Le Cujas (82)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Seizièmepartie

—Dites… En principe, je pars pour Atlanta demain matin, mais si vous voulez, je dois pouvoir repousser ça d’un jour ou deux. Ça vous dirait de passer un peu de temps à New York avec moi?

— Pourquoi pas ? répondit Lucy d’un air absent que Stiller ne remarqua pas.

— Je pourrais vous faire visiter la ville. Je suis de là-bas, vous savez.

— D’accord, Dashiell, ça sera avec plaisir. Mais là, il faut que je retourne à ma place. On va bientôt se poser. On en reparle quand on sera à LaGuardia.

— Parfait ! A tout à l’heure, Lucy.

*

Le Constellation s’est posé une heure plus tard. Les passagers sont descendus par la porte avant dans le brouhaha des rires et la bousculade des manteaux et des bagages à main. Dashiell a vu disparaître la silhouette de Lucy dans l’embrasure. Puis il s’est levé à son tour pour sortir sur le tarmac. Il a suivi la ligne ondulante des voyageurs jusqu’au contrôle des passeports. Il a patienté dans la file d’attente en se haussant de temps en temps sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir Lucy. Il a montré sa carte d’officier et son ordre de mission au M.P. de service. Il a parcouru le grand hall à pas vifs, de la salle des bagages à la sortie vers les autobus, du guichet des correspondances à la porte des taxis, du comptoir des informations au bureau de l’immigration, mais il n’a pas vu Lucy. La dernière image qu’il garderait d’elle, ce serait cette souple silhouette de trois quarts franchissant la porte de l’avion.

Déçu, décontenancé, il a passé le reste de la journée à tourner dans l’aérogare et à se demander quel était le sens de cette aventure. En montant dans le bimoteur de la Pan Am pour Atlanta, il y avait renoncé. Il avait décidé que le souvenir qu’il garderait de ce qui, pour lui, deviendrait pour toujours la « nuit du Constellation », ce serait le baiser léger et joyeux que cette jolie fille indépendante avait posé sur sa joue avant de sauter à bas de la couchette.

*

Pour Dashiell, l’année qui suivit passa dans l’ennui, l’alcool et le souvenir du cauchemar de la piste du Kehlstein. À Toccoa, tous les officiers étaient au courant des raisons de son rapatriement précipité des zones de combat. Quelques-uns n’y attachaient aucune d’importance — après tout, les deux victimes n’étaient pas américaines et c’était l’essentiel — mais d’autres firent de lui l’objet de leur mépris. Dashiell remarquait que les plus agressifs à son égard étaient souvent ceux qui n’avaient pas été au front. Il se moquait bien de leurs allusions et de leurs perfidies. Il n’avait pas besoin de ces imbéciles pour revoir chaque nuit la Jeep d’Antoine sauter dans le vide. Alors, le soir, au lieu d’aller au mess où d’ailleurs personne ne lui aurait adressé la parole, il s’enfermait dans sa chambre avec un carton de Coors qu’il finissait dans la nuit.

Son supérieur immédiat était le Major Bellows qui commandait le service chargé des travaux sur la base militaire. Il avait à sa disposition des équipes techniques abondantes et un parc de matériel moderne, mais il faisait volontiers appel à des entreprises extérieures pour effectuer les gros travaux. A l’arrivée de Dashiell, Bellows commença par lui confier les tâches administratives les plus stupides et les plus insignifiantes possibles, tandis qu’il se réservait les contacts avec les entreprises, la négociation des contrats et le suivi des travaux. Quand, après un mois, Dashiell demanda qu’on lui confie des tâches plus intéressantes, Bellows lui répondit :

— Écoutez, Stiller, je comprends bien que ce que je vous demande de faire n’est pas très intéressant pour un type comme vous. J’ai lu votre dossier, vous savez : fils de famille, Université de Columbia, ancien directeur financier de Stiller Inc., Bronze Star… Alors, bien sûr, cocher des inventaires, vous trouvez que ce n’est pas digne de vous. Eh bien, figurez-vous que je n’ai rien d’autre à vous donner.

— Est-ce que je ne pourrais pas superviser la construction de la zone Nord, par exemple, Sir, demanda timidement Stiller, sous votre contrôle bien entendu.

— Vous n’avez pas ce qu’il faut pour ça, Stiller. Vous n’êtes pas un homme de chantier, mon pauvre vieux… discuter avec les entrepreneurs, les mener à la baguette, ça demande de l’expérience. Ce n’est pas un boulot facile, vous savez !

— J’ai quand même commandé un peloton de parachutistes pendant dix-huit mois, Sir, dont dix en campagne en France, en Hollande, en Belgique et en Allemagne, Sir. Ce n’était pas un boulot facile non plus, vous savez !

— Écoutez, Stiller, s’énerva le Major, ne la ramenez pas avec votre passé de héros de guerre. On a vu ce qu’il a donné au Nid d’Aigle, votre commandement ! Alors, foutez-moi la paix ! Ou bien vous faites ce que je vous dis de faire, ou bien je confie tout ça au sergent Devereux. Il en sera très content. Vous, vous venez au camp le moins possible, et vous me laissez travailler tranquille. Ça vous va ?

Ça faisait déjà quelques temps que Dashiell l’avait compris : Bellows trafiquait avec les entreprises et l’arrivée d’un nouvel adjoint le gênait dans ses affaires. Que Bellows vole l’Oncle Sam, Dashiell s’en moquait bien. Il accepta l’offre du major en demandant :

— Quand puis-je faire passer vos instructions à Devereux, Sir ?

— Dès ce soir, Stiller, dès ce soir… Et que je vous voie le moins possible, compris ?

Le lendemain, Dashiell prit une chambre en ville et à partir de ce jour, il ne vint pratiquement plus au camp que pour prendre les quelques gardes que le service du camp lui imposait et se faire voir de temps en temps au mess des officiers. Il ne mit plus les pieds dans le service de Bellows et tout le monde en fut bien content.

Presque chaque matin, Dashiell prenait sa voiture et roulait vers le nord le long de la rivière Tallulah. Au bout d’une douzaine de miles, il tournait dans un chemin de terre qui suivait la berge jusqu’à un petit lac sombre au bord duquel il s’arrêtait. Là, quand il faisait beau, il s’asseyait en tailleur sur le capot de sa voiture et se mettait à écrire. Si le temps était à la pluie, il restait à l’intérieur à boire des bières et écouter du piano-jazz sur une station locale. Un jour, la musique s’interrompit et la radio annonça que la première bombe A venait d’exploser au-dessus du Japon, à Hiroshima.

Dashiell avait entrepris d’écrire sa guerre. Sans rien expliquer de sa situation familiale, de ses études ni de son métier, il avait entamé son récit de façon abrupte avec sa visite au centre de conscription de l’infanterie de Sutton Place à Manhattan.

Jeudi 20 aout 1942
Ce matin, comme d’habitude, quand je suis sorti du métro, j’ai pris la 57ème. Mais, arrivé devant mon bureau, j’ai continué à marcher vers l’Est. Je n’avais aucun but particulier, je voulais seulement ne pas aller au bureau aujourd’hui. Le bureau de recrutement était là, à l’angle de la 57ème et de la 1ère avenue. Installé dans un ancien garage, sa façade était décorée d’affiches patriotiques et de drapeaux américains. Je suis entré. Il y avait de longues tables bien alignées. Derrière elles, des hommes en uniforme remplissaient des papiers en écoutant des hommes en civil assis devant eux. Je me suis installé à une table en face de l’un des hommes en uniforme et j’ai répondu aux questions qu’il m’a posées. Vingt minutes plus tard, j’ai passé une visite médicale dans les anciens bureaux du garage et deux heures plus tard, j’étais devenu le Private Dashiell Stiller, matricule 1016-001-12343. Je devançais l’appel et j’avais signé pour cinq ans.
Samedi, je dois partir dans le nord de l’État pour passer je ne sais quels examens avant une première affectation.
J’ai passé le reste de la journée à marcher. Tout à l’heure, j’irai diner à Gramercy Park.

Vendredi 21 Aout 1942
Hier soir, j’ai annoncé ma décision à mes parents. Surprise, colère, désespoir, chantage, promesses, j’ai eu droit à tout, sauf à un assentiment. Quand ils m’ont demandé « pourquoi ? … », j’ai répondu que je m’ennuyais trop. Ils n’ont pas compris. Il va falloir…

Dashiell avait choisi la forme du journal car il pensait qu’elle était plus adaptée au style simple qu’il préférait ; il voulait utiliser des phrases courtes, factuelles ; « Aujourd’hui, j’ai fait ceci… Demain, toute la section doit grimper le Currahee avec le capitaine Sobel, une vraie vache celui-là… », pas de métaphore, peu d’images, mais fortes ; « Devant nous, la lisière du bois crépitait de petits éclairs mortels.»

Il trouvait que le texte avançait bien. Le soir, quand il relisait ce qu’il avait écrit dans la journée, il arrivait qu’il en soit fier. Mais, bientôt, le plaisir d’écrire s’atténua. Raconter au jour le jour les petites aventures des entrainements en Géorgie devenait fastidieux. Quel intérêt cela présentait-il pour lui ? Et quel intérêt cela présenterait-il pour un lecteur ? Un moment, il espéra que le récit du cantonnement en Angleterre puis celui de la Campagne de France deviendrait plus intéressant, ne serait-ce que pour lui-même. Mais aussitôt, une question angoissante vint le tourmenter: qu’écrirait-il quand il en serait à raconter la montée au Nid d’Aigle ? Que dirait-il de ce qui s’était réellement passé ? S’avouerait-il responsable de la mort des deux français ou bien trouverait-il une demi-vérité ambiguë ? Ou même un fieffé mensonge ?

A SUIVRE

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