Sacrée soirée ! (1)

Bon… Eh bien voilà : ce n’est pas la première fois que je commence à publier une histoire  avant de l’avoir achevée complètement, mais c’est la première fois que je le fais d’un texte dont je ne suis pas du tout content. Plus j’avance dans le récit et plus je peine et moins je l’aime, cette histoire. Mais il faut ce qu’il faut, et comme je n’ai plus rien d’autre à vous mettre sous la dent, allons-y pour cette Sacrée soirée !
J’ai commencé à écrire cette histoire en mars ou avril 2020, en plein confinement, en réponse à une réflexion de Lorenzo qui commentait une soirée passée chez des amis et dont il disait qu’elle avait été excellente (ou exécrable, je ne sais plus vraiment) parce que les invités ne se connaissaient pas entre eux. Alors, voilà :

Sacrée soirée ! 

1

Ça fait longtemps que je trouve très agaçante cette manie de Renée d’avoir régulièrement chez elle à diner des gens qui ne se connaissent pas. Pourtant, même après toutes ces années, Anne et moi, on n’arrive pas à refuser ses invitations et, deux ou trois fois par an, voilà qu’on se retrouve vers huit heures et demi du soir dans son appartement de la Place des Vosges en compagnie de parfaits inconnus.

Toute la journée, la perspective du diner de ce soir m’avait mis de mauvaise humeur. Quant à Anne, depuis quelques jours, je l’avais trouvée plus maussade que d’habitude sans arriver à en trouver la raison. Y en avait-il seulement une, de raison ? Enfin… les femmes…

Nous roulions en silence dans notre taxi depuis une bonne demie heure quand, alors que nous longions le musée du Louvre, Anne déclara tout d’un coup qu’elle n’arrivait pas à comprendre ; à la suite de quoi elle laissa planer quelques points de suspension et puis se tut. C’était sans doute une manière pour elle de solliciter une question de ma part afin d’établir une conversation. En effet, comme la plupart des femmes, Anne supporte mal le silence. J’aurais pu rester muet ou lui faire remarquer que chez elle, ne pas comprendre, c’était plus une habitude qu’un évènement, mais la soirée risquait d’être assez pénible comme ça sans que je déclenche tout de suite les hostilités. Je pris donc mon ton le plus patient et le moins ironique pour lui demander :

—Mais qu’est-ce donc que tu ne comprends pas, ma chérie ?

Elle me le dit. En fait, ce qui lui échappait, c’était comment Renée pouvait s’y prendre pour que ses invités ne se rencontrent jamais deux fois.

Comme je ne m’attendais pas à une interrogation existentielle fondamentale, je ne fus pas surpris par l’inanité de la question. Je répondis aimablement, avec une légère note de nonchalance teintée d’agacement :

— Aucune idée ! Si ça trouve, elle a mis son carnet d’adresse sur Excel, ou alors, il y a une application pour ça sur iPhone. Est-ce que je sais, moi ?

Sans tenir aucun compte du désintérêt que j’avais marqué pour le sujet, elle poursuivit, songeuse :

— Ça doit lui faire quand même une sacrée quantité d’amis !

— Et pourquoi cela, s’il te plait ? l’interrogeai-je

En réalité, je me fichais bien de la réponse, mais il me paraissait amusant d’obliger ma femme à se justifier de façon logique. Sachant bien qu’elle n’y parviendrait pas, je me ferai alors un devoir de démonter son argumentation, la mettant ainsi une fois de plus face à sa stupidité.

— Enfin ! Réfléchis cinq minutes, me répondit-elle. Pour faire une douzaine de diners par an avec à chaque fois sept ou huit personnes qui ne se soient jamais rencontrées, il doit falloir une sacrée quantité d’amis ! Tout un régiment même !

— Pas forcément, dis-je avec une moue dubitative.

Et, pour gagner du temps, j’ajoutai :

—  Et ne dis pas sacrée comme ça à tout bout de champ. Chez une femme, ça fait ordinaire.

— Gérald, je t’emmerde ! Ça fait ordinaire, ça ? murmura-t-elle assez bas pour que le chauffeur n’entende pas mais assez haut pour que ce me soit parfaitement audible.

Pour éviter de gâcher la soirée prématurément, je fis semblant de ne pas avoir entendu et, relevant le col de mon manteau, je m’enfonçai dans mon siège et me plongeai dans la lecture de la réglementation des taxis parisiens. Anne n’insista pas.

La circulation était prise en masse et notre taxi n’avançait plus que par soubresauts le long du Quai de la Mégisserie. Depuis un bon quart d’heure, nous n’avions plus échangé un mot, mais quand la voiture quitta le quai pour s’engager sur le Boulevard Henri IV, je dis d’un ton neutre :

— Cent vingt-cinq mille neuf cent soixante-dix.

— Quoi Cent vingt-cinq mille neuf cent soixante-dix ? Qu’est-ce que ça veut dire Cent vingt-cinq mille neuf cent soixante-dix ?  répéta-t-elle en me singeant, l’air exaspéré.

— Avec un carnet d’adresse de taille raisonnable, disons seulement vingt personnes, Renée peut faire cent vingt-cinq mille neuf cent soixante-dix diners de huit convives à chaque fois sans qu’ils ne se rencontrent jamais deux fois.

— Et comment tu sais ça, toi ?

— Je viens de le calculer.

— N’importe quoi, dit-elle en haussant les épaules.

— Pas du tout, dis-je imperturbable. Je peux même te préciser qu’à raison d’un diner par mois, ça lui laisse dix mille quatre cent quatre-vingt-dix-huit années devant elle avant de voir la fin de son répertoire.

— C’est n’importe quoi. Tu racontes n’importe quoi !

— Absolument pas. Le calcul est enfantin. Même toi, tu vas comprendre : il s’agit tout simplement de savoir combien on peut faire de combinaisons différentes avec vingt personnes quand on les prend par groupes de huit. La formule, c’est factoriel vingt sur factoriel huit par factoriel vingt moins huit. Ça fait cent vingt-cinq mille neuf cent soixante-dix diners.

— Je ne te crois pas, tu inventes ; juste pour faire le malin, comme d’habitude !

— Mais je t’assure…

— Ah ! Ne m’énerve pas, Gérald, hein ! D’ailleurs on arrive. Quelle barbe, ce diner, mais quelle barbe !

Eh bien, moi je trouve qu’elle ne commence pas mal du tout, cette soirée.

A SUIVRE

Bientôt publié

19 Août, 07:47 Mon nouveau bureau
20 Août, 07:47 Sacrée soirée ! (2)
21 Août, 07:47 Tableau 361

2 réflexions sur « Sacrée soirée ! (1) »

  1. Là ou il y a de la détresse, il y a toujours de la confusion.

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