Sacrée soirée ! (24)

24

Gérard, encore une qui m’appelle Gérard ! C’est agaçant, à la fin ! Je m’apprête à répliquer énergiquement à la dame mais avec calme et humour selon la règle que je me suis fixée il y a deux ans quand je me suis aperçu que la colère avait tendance à me faire perdre le fil de mes idées.

— Chère madame, commencé-je…

— Pauvre type !

Longchamp ne semble plus du tout avoir besoin de mon tabouret. C’est lui qui, très impoliment, vient de m’interrompre dans ma protestation… et avec une nouvelle insulte, en plus ! Je m’apprête à lui clouer le bec :

— Mais enfin, cher ami, qu’est-ce que je vous…

— Ta gueule, connard ! C’est pas à toi que je parle !

— Ah ! Eh bien, j’aime mieux ça, parce que sans ça…

— Ta gueule, je t’ai dit, insiste-t-il.

Mais moi aussi, je me permets d’insister. La preuve :

— Permettez que j’insiste. J’aime que les choses soient claires. A qui votre discours s’adressait-il donc, si ce n’est à ma personne ?

Ce qu’Anne me reproche souvent, entre autres, c’est mon goût pour les phrases. Mais moi je trouve que face aux éructations de mon interlocuteur, ça donne davantage de poids à mes paroles. Mais ce n’est pas l’avis de Longchamp qui, sans me regarder, gronde du coin des lèvres :

— Ta gueule, j’ai dit ! T’as pas entendu, connard ?

Voyant que toute discussion censée est devenue impossible, je préfère abandonner le terrain et me taire. Ce qui permet à l’ex-future star d’Embrayages de se tourner vers Madame le Maire et de reprendre :

— Pauvre type ? Comment ça, pauvre type ? Qui ça, pauvre type ? C’est moi que vous traitez de pauvre type ?

— Je vous prie de m’excuser, Monsieur Longchamp. Je ne voulais pas dire ça. Je vous voyais sur le point de défaillir et j’ai voulu vous apporter toute ma sympathie en vous soutenant contre cet incroyable égotiste…

— C’est ça ! … en me traitant de pauvre type !

Égotiste ? C’est de moi qu’elle parle, là ? Et puis qu’est-ce qu’elle veut dire par là ? Égotiste ? Égotiste, connais pas ! Elle a dû vouloir dire égoïste. C’est ça, sa langue a fourché et elle a dit égotiste au lieu d’égoïste. Pas foutue de parler correctement, la first lady de Gentilly ! Égoïste ? Mais, je ne suis pas égoïste moi, loin de là ! Je suis même généreux, c’est bien connu. La preuve, c’est que je donne chaque année à la Croix Rouge le maximum, je dis bien le maximum de ce qu’on peut déduire dans sa feuille d’impôt. Mais voilà, il suffit qu’une bonne femme soit à court d’arguments dans une discussion, et paf !, me voilà casé chez les égoïstes ! C’est un comble quand même…

Mais pendant que je réfléchissais aux injustices dont je suis régulièrement victime, la dispute entre le blondinet et la mère Fouettard a prospéré. Je crois que j’en ai perdu une partie. Il va falloir que je me concentre parce que ça promet. C’est Longchamp qui parle :

— … bien semblé vous reconnaître quand je suis entré tout à l’heure. Vous n’avez pas beaucoup changé en vingt ans, dites-donc ! Sèche comme un stockfisch vous étiez et sèche comme un stockfisch vous demeurez… et toujours fidèle à Gentilly, pas vrai ?

— Où voulez-vous en venir, Monsieur Longchamp ? Nous nous sommes rencontrés autrefois ? C’est possible, mais je ne m’en souviens pas.

Elle a l’air vaguement inquiète, Cruella.

— Oh ! Vous ne vous souvenez sûrement pas de moi, Mademoiselle Herr.  À l’époque, vous étiez employée comme pharmacienne chez Monsieur Carbone, place de l’Église.

— Et alors ? Je ne vois toujours pas…

— Moi, j’étais en première au Lycée de Cachan. C’est pas tout près de l’église de Gentilly, le lycée de Cachan. Pourtant, je venais souvent vous voir. Mais vous ne me reconnaissez pas, c’est normal.

Elle commence à pâlir, la pharmacienne. Et l’autre poursuit, implacable :

— Vous ne pouvez pas me reconnaître, bien sûr. Nous étions tellement nombreux à venir vous voir. Tous les lycéens de la banlieue sud fréquentaient la pharmacie Carbone. Alors pensez, un petit blond parmi d’autres…

Ça y est, elle se décompose, l’apothicaire. S’adressant maintenant à la noble assemblée, Longchamp demande d’une voix très douce :

— Et vous ne savez pas ce qu’on venait y acheter, à la pharmacie Carbone ? Mais de la drogue, tout simplement. De la drogue, des amphétamines, du LSD, du cannabis, des tas de médicaments interdits, même de la coke… Le code, c’était de demander des préservatifs de la marque Castex. Bien sûr, c’était une marque bidon. Et là, soi-disant pour ménager la timidité du client, Mademoiselle Herr vous emmenait dans l’arrière-boutique et vous vendait de quoi rêver selon vos moyens

— Tout ça, ce sont des histoires, Monsieur Longchamp, des ragots ! D’ailleurs, vous ne pouvez rien prouver !

Je ne sais pas vous, mais moi, au cinéma, quand quelqu’un commence à dire quelque chose comme « vous ne pouvez rien prouver », je devine tout de suite la fin du film. Je suis sûr que j’aurais pu faire un très bon scénariste. Mais Longchamp ne tient aucun compte de cette interruption. Il continue, de plus en plus doucereux :

— Et à vous, ça vous a rapporté combien, ce joli trafic ? Au moins de quoi racheter son fonds de commerce à ce brave Monsieur Carbone qui ne se doutait de rien. Et à partir de là, pharmacienne installée, la réussite sociale, l’inscription au Parti Communiste, l’entrée au Conseil Municipal, et l’élection au poste de maire.

La bonne femme est complètement décomposée. Elle ne tente même pas de protester. Elle regarde le plafond tandis que Longchamp vient lui parler sous le nez.

— Moi, ça m’a pris cinq ans pour m’en sortir. J’ai un copain de Lycée qui s’est suicidé en cure de désintoxication, et un autre qui est devenu pratiquement clochard… c’est chouette non, comme résultat, Madame le Maire. Oh ! Je ne dis pas que vous êtes l’unique responsable. Bien sûr, il y a aussi les parents, la fameuse « société », et puis nous, les drogués. Mais faut avouer que vous avez bien aidé à la dégringolade. Alors, ne venez pas me traiter de pauvre type, sale garce !

Longchamp a fini avec sa tirade. Essoufflé, il fait deux pas pour aller s’asseoir sur la plus haute marche de l’escabeau. Le silence retombe sur la cuisine. On n’entend plus que la harpe dont les notes dégoulinent du haut du frigidaire. Mais Longchamp se ravise. Il se relève et se dirige vers l’office en grommelant.

— Rien à foutre, de ce que va dire le Président… Ras le bol de cette soirée de merde ! Préfère encore me barrer…

Et il sort en claquant la porte.

A SUIVRE

 

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