Sacrée soirée ! (25)

25

Le bruit s’est à peine éteint dans nos oreilles que voilà Charles qui reprend la parole :

— Alors ? Elle était pas chouette, mon idée ? On apprend des trucs intéressants, vous trouvez pas ?  D’abord que le toubib couche avec la veuve, ensuite qu’elle le paie pour ça. Après ça, c’est Coco Chanel qu’abandonne son lardon chez les Thénardier, et le Delon de Cachan qu’est viré de partout parce qu’il joue comme un trombone et qu’il emmerde tout le monde et pour finir, voilà-t-il pas que Madame la Maire vend de la drogue aux gamins de la ville ! Qu’est-ce qu’on rigole ! Vous trouvez pas ?

Personne ne bronche. Alors forcément, il continue, le bougre.

— Et le plus marrant, c’est que ça devait être un blind-dinner ! Pas vrai, Renée ? Un blind-dinner ! Un dîner où personne ne connait personne. Une vraie connerie, entre nous soit dit. Et paf ! Voilà que tout le monde connaît tout le monde !

Tout en discourant, Charles s’est mis à déambuler dans la cuisine, très à l’aise. En passant devant l’évier, il rafle un verre de bordeaux encore à moitié plein et le boit d’un trait.

— Ahhrrrgh ! Ça fait du bien par où ça passe !

Bon, d’accord, la formule n’est pas très raffinée mais, si on peut penser ce qu’on veut de Charles, il faut bien lui accorder qu’il tient l’alcool. Entre le salon, la salle à manger, l’office et la cuisine, il a enfilé les verres de champagne et de bordeaux sans discontinuer. Et c’est à peine s’il bafouille de temps en temps. Très à l’aise, il circule en pérorant entre la table de ferme, les buffets époque 1950 et les convives. Je remarque quand même que, pour compenser une certaine instabilité, il s’appuie souvent sur les plans de travail des uns ou sur les épaules des autres en simulant selon les cas une élégante nonchalance ou une sincère affection.

— Enfin, reprend-il en claquant la langue, quand je dis tout le monde, c’est pas tout à fait vrai. Il nous manque encore Anne et Gérald. Allez, honneur aux dames ! Qu’est-ce que vous avez à nous dire, Aaaanne, ma chère Aaaanne ?

Anne qui s’était vautrée sur sa chaise se redresse à peine et répond calmement :

— Vous savez ce qu’elle vous dit, la chère Anne ?

C’est ça le problème avec Anne, enfin l’un des problèmes : c’est qu’elle devient facilement vulgaire. Je lui dis souvent. Mais là, il faut dire qu’il l’a bien cherché, le meneur de jeu. Je serais bien intervenu pour défendre mon épouse comme un gentleman se doit de le faire, mais la rapidité de sa réplique m’en a dispensé.

— Allons, allons ! Vous n’avez vraiment rien à nous dire ? insiste Charles. Pas même que vous en avez jusque-là de votre imbécile de mari ?

— Hein ?

Ça, c’est moi qui m’étrangle sur une cacahouète que je venais de piocher dans les restes de l’apéritif. Mais j’arrive à recracher la chose et je m’insurge :

— Non mais dites-donc ! Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?

Au moment où je prononce ces mots, je réalise que j’aurais mieux fait de me taire. Mais, c’est trop tard, et bien sûr, et Charles fait semblant de prendre ma protestation pour une question :

— Eh bien, mais… mon sens de l’observation, tout simplement. Premièrement, cher Monsieur, que vous soyez un imbécile, ça fait aucun doute. Suffit de vous regarder et de vous écouter cinq minutes et c’est confirmé. Vous êtes un imbécile prétentieux, un vaniteux primaire et bouché à l’émeri. En un mot, vous êtes un con. Désolé, Géralllld, mais c’est comme ça !

Il s’interrompt pour aller chercher un autre verre de bordeaux.

— Gérald ! dit-il avant d’avaler son verre. A-t-on idée de s’appeler Gérald ! Déjà, Gérard, c’est pas terrible, mais alors Gérald, c’est complètement ridicule.

C’est alors qu’il est pris d’un rire qui lui remonte de l’abdomen jusqu’à la gorge puis au nez, le fait se plier au-dessus de la table et le contraint à vaporiser son vin rouge aux alentours. Puis, il se calme et pousse un soupir d’aise en s’essuyant les yeux avec un napperon de dentelle qui trainait par là.

— Excusez-moi, mais c’est trop drôle, continue-t-il. Gérald ! Y a quand même des limites, non ?

Il réfléchit un instant et puis :

— Bon, où est-ce que j’en étais, moi ?

Kris dont je croyais qu’elle sommeillait dans un coin semble se réveiller puis, comme le chouchou du prof qui cherche à se faire valoir, elle précise :

— Vous étiez en train de nous expliquer pourquoi Anne ne supporte plus son imbécile de mari. Mais vous vous êtes arrêté après le premièrement. Nous attendons la suite avec intérêt.

— Ah oui, c’est ça ! Merci, la grosse ! Eh bien quoi ? Vous n’avez pas deviné ! C’est pourtant évident ! Il suffit de la regarder le regarder… Excusez… c’est pas très clair. Je voulais dire qu’il suffit de regarder Anne en train de regarder son mari : ses airs excédés, ses mimiques à chaque nouvelle ânerie, sans parler des réflexions qu’elle lui fait, des piques qu’elle lui balance… Elle n’en peut plus, la petite Anne, c’est l’évidence même ! Vous n’en pouvez plus Anne, pas vrai ? Alors faut vous barrer, ma p’tite dame, faut vous barrer !

Cette fois, c’en est trop ! Bien sûr, Anne et moi, nous avons nos petites disputes, mais quel est le couple qui n’en a pas après quelques années de vie commune ? Et bien sûr que de temps en temps elle m’envoie une vacherie ; mais elle n’en pense pas un mot ; c’est de l’humour, et l’humour dans un couple, c’est une preuve de complicité, d’entente parfaite, c’est bien connu !  Elle va sûrement renvoyer Charles dans ses vingt-deux mètres !

Mais Anne reste sans rien dire, à réfléchir dans son coin. Il va bien falloir que je lui rentre dedans, à ce gros lard. C’est parti !

— Bon, Charles, maintenant, ça suffit comme ça ! Vous allez me faire le plaisir de…

— Gérald ?

C’est Anne qui vient de m’interrompre.

— Oui, ma chérie ?

 A SUIVRE

 

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