Sacrée soirée ! (26)

26

— Ta gueule, Gérald.

Elle a dit ça d’un ton tellement calme, tellement détaché que j’ai dû mal entendre… ou mal comprendre.

— Qu’est-ce que tu dis, ma chérie ?

—Je dis : « Ta gueule, Gérald », répond-elle encore plus calmement.

— Mais enfin, ma chérie, je ne peux pas laisser cet ivrogne nous insulter de cette manière. Il faut bien que…

— Ta gueule, Gérald ! D’abord, ce n’est pas nous qu’il a insulté, c’est toi et toi tout seul. C’est toi qu’il a traité d’imbécile, de vaniteux et de bouché à l’émeri, pas moi. Ensuite, moi, ça fait déjà des années que je le sais, que tu es un con. D’ailleurs, tout le monde le sait. Renée le sait, son mari Fernand le savait, ton meilleur ami Hubert, ta secrétaire et maintenant les invités de Renée. Tout le monde, je te dis !

— Enfin, mes amis ! Je vous prends à témoin. Est-ce que vous me trouvez…

—La ferme, Gérald ! Ton père lui-même pensait que tu étais un imbécile. Je le sais, il me l’a dit sur son lit de mort. Moi, quand je t’ai rencontré, j’étais jeune et innocente, et quand je me suis rendu compte que tu étais un vrai con, il était trop tard. Alors, je me suis habituée. Il faut dire qu’il y avait des avantages : ton père te payait royalement à ne pas faire grand-chose dans son cabinet de courtage. Nous vivions bien à l’aise… bel appartement, belles voitures, belles vacances… ça compensait. C’était pas toujours facile, mais ça compensait.

— Mais enfin, chérie ! Quand même…

— Tais-toi, Gérald ! Il n’a pas fallu six mois après la mort de ton père pour que, sous ta direction, le cabinet commence à se casser la figure. Toute la profession te regardait en rigolant faire ânerie sur ânerie. Le chiffre d’affaire dégringolait et ça la remplissait de joie.

— Là, tu n’es pas juste, ma chérie. Mon cabinet marche bien aujourd’hui. Tu vois que je …

— Tais-toi, Gérald ! C’est bien grâce à Fernand Chastel si le cabinet marche. C’est depuis qu’il t’a fait embaucher le petit Rajchman qu’il est reparti, ton cabinet. Intelligent, le filleul de Fernand ! C’est lui qui fait tout le boulot, et toi , tu n’as plus qu’à aller déjeuner en ville et te pavaner dans les cocktails. Heureusement qu’on l’a rencontré, Fernand ! Parce que, sans lui, sans Rajchman… et aussi sans moi, ç’aurait été la catastrophe.

— Pourquoi « sans toi » ? Qu’est-ce que tu viens faire là-dedans. Tu mets les pieds au Cabinet une fois par an, pour l’arbre de Noël !

—  Alors, vraiment, tu n’es pas au courant ! Tu dois bien être le seul ! Allez ! Puisqu’on se dit tout ce soir, autant y aller carrément : je suis, ou plutôt j’étais la maitresse de Fernand Chastel …

— Hein ? Quoi ? Comment ?

— Ah ! Ne me coupe pas quand j’explique ! J’étais la maîtresse de Fernand depuis six ans quand il a eu cet accident d’hélicoptère. Ça avait commencé au cours de ce premier long weekend de chasse auquel il t’avait invité avec une bande d’autres courtiers. Et là, Gérald, je te dois des remerciements : tu avais insisté pour amener ta femme ! Tu voulais sans doute m’exhiber, pauvre andouille ! Fernand était un bel homme, plein de charme, drôle, intelligent et galant. Ça me changeait un peu ! Le premier soir au diner, j’étais assise à côté de lui, et il m’a fait la cour toute la soirée. Renée qui déteste la chasse n’était pas là et toi, tu es parti te coucher de bonne heure à cause d’un petit rhume. Tu voulais être en forme pour la chasse du lendemain. Le champ était libre, et nous sommes devenus amants cette nuit-là.

— Et tu me dis ça comme ça ! Et devant Renée, en plus !

— Ne t’en fais pas pour Renée, elle est parfaitement au courant, et pas qu’un peu. Tu vas comprendre ; enfin peut-être… Fernand n’était pas que charmeur, drôle et intelligent. Il était un peu tordu aussi. Tordu et habile… Les premières semaines, nous nous rencontrions les après-midi au Novotel de La Défense, près de son bureau. Et puis, un après-midi, il m’a convaincue de venir ici, Place des Vosges. Renée était là… Et c’est de fil en aiguille que j’ai compris qu’ils étaient adeptes du triolisme.

— Hein ? Quoi ? Comment ?

— Triolisme, l’amour à trois, tu ne connais pas ? Moi non plus, je ne connaissais pas… au début…

— Tu veux dire que vous trois… ?

— Nous trois, oui. Enfin plus maintenant… Il est mort. Alors, nous deux seulement…

— Tu veux dire que Renée et toi… même après la mort de …. Mais c’est dégoûtant !

— Non, non ! C’est plutôt agréable.

— Je n’arrive pas à y croire. D’ailleurs je n’y crois pas un seul instant.

— Charles a raison, mon pauvre Gérald. Tu es vraiment bouché à l’émeri ! Mais réfléchis un peu : pourquoi Fernand nous invitait-il, toi et moi, à la chasse presque chaque semaine ? Pourquoi a-t-il fait ce qu’il fallait pour sauver ton affaire ? Et pourquoi Renée nous invite-t-elle si souvent à ses blind-dinners ?

A SUIVRE

Bientôt publié

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2 Nov, 07:47 Land Art

 

Une réflexion sur « Sacrée soirée ! (26) »

  1. Bien! Au début je croyais que Gérald était du genre cynique observateur de la connerie des autres. Je me suis trompé, c’est un vrai con, un con certifié d’origine contrôlée, cocu en plus de ça. Pas de doute, un vrai dîner de cons, « blind », place des Vosges, mais des cons quand même.

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