissée là par un commerçant.

Sans intérêt.

Il zigzag entre les passants et les vélos. Il traverse les étals qui se prolongent jusqu’au milieu de l’avenue. Dans la foule colorée, un homme traverse l’avenue de la République d’un air décidé. Il porte un strict costume bleu foncé, une chemise blanche, une cravate noire, des chaussures noires, une paire de Ray-Ban à verres réfléchissants et un attaché case en cuir fauve.

Photo.

Contre le mur là-bas, il lui semble que le tas de tissus colorés a bougé. Au maximum du zoom, il peut voir qu’il s’agit en fait d’un homme, assis et de dos. Pierre s’arrête pour laisser passer un autocar qui lui cache un instant la mosquée. L’autocar est rose, de la couleur de la poussière de la route. Il fume noir et dense.

Photo.

Pierre s’intéresse maintenant à une boutique de coiffeur ambulant. Clouées sur un piquet, des silhouettes découpées dans du carton noir montrent ce que l’on peut demander à l’homme qui tient le « Salon de Coiffure Champs Elisé ». Il est en train d’exercer son art sur un client assis sur un tabouret de bar. Un petit transistor accroché au piquet diffuse Strangers in the night.

Photo. Photo. Photo.

Pierre reprend sa progression vers la Grande Mosquée. Maintenant il peut voir à l’œil nu qu’au pied du mur, c’est bien un homme en caftan qui lui tourne le dos. Mais il n’est pas seul. En réalité, il y a deux hommes, et ils se font face.
L’un des deux hommes est assis sur un petit tabouret de bois sombre. Il est adossé au mur rouge de la mosquée. L’autre se tient accroupi sur ses talons. Les genoux des deux hommes se touchent et leurs mains aussi, mais Pierre ne les voit pas car elles sont dissimulées par une couverture aux rayures multicolores et aux tons passés qu’on a jetée sur elles. Les deux hommes se regardent dans les yeux, immobiles et muets.

Pierre change à nouveau d’objectif et s’approche mais l’homme assis sur le tabouret lui jette un regard intense.

De temps en temps, la couverture est agitée de petites vagues ou de légers soubresauts. Mais la plupart du temps, sa surface reste calme. Les deux hommes ne disent pas un mot, mais leurs regards se croisent et leurs doigts se parlent. L’un veut vendre et l’autre acheter. Ils négocient. Dix chèvres, deux balles de coton, une Peugeot 404, une femme, on ne sait pas. Enfin, l’homme au tabouret replie la couverture tandis que l’autre se lève et s’époussette. Ils ont l’air tous deux satisfaits.

Pierre n’a pas pris la photo.

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