Sacrée soirée ! (4)

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Anne pâlit de colère et prend sa respiration pour me lancer une vacherie en retour, mais déjà Renée a franchi la porte du salon, précédant un couple d’invités. La nouvelle venue est de taille moyenne et, pour une femme d’une cinquantaine d’années, sa silhouette est agréable. Elle porte un strict tailleur gris foncé, Chanel probablement. Son visage parfaitement lisse, ses pommettes saillantes, son menton avancé, son nez aiguisé, ses lèvres minces, ses cheveux noir de jais ramenés en un sévère chignon tiré sur l’arrière du crâne, tout en elle exprime la volonté, la rigueur, la dureté. Je pense que ce ne doit pas être drôle tous les jours de vivre avec elle. Son compagnon, lui, c’est tout le contraire. Soixante-dix ans peut-être, le corps amolli par le manque d’exercice, le visage légèrement couperosé par l’habitude de l’alcool. Ses vêtements flous, sa calvitie raisonnable, son gentil sourire et ses yeux de labrador lui donnent un air de douceur. Je me demande ce qu’il a pu faire pour mériter une femme comme la sienne.

— Entrez, entrez ! dit Renée en les guidant vers le canapé où Anne finissait de ravaler la réplique qu’elle avait préparée à mon intention.

— Je crois que vous ne vous connaissez pas, continue Renée. Anne, je te présente Marcelle Herr. Marcelle est une brillante femme politique. Elle est maire d’Antony et …

— De Gentilly. Enchantée, Anne.

— Oh ! Marcelle ! Je suis confuse, mais tous ces noms de banlieues se ressemblent tellement. Ah ! Ah ! J’espère que je ne vous ai pas vexée.

Sans attendre la réponse, toute à son rôle de maitresse de maison, Renée poursuit les présentations :

— Et voici mon ami Charles, Charles Langlois. Charles est écrivain ; j’aime beaucoup ce qu’il fait. Charles, Anne. Anne, Charles. Et le monsieur là-bas, près de la fenêtre, c’est Gérald, le mari d’Anne.

Tandis que Madame le Maire s’installe en face d’Anne sur l’autre canapé, le dénommé Charles s’avance pour saluer ma femme et, s’inclinant avec une cérémonie exagérée :

— Madame…

— Anne… c’est Anne, s’il-vous-plait, mondanise-t-elle.

— Aaanne, Aaaanne… répète-t-il avec pénétration. C’est un beau prénom. Vous souvenez-vous d’Alain Cuny dans les Visiteurs du soir ?  Aaaanne, Aaaanne… Non, vous ne pouvez pas vous souvenir, vous êtes beaucoup trop jeune…

Évidemment, crétin, qu’elle est trop jeune ! C’est un film des années 40 ! Et de toute façon, Anne ne supporte pas les films en noir et blanc. J’ai marmonné ça entre mes dents en affectant d’examiner un rideau, mais on dirait presque que Charles m’a entendu. Il se redresse et me regarde :

— Votre mari, je suppose, dit-il à Anne en me désignant du menton.

Bien entendu, elle ne rate pas l’occasion :

— Hélas ! répond-elle en se débrouillant pour qu’il ne puisse savoir si elle plaisante ou si elle est sincère.

Pour m’amuser et aussi pour marquer mon statut de premier arrivé, je reste debout près de la fenêtre à observer les nouveaux arrivants, un fin sourire aux lèvres, immobile, énigmatique. Il ne me manque plus qu’un smoking et un verre de whisky pour ressembler à un James Bond amusé dans une réception à l’ambassade d’Angleterre à Singapour. Et bien sûr, comme je m’y attendais, c’est Charles qui traverse la pièce pour venir me saluer. Petite victoire, mais victoire quand même. Il faut savoir s’imposer dès les premières minutes.

— Bonsoir Gérard, me dit-il en me tendant une main pleine d’entrain.

Levant les deux mains à hauteur d’épaule comme s’il me menaçait d’une arme à feu, je prends un ton précis pour lui répondre :

— Ah ! non ! Moi, c’est Gérald, et on ne sert pas la main.

— Ah, oui, c’est vrai, j’oubliais : on ne sert pas la main. Vous ne pensez pas qu’on en fait un peu trop avec cette histoire ? C’est un peu ridicule, non ?

— Totalement ! Mais le règlement, c’est le règlement ! dis-je d’un ton définitif en reglissant ma main gauche dans ma poche de veste.

Comme je n’ai pas encore de verre à tenir de la main droite, je l’enfonce à son tour dans l’autre poche. Mais, constatant aussitôt qu’avoir les deux mains dans les deux poches de veste, c’est une position peu naturelle, je les ressorts pour croiser les bras. Puis, me tournant vers la fenêtre, j’ajoute, comme pour moi-même :

— C’est tout juste une petite grippette, comme l’année dernière, et sans doute comme l’année prochaine. Dans un mois, on n’en parlera plus.

— Je suis mille fois d’accord, approuve le dénommé Charles. Mais dites-moi, quelle vue extraordinaire ! Cette place, ces immeubles, ces arbres… éclairés de cette façon, c’est unique !

— Oui, c’est agréable…

Pendant cet échange d’une banalité désolante, je n’ai pas quitté des yeux les arbres de la place.  C’est une habitude chez moi — une mauvaise habitude vous dirait Anne : quand je parle à quelqu’un, j’aime bien regarder ailleurs, fixer un point, quelque part, à l’infini si possible. J’ai lu dans une étude psychologique très sérieuse que cela place l’interlocuteur dans une position d’infériorité tout en soulignant la profondeur de vos propos. Charles ne sait plus quoi dire, et nous regardons tous les deux en silence par la fenêtre, moi, serein et mystérieux, et lui, décontenancé.

Au milieu du salon, comme il se doit, la conversation entre les trois femmes va bon train mais je n’arrive pas à saisir ce qu’elles se disent. À voir les mimiques d’Anne que je devine dans le reflet de la vitre, je suis certain qu’elles parlent de moi. Je suppose que l’une doit dire quelque chose comme « Pourtant, il a l’air charmant, votre mari, et bel homme en plus ! » et Anne doit geindre quelque chose comme « Vous ne pouvez pas savoir ! Il est d’un égoïsme ! Et le pire, c’est que… »

A SUIVRE

Bientôt publié
27 Août, 07:47 Reconstruction du Temple du Soleil
28 Août, 07:47 Chronique des retours amoindris
29 Août, 07:47 Sacrée soirée ! (5)
30 Août, 07:47 Esprit d’escalier n°21

5 réflexions sur « Sacrée soirée ! (4) »

  1. Je ne vois pas du tout de qui tu veux parler, mon cher François, mais je préfère rester dans l’ignorance…

  2. Anne ressemble beaucoup à quelqu’un que nous connaissons

  3. Disons gris foncé, une fantaisie de Coco, un moment de folie exubérante.
    Et puis, je n’ai pas du tout pensé à MFG mais à une amie de mes parents qui, d’ailleurs, portait ce prénom.

  4. Mon cher, les tailleurs Chanel sont rarement gris : ceci étant ton fantasme sur Marie France Garaut est intéressant…. Certes tu l’attenues beaucoup avec ce moche Marcelle…
    Le combat des coqs se prépare , feutré forcément feutré aurait dit la Duras…
    Du côté des femmes en revanches ça s’annonce bien: Anne va t elle lâcher sa frustration tout de suite….elle y va fort ma soeur Anne , d’entrée de jeu….on attend la suite des invités avec gourmandise….

  5. Attendons (impatiemment) la suite de l’histoire et les commentaires idoines. Le ciel sur la Place des Vosges dans le 3-4 s’obscurcit lentement, l’orage approche…

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