Sacrée soirée ! (28)

28

Dans la cuisine, il n’y a plus que moi, Renée qui hoche la tête au rythme de la musique militaire, Charles qui somnole dans un coin, agrippé à une bouteille de gin, Marcelle, les lèvres pincées, raide comme un passe-lacet, et André, qui regarde Renée, accablé.

Français, Françaises, mes chers concitoyens…

Je n’y comprends rien. Je ne sais pas ce que je pense. Ce n’est pas une façon de parler : à ce moment, je n’ai aucune idée de ce qui vient de se passer : rêve ou réalité, canular de potaches ou théâtre de boulevard ? Je ne sais pas, je n’arrive pas à me décider. Après tout, c’est peut-être vrai tout ce qu’Anne vient de me raconter. Mais non, voyons, je n’aurais pas mis dix ans à m’en apercevoir ! C’était une blague, forcément. Je ne sais pas… je ne sais rien…

Mais tout d’un coup, il y a une chose que je sais, un truc qui me saute aux yeux, c’est que je déteste tous ces gens. André, le gigolo, Longchamp, le playboy de banlieue, Charles, le gros plaisantin, Marcelle, la dealeuse de Gentilly, Wu, le poids lourd de la mode, Renée, la nympho de la Place des Vosges. Je les déteste tous, je les hais, je ne peux plus supporter de les voir, je ne peux plus supporter leurs regards. Je ne peux pas rester ici une minute de plus. Il faut que je sorte… Laissez-moi sortir !

— …parole ce soir pour vous annoncer les mesures que le gouvernement et moi-même… 

— Enfin, Gérald ! Personne ne vous empêche de sortir ! Mais laissez-nous écouter le Président, s’il-vous-plait !

J’ai cru reconnaitre la voix de la pharmacienne. Celle-là, je la hais. Ce doit être elle qui vient de m’intimer de me taire. Je ne m’étais pas rendu compte que je pensais tout haut. Je ne sais pas ce qu’ils ont vraiment entendu, mais après tout, je m’en fous, je les déteste tous. Tout ce que je veux, c’est sortir d’ici.

— …dans ces circonstances extrêmement préoccupantes, il convient de rester vigilants et unis. Dans les heures qui…

Tiens, ça y est enfin. Il s’est enfin décidé à parler, le Président et c’est la dernière chose que j’entends en sortant de la cuisine. Dans la salle à manger, je croise un type qui revient de l’entrée et qui me dit :

— Si vous descendez, essayez de calmer votre femme !

Je reconnais vaguement Longchamp. Je le déteste énormément, lui.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

— Mais rien ! Dites-lui seulement qu’on ne peut pas sortir. Elle est en train de s’engueuler avec les flics, en bas. Elle est complètement enragée. Elle va finir par avoir des ennuis. Heureusement, il y a la grosse qui essaie de la calmer mais, si vous voulez mon avis, il faudrait que vous preniez les choses en main. Bon, allez, salut ! Moi je vais chercher un endroit pour dormir. Y a bien une chambre de libre dans ce lupanar !

Il a raison, il faut que je prenne les choses en main. Après, j’irai dormir aussi. Je vais prendre les choses en main et tout va s’arranger. On va voir ce qu’on va voir !

Quand j’arrive dans le hall d’entrée, la première chose que je vois, c’est Anne. Elle est aux prises avec deux policiers. C’est bizarre ! Ils portent des masques à gaz. Ils les portent remontés sur le front, mais c’est quand même des masques à gaz ! Il y en a un qui maintient Anne en criant : « Calmez-vous Madame, calmez-vous ! » tandis que l’autre tente de se dégager de l’emprise de Kris pour pouvoir sortir son pistolet-taser. J’entends un « Tu vas me lâcher, salope ! » non règlementaire. Tout d’un coup, la minuterie s’éteint et, à travers les corps entremêlés dans l’obscurité, un morceau de la Place des Vosges apparait au-delà de la porte cochère ouverte. Une sorte de brouillard jaunâtre flotte sur la place. Sur le trottoir d’en face, il y a deux soldats en faction, mitraillette en travers du ventre et masque à gaz sur le visage. Dans un chuintement sinistre, un camion-citerne passe lentement devant l’immeuble. Il est surmonté d’une sorte de canon à eau. Mais ce qu’il disperse sur la chaussée et les façades ressemble moins à de l’eau qu’à du jus d’orange à la pulpe véritable. Pas très loin, on entend le wouche-wouche-wouche stationnaire d’un hélicoptère.

J’appuie sur la minuterie et la Place des Vosges disparait. Dans le hall, les choses se sont calmées : Anne est en train de se recoiffer et Kris de reprendre son souffle tandis que l’un des flics range son taser dans son étui de ceinture et que l’autre va récupérer son masque à gaz qui a valsé à l’autre bout du hall.

— Mesdames, pour la dernière fois, dit l’homme au taser en rajustant son uniforme, il est interdit de sortir de l’immeuble jusqu’à nouvel ordre. Veuillez remonter chez vous et n’en plus bouger ou on vous colle un refus d’obtempérer avec outrage à agent et violence sur personne détentrice de l’autorité.

Sur ce, les policiers remettent leur masque et sortent de l’immeuble. Je m’approche d’Anne et, d’un ton très doux, je lui demande :

— Ça va, Anne ? Ils ne t’ont pas fait mal, au moins ?

— Fous-moi la paix, Gérald, me répond-elle sèchement en me bousculant pour rejoindre l’ascenseur, suivie de près par Kris.

Mais pourquoi elle me parle comme ça ? A moi, qui suis si gentil, si prévenant, si amoureux ! Sans parler de mes qualités morales ni de ma situation sociale ! Peut-être qu’elle ne m’aime plus, finalement ? Il faut que j’en aie le cœur net, absolument. Je me précipite pour retenir la porte de l’ascenseur dans lequel elles se sont entassées.

— Anne, tu ne m’aimes plus ?

— Foutez-lui donc la paix une fois pour toutes, Gérald ! me conseille Kris en tentant de refermer la porte sur elles. Vous n’avez pas encore compris, espèce de minus ?

— Vous, d’abord, je vous déteste ! Voilà ! Je remonte chez Renée, alors sortez de l’ascenseur. On tiendra jamais à trois là-dedans ! Et puis, avec votre quintal et demi, on serait en surcharge !

Et tout en la tirant par le bras, j’ajoute, définitif :

— Allez, la pouffiasse, on descend !

Et voilà qu’elle me balance une gifle ! Non, mais sans blague ! Une gifle ! À moi ! Enfin, vu d’ici, on dirait plutôt un coup de poing. J’aurais bien esquivé — un léger balancement du corps avec flexion d’un genou et pression sur la jambe opposée comme me l’avait appris un G.O. au Club Med de Cancùn — mais là, j’ai pas eu le temps. Elle m’a pris par surprise, la vache. C’est pas souvent fair-play, les femmes. C’est comme ça, y a rien à faire.

La porte s’est refermée sur elles et l’ascenseur commence à monter. Très digne malgré la douleur, je sors ma pochette pour essuyer le sang qui coule de ma lèvre fendue et je rajuste mon nœud de cravate avant de me précipiter furieusement dans l’escalier à la poursuite de l’ascenseur.

L’appartement de Renée n’est qu’au deuxième étage, mais dans ces vieux immeubles, ça fait haut. J’ai beau être dans une parfaite forme physique pour mon âge, quand j’arrive devant la porte, les deux femmes se sont déjà engouffrées dans l’entrée. Heureusement, elles n’ont pas claqué la porte, les deux gourdes ! J’entre et je traverse le salon à grands pas en zigzagant entre les canapés et les guéridons pour déboucher à vive allure dans la salle à manger. J’aperçois Kris qui disparaît dans l’office en en claquant la porte. Je fonce. Au milieu de la pièce, il y a Charles, étendu sur le dos. Assise à califourchon sur son ventre, Renée est en train de le frapper avec son bouquet dont les fleurs se dispersent aux alentours

— Pardon, excusez-moi, dis-je en enjambant l’écrivain.

La porte de l’office ne résiste pas à mon assaut et, tel Hulk en sa fureur, d’un seul geste, j’envoie balader la table à roulette qui me barre le chemin.

… extrêmement contagieuse qui demande la mise en œuvre de…

Dans le fond de la cuisine, sous le Pizon Bros, Longchamp a coincé la tête de Mademoiselle Herr dans la porte du réfrigérateur sur laquelle il donne de grands coups d’épaule répétés.

— … et c’est seulement au prix de ces mesures, difficiles et contraignantes je le reconnais, que nous…

A l’autre extrémité de la cuisine, André a saisi une planche à découper qu’il brandit en se précipitant vers le frigidaire. Pour le moment, je ne saurais dire s’il a l’intention d’en frapper le crâne de l’acteur où le postérieur de la pharmacienne.

— … plein accord avec les recommandations du Conseil Scientifique. Un couvre-feu immédiat et permanent, autrement dit un confinement total, 24 heures sur 24, avec la stricte interdiction de sortir pour quelque raison que…

Je ne le saurai jamais, parce que Anne vient de faire un croche-pied à André. Il s’étale sur le carrelage sans avoir pu parvenir à ses fins.

— … pour une première période de deux semaines commençant à cet instant.

En ce qui me concerne, j’ai enfin réussi à rejoindre Kris. Je l’attrape par la chaîne de vélo qu’elle porte autour du coup, et je tente de la faire tournoyer autour de moi. Malheureusement, elle est bien trop lourde. Hulk y serait sans doute arrivé, mais je crois que moi, je ne parviendrai pas à la faire décoller. J’abandonne le projet pour entreprendre un étranglement.

…Voilà, mes chers compatriotes quelles sont…

Mais voilà Anne qui vient à sa rescousse en me plantant une fourchette à huîtres dans l’épaule. Le hors d’œuvre ayant été du foie gras, je me demande où elle a trouvé l’instrument. Je lâche la grosse et flanque un coup de pied dans le tibia de ma chère épouse. Mais André a récupéré ses esprits et la planche à découper. Du coin de l’œil, je le vois qui…

…. Vive la République et vive la France !

Fin

 

Bientôt publié

6 Nov, 16:47 The French Dispatch – Critique aisée n°220
7 Nov, 07:47 Un résumé de La Recherche

8 réflexions sur « Sacrée soirée ! (28) »

  1. @Philippe : Oui bien sûr je pensais à Buñuel dont j’ai toujours trouvé les films ennuyeux. Sauf les seins de Carole Bouquet dans Cet obscur objet du désir …

  2. Bonsoir Edgard, mais si tu veux parler de l’ange exterminateur de Bunuel, y a-t-il film plus ennuyeux que celui-là ?
    L’année dernière à Marienbad, peut-être ? Et encore Marienbad avait un certain charme.L’Ange de Bunuel n’est que lourd.

  3. Déjanté, c’est bien le mot. Et avec quelle imagination !
    Quoique…
    N’envisage-t-on pas aisément l’appartement des Ursulines, ses maîtres et convives vivre pareille aventure ? Certains détails, certes, sont peu crédibles (quelles mœurs, Anne et Renée ! quelle niaise fatuité narcissique, cher Gérald), mais l’on pense à ces demi rêves surgis dans un demi sommeil, au petit matin blême, enfoncé sous la couette que l’on répugne à quitter, dont on ne sait soi-même quelle est la part du songe et celle du souvenir.
    Allez, Philippe, au divan !

  4. Moi j’avais pensé aussi à une suite genre l’Ange exterminateur …

  5. Soirée, que dis-je? FANTASIA toxique et hilarante écrite avec une encre chargée en protoxyde d’azote. Imbibé d’abord par petites doses, puis à la régalade la dépendance nous gagne mais pas la satiété et on en redemande, encore et encore plus. Honni soit qui mal en pense!

  6. Rebonjour Lariegeoise,
    pour que tu puisses juger, choses en main, de la différence entre une fin ouverte et une fin conclusive, je t’envoies par email, bien que tu ne l’aies pas réclamé quand il en était temps, l’épilogue que j’avais envisagé pour Le Cujas et que je n’ai finalement pas publié.

  7. Ce n’est pas une chute frustrante, chère ariégeoise, mais une fin ouverte.
    Quand j’ai commencé à écrire mes petites histoires, j’étais plutôt contre. J’ai même dû l’écrire ici avec passion, disant que les fins ouvertes, qui sont beaucoup pratiquées et appréciées sur les forums d’écriture, c’était le truc des auteurs feignants ou incapables.
    Mais j’ai changé d’avis et ne suis plus aussi sectaire.
    Je me suis rappelé que Le Temps retrouvé avait une fin ouverte, de même que tous les tomes précédents de La Recherche, Les Faux Monnayeurs aussi, Huis Clos, La Clé USB et Le Cujas de même !
    Alors, pourquoi pas Sacrée Soirée ! Et puis c’est tellement moins fatigant !
    Mais si quelqu’un veut ouvrir une suite, tous les éléments sont là :
    1- personne ne peut sortir de l’appartement de la Place des Vosges pendant au moins deux semaines
    2- les convives vont devoir vivre ensemble dans cet espace clos pendant tout ce temps.
    3- Le bordeaux, le champagne et le saumon d’Écosse viendront à manquer.

    Je peux même proposer à mes chers lecteurs un double exercice d’écriture :

    a) écrire une suite et fin à la japonaise où tout le monde se tuera réciproquement, le dernier survivant au massacre montrant à la fin tous les signes d’un COVID aggravé. Imaginer les méthodes de chacun pour se débarrasser de ses ennemis. Insister sur la dégradation des dialogues.

    b) écrire une suite et fin mondaine, dans laquelle tout le monde se réconciliera, et pourquoi pas sur le dos d’un seul (Gérald ?) pour vivre tant bien que mal les deux semaines à venir. Envisager plusieurs méthodes de réconciliation, sans exclure l’orgie générale ni le genre soirée mondaine en gilet de sauvetage sur le pont incliné du Titanic.

  8. Et bien Philippe, en voila des façons, 28 épisodes tous aussi déjantés, une galerie de portraits qui ferait hurler toutes les chochottes woke qui veulent nous persuader que l’ironie c’est mal et que l’offense permanente est le nouveau mantra , bref une satire à la Audiart d’une soiree qu’on pourrait dire bourgeoise ; on se précipite lors de chaque parution, la tension monte, les horreurs fusent … on attend la fin avec fébrilité : et quoi cette chute frustrante?
    Mais les points de suspension c’est bien l’amorce d’une suite?
    s’il faut voter je lance le scrutin!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *