Sacrée soirée ! (13)

13

Un silence gêné s’est établi autour de la table. Les invités s’absorbent dans la contemplation de leur assiette ou affectent de déguster longuement le Château La Dominique qu’on leur a servi après le Sauternes qui accompagnait le foie gras. Longchamp doit se sentir quand même un peu crasseux car c’est lui qui parle le premier pour quémander l’approbation de l’assistance.

— Vous avez vu ? demande-t-il en jetant un regard circulaire sur les invités. On ne peut pas discuter avec ces gens-là ; ils montent tout de suite sur leurs grands chevaux. Ça prouve bien qu’ils ont quelque chose à cacher, vous ne trouvez pas ?

— C’est dommage qu’André soit parti, parce que c’est un sujet intéressant.

C’est Marcelle, la Maire de Gentilly, qui vient de parler. Elle a dit ça calmement, affectant de découper encore en plus petit la dernière des minuscules tomates qui accompagnaient l’épaule d’agneau en croute qui a été servie pendant l’échauffourée. Longchamp s’agite un peu sur sa chaise, tout content de trouver un soutien dans l’assistance.

— Ah ! dit-il, eh bien, ça fait plaisir de voir qu’il y a encore des gens à qui on ne la fait pas.

Mais la Maire continue :

— C’est vrai qu’on a connu quelques gros scandales avec des laboratoires pharmaceutiques. Récemment, il y a eu le Mediator, avec Servier, et le Vioxx avec Merck, et puis la Thalidomide dans les années 50, je crois, un énorme scandale.

—Vous voyez que ce n’est pas nouveau ! approuve Longchamp

— Ce n’est pas nouveau, c’est vrai, poursuit Marcelle, et puisque ça s’est produit par le passé, on est en droit de se demander si nous ne sommes pas en train de vivre encore un de ces scandales.

— Je ne vous le fais pas dire…

Marcelle, toujours concentrée sur sa petite tomate, semble ne pas entendre les approbations de l’acteur. On dirait qu’elle déroule sa pensée comme dans une démonstration rigoureuse. Puis, tournant lentement son regard vers Longchamp, elle prononce ce qui pourrait être le résumé de sa réflexion :

— En somme, vous pensez… non, vous affirmez que les laboratoires Schmurtz ont déjà trouvé la parade contre ce nouveau virus chinois.

Je commence à me demander si la bonne dame de Gentilly n’est pas en train de préparer quelque chose. Mon petit François, si je n’étais que toi, comme me disait mon père, je commencerais à faire attention à ce que je vais dire. D’ailleurs, on dirait bien qu’il m’a entendu :

— Attention, je n’ai pas dit Schmurtz spécifiquement, répond Longchamp, mais tous les grands labos, c’est connu.

— Tous les grands labos, c’est connu… donc Schmurtz, insiste-t-elle.

— Enfin, disons la plupart des grands labos, dit Longchamp plus prudemment. Mais je ne comprends pas où vous voulez en venir. Vous avez des intérêts, des parents, des amis chez Schmurtz ?

Ce n’est pas une accusation directe, mais ça y ressemble un peu quand même. Marcelle reste impassible et répond très aimablement, mais moi à qui rien n’échappe, j’ai bien vu que son regard s’était durci.

— À part la très jolie taxe professionnelle qu’il versent à ma commune, non ! Aucun lien ! C’est d’ailleurs mon prédécesseur à la Mairie qui avait délivré le permis de construire leur entrepôt. Si vous soupçonnez des pots de vin, c’est à lui qu’il faudra vous adresser, mon cher.  Mais je ne crois pas que ce soit ce que vous vouliez dire, n’est-ce pas ?

Un peu gêné par l’audace de sa question et devant la sérénité de la réponse, le bonhomme est tout heureux de saisir le rameau d’olivier qui lui est présenté.

— Mais pas du tout, bien sûr, pas du tout, vous pensez ! se défend-il.

Marcelle n’entend pourtant pas le lâcher. J’ai même l’impression qu’elle commence à s’amuser. Elle pousse un peu plus loin :

— Pourtant, il parait que ça se fait aussi beaucoup, la prévarication municipale, les emplois fictifs, les corruptions de fonctionnaires, les retours sur marchés publics, le pourrissement du personnel politique. C’est bien connu, ça aussi. Les réseaux sociaux, les gens bien informés ne parlent que de ça ! Vous êtes surement au courant ?

C’est de plus en plus intéressant et les autres invités l’ont bien senti, qui regardent alternativement Marcelle et François comme ils regarderaient les joueurs d’un match de tennis, simple mixte s’entend. Le comédien a fini par comprendre ce qu’il se passe, mais il ne voit pas comment se sortir du piège.

— Oui, mais ce n’est pas pareil… enfin si c’est pareil, bredouille-t-il. Mais c’est moins grave… enfin c’est grave quand même, mais c’est moins grave ; ce n’est qu’une histoire de fric… là, on ne joue pas avec la santé des gens…

— Parce que faire construire un hôpital pour une fois et demi le prix correct, ce n’est pas jouer avec la santé des gens ?

Elle est sans pitié, la bonne femme ; elle est en train de l’écrabouiller, le gauchiste.

— Euh, ben oui, dans ces conditions, oui, bien sûr…

Longchamp est à bout de force, en nage, il suffoque, il est sur le point de se noyer. Ah ! Mais c’est qu’elle est très chouette, cette soirée ! C’est maintenant qu’il faut lui mettre la tête sous l’eau, lui porter le coup final, lui flanquer la baffe définitive. Allez ! Vas-y cocotte ! On est avec toi ! Mais au dernier moment, voilà qu’elle tergiverse.

— Bon, vous n’avez pas l’air très fixé. Mais laissons ce sujet. Revenons aux laboratoires pharmaceutiques. Vous dites donc qu’ils ont, ou plutôt que la plupart d’entre eux ont déjà la solution à ce nouveau virus. D’abord, cette solution, qu’est-ce que c’est ? Un médicament curatif ou un vaccin ?

— Un vaccin, bien sûr !

On sent l’improvisation de la réponse. Visiblement, il n’est sûr de rien, l’imbécile, mais il faut bien qu’il se lance, qu’il arrête d’hésiter. Alors c’est « un vaccin, bien sûr ! ».

— C’est très étonnant ce que vous dites, car il faut normalement un minimum de douze mois pour développer un vaccin, c’est du moins ce que dit l’Institut Pasteur. Or ce virus-là, il n’y a que trois ou quatre mois qu’il est apparu. Comment pourrait-on avoir trouvé le vaccin en si peu de temps. Ça parait impossible.

— Sauf si ce sont ces mêmes labos qui ont créé le virus, dit Longchamp d’un air finaud.

François Longchamp semble reprendre un peu de poil de la bête, mais il finit quand même par concéder qu’après tout ce n’est peut-être pas un vaccin. Ça doit être un médicament. Maintenant il dit qu’il se souvient, que c’est bien un médicament pour soigner les gens atteints par le virus.

—Vous êtes sûr ? demande Marcelle avec un petit sourire ironique.

—Pratiquement, répond-il, aimable. Mais vous savez, je ne suis pas du tout un spécialiste. Et puis, médicament ou vaccin, ça ne change rien à la question. Le problème, c’est qu’ils l’ont, ce remède ou ce vaccin. Et qu’ils attendent des jours meilleurs pour le sortir.

— Et vous avez des preuves de tout ça ?

— Eh bien, pas moi personnellement, mais beaucoup de chercheurs, de médecins en ont et ils le disent. Il y a des articles qui ne parlent que de ça, tous les jours, je vous assure, dit-il de plus en plus sûr de lui.

— Mais dites-moi, quels chercheurs, quels médecins, quels articles précisément ? Moi, je lis chaque jour Libération, Le Figaro, le Monde et Les Échos — c’est mon métier qui veut ça — sans parler des hebdomadaires et je n’y ai jamais rien lu de pareil.

 — Dans ces journaux-là, ce n’est pas vraiment étonnant, remarque-t-il d’un ton moqueur.

— Ah oui ! J’oubliais : ils font partie du complot… Mais alors, que faut-il lire ? Qui faut-il croire ? Les sites qui racontent que l’homme n’a jamais été sur la Lune, ou ceux qui affirment que l’État est aux mains des Illuminati pédophiles ? C’est cela que vous lisez ?

—Non, bien sûr, mais souvent, j’ai des amis qui font suivre des informations sur Facebook et qui dénoncent des choses graves.

— Tiens donc ! Ils les font suivre ! Et ils donnent des preuves ? Et vous les avez vues, ces preuves ?

— Non, pas moi, mais ces amis oui, bien sûr, ils les ont vues…

— Ou bien ils ont eux-mêmes un ami qui les a vues ! Ou un ami d’ami bien placé qui les a vues… Soyons sérieux, voulez-vous. Vous seriez bien en peine de fournir la moindre preuve, avouez-le.

— Mais réfléchissez un peu, quand même. Ce sont des arrangements entre organisations très puissantes, les laboratoires, les ministères, ça remonte aux plus hauts échelons de l’État. Vous pensez bien que ces gens-là ont les moyens de dissimuler les preuves, ou même de les faire disparaitre. C’est pour cela qu’on a toutes les peines du monde à en avoir. Ce n’est pas bizarre ça, quand même ?

— Vous êtes en train de me dire que l’absence de preuve de l’existence d’un complot est la preuve même de son existence, en quelque sorte.

— En tout cas, c’est un indice. Et puis, puisque vous êtes si maline, prouvez-moi donc qu’il n’y a pas d’entente entre les laboratoires, pas de complot comme vous dites. Prouvez-moi que ce que je dis est faux.

— Comment voulez-vous… ?

— Ah ! Vous voyez-bien, dit François, triomphant. Vous ne pouvez pas le prouver ! C.Q.F.D. !

— Calmons-nous, voulez-vous. Vous me demandez de prouver qu’il n’y a pas de complot des grands laboratoires pour retarder la mise à disposition du remède. C’est bien cela ? Eh bien, nous sommes dans la même situation que celle où vous affirmeriez que le monstre du Lochness existe et où vous me demanderiez d’apporter la preuve qu’il n’existe pas. Mais, bon sang de bois, en réfléchissant cinq minutes, n’importe qui peut comprendre qu’il est impossible de prouver que quelque chose n’existe pas. C’est quand même à vous qui affirmez l’existence d’une chose extraordinaire de prouver son existence.

— J’en viens à croire que vous êtes complice…, susurre l’acteur.

— Et voilà ! On y est ! Je suis complice ! Comme notre ami médecin, comme tous ceux qui refusent de croire que le monde n’est qu’un vaste complot ! C’est désespérant, vous savez ! J’abandonne !

Il y a déjà quelques minutes que Renée et son médecin favori sont revenus du salon. Charles était avec eux. Je ne l’avais même pas vu sortir, celui-là. Il a l’air satisfait d’un chat qui vient d’avaler une souris tandis que le toubib ressemble à un enfant boudeur. Quant à Renée, quand elle a constaté que la conversation roulait toujours sur le même sujet, ses épaules se sont affaissées tandis qu’elle reprenait sa place à table sans un mot.

Pendant ce temps, Lonchamp triomphe ; il rayonne ; il explose de satisfaction ; pour un peu, il entamerait une danse du scalp autour de Madame le Maire de Chantilly. Bon ! C’est vrai que je ne l’aime pas beaucoup, le clown. Mais quand même, ce qu’il dit n’est pas entièrement idiot. Il y a tellement d’argent en jeu dans les médicaments ! Alors pour une épidémie mondiale, tu penses si ça doit valoir le coup de faire monter les prix ! D’accord, mais d’un autre côté, Dupont-Crampin m’a dit que ce n’était rien qu’une petite grippe. Il est bien placé pour savoir, Dupont-Crampin. Il est quand même pharmacien. Mais alors, si c’était une grippette, il n’y aurait pas de prix à faire monter… Compliqué tout ça ! Il faudra que j’y réfléchisse. Mais voilà la Grosse Dame de Shanghai qui remet le couvert.

A SUIVRE

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