Le Cujas (83)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Dix-septième partie

Raconter au jour le jour les petites aventures des entrainements en Géorgie devenait fastidieux. Quel intérêt cela présentait-il pour lui ? Et quel intérêt cela présenterait-il pour un lecteur ? Un moment, il espéra que le récit du cantonnement en Angleterre puis celui de la Campagne de France deviendrait plus intéressant, ne serait-ce que pour lui-même. Mais aussitôt, une question angoissante vint le tourmenter : qu’écrirait-il quand il en serait à raconter la montée au Nid d’Aigle ? Que dirait-il de ce qui s’était réellement passé ? S’avouerait-il responsable de la mort des deux français ou bien trouverait-il une demi-vérité ambiguë ? Ou même un fieffé mensonge ?

Il n’eut pas à résoudre cette difficile question car il se lassa de l’écriture de son journal bien avant d’en arriver là. Un soir qu’il venait de relire tout ce qu’il avait écrit depuis deux mois, il réalisa subitement la vanité de son projet. Combien de soldats comme lui avaient entrepris d’écrire leur propre journal ? Combien parmi eux pensait en faire quelque chose de passionnant pour le public ? Combien croyaient que la description par le menu de leurs aventures, de leurs peurs, de leurs amitiés, de leur calvaire intéresserait encore les gens une fois la guerre terminée ? Combien ?… Combien sortiraient du lot des écrivains du dimanche ? Comment pourrait-il faire partie de ceux-là ? Les réponses à ces questions étaient évidentes, décourageantes…

Il écrivit de moins en moins et se mit à boire davantage. Il n’allait plus sur les bords de la Tallulah. D’ailleurs, il ne sortait pratiquement plus de sa chambre que pour aller acheter du bourbon et de la bière. Un soir, en rentrant du magasin d’alcools, il trouva deux M.P. devant sa porte. Deux jours plus tôt, il avait oublié de prendre sa garde pour le week-end et le colonel qui commandait le camp lui avait envoyé la police militaire. Il fut mis aux arrêts de rigueur et considéré comme déserteur.  Deux mois plus tard, il passa en cour martiale. Le Japon ayant capitulé un mois avant les faits qui lui étaient reprochés, les États-Unis n’étaient plus en guerre, ce qui lui valut d’échapper à l’accusation principale de désertion. Mais la justice militaire n’avait pas oublié l’affaire du Nid d’Aigle et en l’absence de contexte international délicat et d’alliés à ménager, elle le lui fit bien sentir : il fut cassé de son grade, chassé de l’armée pour cause d’indignité et, sans qu’on puisse la lui retirer, il ne reçut jamais sa Silver Star.

Dashiell n’accordait pas plus d’importance à ce déshonneur qu’il n’en avait attaché à ses décorations. Deux mois d’arrêts de rigueur lui avaient permis de se désintoxiquer et il ne buvait plus. Ils lui avaient aussi donné le temps de réfléchir à sa propre situation. Il sortait de l’armée sans projet, sans argent, sans même la possibilité donnée aux soldats démobilisés de reprendre des études aux frais de l’État. Il était fatigué et désabusé. Il avait compris qu’il n’était pas capable d’écrire le journal de sa guerre et pas davantage celui de son tour d’Europe, comme le lui avait suggéré Antoine au matin de cette nuit de discussion en Alsace.

Brusquement, après ces années de guerre, ces mois de désœuvrement, il eut une envie de famille, une envie de New York, une envie d’oubli. Il acheta un billet pour le Terminal Greyhound de Manhattan avec ses derniers dollars. Ses vêtements civils avaient été perdus et il n’avait plus le droit de porter l’uniforme. C’est donc vêtu d’un vieux treillis militaire de travail qu’il montât à bord du bus pour New York City, New York. C’est dans cette même tenue qu’il se présenta trente-six heures plus tard à Gramercy Park.

Depuis ce diner d’aout 1942 où il avait annoncé à ses parents qu’il avait signé pour cinq ans dans l’infanterie, Dashiell n’avait eu que de rares contact avec eux. Il s’était efforcé de leur écrire une lettre tous les deux ou trois mois. La première année, il n’avait reçu aucune réponse. Un matin, il s’était résolu à téléphoner. Il avait alors appris par le maître d’hôtel que Monsieur et Madame se portaient bien, qu’ils étaient sortis et qu’il ne manquerait pas d’informer Monsieur et Madame de l’appel de Monsieur Dashiell. Les deux parents sortis ? Un dimanche ? À neuf heures du matin? Dashiell n’y avait pas cru une seconde mais il en avait pris son parti. Ses parents ne voulaient pas lui parler ? Eh bien, tant pis. Il ne leur téléphonerait plus. Il cesserait même de leur écrire.

Pourtant, il leur avait envoyé une dernière lettre. C’était au début de mai 44. Dashiell était en Angleterre depuis des mois à l’entrainement dans la campagne au nord de Plymouth. Tout le monde parlait d’un débarquement prochain, quelque part en France, en Bretagne, en Normandie, sur les plages du Nord… on ne savait pas où, mais ce serait sûrement une opération gigantesque, risquée… on allait prendre pied sur le continent, on foncerait jusqu’à Berlin, on allait faire la peau aux Nazis et à leur Führer… mais sûrement beaucoup y resteraient, alors on écrivait à ses parents, à sa fiancée, à sa femme… on ne pouvait pas leur dire grand-chose… d’abord, on ne savait rien, et le reste était censuré… alors on leur disait de ne pas se faire de bile, qu’on allait bien, qu’on les aimait et qu’on allait revenir bientôt, avant Noël, c’était sûr.

C’est à peu près ce que Dashiell avais mis dans sa lettre. Il ne s’excusait en rien, n’exprimait aucun regret mais, sans même qu’il s’en rende compte, sa lettre était une demande de réconciliation.

C’est bien comme cela que ses parents la reçurent. Eux qui ne mentionnaient plus leur fils dans leurs conversations depuis plus d’un an, furent touchés jusqu’à l’âme. Ils répondirent dans une lettre qu’ils s’étaient mis à deux pour écrire. Elle était pleine d’affection inexprimée, de pardon implicite, d’espoir de retour et de tendresse mal dissimulée. Si Dashiell l’avait reçue, malgré le style glacé de son père à peine égayé par l’humour léger de sa mère, il aurait compris qu’à Gramercy Park, il était attendu avec espoir et impatience. Mais Dashiell ne reçut jamais cette lettre. Elle arriva au centre de tri des armées américaines en Angleterre le surlendemain du débarquement et se perdit dans l’agitation générale de ces jours incertains. Peut-être plus tard, dans cinq ans, dans vingt ans, parviendrait-elle à son destinataire après avoir traversé trois fois l’Europe, dormi dans un sac postal pendant deux ans dans un camp américain en Allemagne occupée, franchi l’Atlantique sur un cargo bourré de matériel militaire renvoyé au pays, s’être perdue encore dans le port de New York, et avoir poursuivi Dashiell et quelques-uns de ses  homonymes à travers les États Unis, pour le trouver finalement quelque part en Californie ou dans le New Hampshire.
Peut-être, mais toujours est-il que, pour lui, lorsqu’il se présenta devant la porte de l’appartement 5A du 4 Gramercy Park West, ses parents n’avaient pas répondu à sa demande de paix, et il se demandait comment il serait reçu. Par fierté, il avait prévu de prétendre qu’il n’était venu que pour prendre quelques vêtements civils et les appareils photo qu’il n’avait pas pu emporter lors de son départ pour l’armée. Il ne les dérangerait pas longtemps, d’ailleurs, des amis l’attendaient à Columbia pour faire la fête. Mais les choses se passèrent différemment.

Lorsque Dashiell entra dans le salon, son père était debout près d’une fenêtre, un verre à la main, en discussion avec deux amis. Ceux-ci reconnurent Dashiell et comprirent la situation. Posant au passage leur verre sur le manteau de la cheminée, ils quittèrent la pièce en prétextant une obligation urgente. Madame Stiller entra alors à son tour dans le salon par la porte qui donnait sur les appartements. Elle se figea un instant puis s’avança à pas lents vers son fils. Lui demeurait immobile dans l’embrasure de la porte, tendu comme dans l’attente d’une gifle. Quand elle ne fut plus qu’à un pas de lui, sans prononcer une parole, sa mère s’arrêta et lui ouvrit les bras. Ce fut la première fois que Dashiell vit son père perdre sa contenance, secoué par une sorte de hoquet d’émotion. Dashiell s’avança et enlaça sa mère tandis que son père observait la scène, trop bouleversé pour se joindre à eux.

Dashiell resta à Gramercy jusqu’à Noël.

Deux mois, le temps pour lui d’avoir de longues conversations avec ses parents. Un soir qu’ils étaient tous les trois réunis au salon, son père lui dit combien il avait été choqué par son engagement dans l’armée et surtout par la raison qu’il en avait donné.

« Partir parce qu’on s’ennuie, ce n’est pas une explication valable, ça ! avait-il explosé ce fameux soir devant sa femme. C’est un caprice d’enfant. L’armée le fera grandir et il reviendra à la raison, tu verras ! »

Pour une fois, Mary Stiller s’était opposée à son mari : « Mais David, tu ne comprends donc pas ? Tu ne connais pas ton fils ? Tu ne sais pas que Dashiell n’exprime jamais de sentiment fort et qu’il est incapable de s’opposer, surtout à toi. Tu ne vois pas que quand il dit qu’il s’ennuie, c’est sa façon de dire qu’il est malheureux. Il n’est pas fait comme toi, David ! Tu aurais dû comprendre qu’il n’aime pas la vie que nous lui faisons mener et qu’il n’a pas envie de cet avenir tout tracé. Mais, maintenant, il est trop tard. Il s’en va. »

Si cette plaidoirie avait ébranlé David Stiller, elle ne l’avait pas convaincu et il avait laissé partir son fils sans même lui dire adieu. Pendant des mois, il avait refusé de répondre aux rares lettres de Dashiell et il avait interdit à sa femme de le faire. Ceci ne l’empêchait pas de prendre souvent des nouvelles des affectations de son fils par un ami bien placé à Washington. Tout d’abord rassuré de le savoir encore en Géorgie, il s’était laissé petit à petit envahir par l’inquiétude lorsqu’étaient arrivés dans la presse les récits des massacres de Guadalcanal et des premières dures batailles contre les Allemands en Afrique du Nord. Cette inquiétude se transforma en angoisse lorsqu’il apprit que le régiment de Dashiell était envoyé en Angleterre d’où devait sans doute partir la bataille finale contre le IIIème Reich. Les nuits d’insomnie devinrent pour lui de plus en plus fréquentes. Il les passait à retourner dans sa tête tout ce qu’il avait manqué avec Dashiell. Finalement, tout ce qu’il avait voulu, c’était se faire craindre et admirer par son fils, être pris comme modèle, comme lui-même l’avait fait de son propre père. Il avait refusé de voir que Dashiell était différent, qu’il était indécis et sensible. Il n’avait pas su établir de lien de confiance, il n’avait pas su le comprendre. Maintenant qu’ils s’étaient séparés fâchés, que Dashiell allait risquer sa vie tous les jours et que peut-être il ne le reverrait jamais, il regrettait toutes les occasions perdues, les jeux refusés, les questions laissées en suspens, les rires non partagés, les élans de tendresse bridés… Il se disait que si c’était à refaire… Il se jurait que si Dashiell… non !… que quand Dashiell reviendrait, il serait un autre père… Mon Dieu ! Qu’il revienne, qu’il revienne, qu’il revienne… et, presque honteux, il priait un Dieu que jusqu’alors il n’avait que si peu fréquenté.

— Et maintenant que tu es là, je tiendrai ma promesse, Dash, tu verras.

Dashiell n’avait jamais considéré son père comme un tyran. Il ne lui avait jamais reproché d’avoir tenté de lui imposer une vie dont il ne voulait pas. Son père était comme ça, voilà tout. Il n’y avait rien à faire, il n’y avait pas à se révolter ni même à protester, il fallait juste fuir. C’est ce qu’il avait fait. Mais à présent, c’était à Dashiell de se reprocher son manque de volonté, ses hésitations, ses velléités, pour ainsi dire ses caprices… La confession que son père, ce bloc de certitudes, venait de lui faire l’avait ému et surpris. Elle le poussait à se confier à son tour. Alors, il raconta sa rencontre avec Antoine… jusqu’au bout. À la fin du récit, son père demanda doucement :

— Tu crois que c’est toi, Dash ? Tu crois vraiment que c’est toi qui les as tués ?

A SUIVRE

Bientôt publié

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