Le Cujas (75)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Neuvième  partie

(…) — Dites, mon vieux, a demandé Antoine, vous êtes ici pour quelques jours encore, non ? Ce serait idiot que vous alliez coucher n’importe où, dans un quelconque mess américain ou dans un hôtel réquisitionné. Je vous invite à Obernai, chez mes cousins, les Wendling. On passe à la gare prendre votre sac et on y va. C’est à trente kilomètres d’ici. Ce sont des gens que j’aime beaucoup. Ils m’ont même prêté une voiture. Le seul problème, c’est que c’est une Mercedes ! Blague à part, ils seront ravis d’avoir chez eux un officier de la glorieuse armée américaine. Allez, zou ! On y va.

Emporté dans ce tourbillon de vin, de soleil et d’amitié, Dashiell s’est laissé faire.

*

L’Hôtel de Wendling est l’une des maisons les plus anciennes d’Obernai. Incorporé dans les remparts de la ville, en plus d’une entrée majestueuse donnant sur le centre du bourg, elle dispose de l’incroyable privilège d’avoir sa propre porte percée dans la muraille. C’est par elle qu’Antoine a fait pénétrer la Mercedes dans la cour.  À son coup de klaxon, un couple est sorti de la maison à leur rencontre.

— Ah ! Chère Élisabeth ! Cher Victor ! Regardez un peu ce que j’ai trouvé tout à l’heure en extase devant Notre-Dame de Strasbourg. Un véritable héros américain ! Permettez-moi de vous présenter Dashiell Stiller, lieutenant à la 101ème Division aéroportée, New-Yorkais, mélomane, francophone et bien élevé. Dashiell, voici mes cousins bien-aimés, Élisabeth et Victor de Wendling !

L’accueil est chaleureux mais bref : ils sont invités à diner chez des amis à quelques kilomètres dans la montagne au-dessus d’Obernai. Dashiell est le bienvenu, mais il commence à se faire tard et il est temps pour eux de partir. Antoine lui ferait les honneurs de la maison. Bien entendu, il pouvait rester leur hôte aussi longtemps qu’il le souhaiterait.

— Alors, bonsoir lieutenant, dit Victor pour mettre fin à ces amabilités. Nous ferons mieux connaissance demain matin au petit déjeuner…

Antoine a guidé Dashiell jusqu’à sa chambre et lui a dit :

— Je suppose que vous n’avez plus très faim. Allez ! Je vous donne une heure pour prendre un bain et pour vous reposer. Après, on se retrouve dans le grand salon pour parler un peu. Vous me raconterez l’Amérique.

Une heure plus tard, quand Dashiell descend au salon, Antoine est en train de raviver le feu dans la cheminée. C’est qu’il ne fait pas très chaud dans cette grande maison. On est en février et, depuis septembre, les livraisons de charbon ont été suspendues. Dans toute l’Alsace, on ne se chauffe plus qu’au bois. Les Wendling n’en manquent pas, mais seuls les fourneaux de la cuisine et la cheminée du grand salon sont allumés régulièrement. Antoine a quitté sa tenue militaire. Par-dessus un pantalon de velours, il porte une longue robe de chambre rouge, épaisse, molletonnée, surpiquée, chamarrée d’épaulettes, de brandebourgs, de cordons tressés, de galons, de ganses, de boutonnières et de toutes sortes de dorures. Dashiell contemple le spectacle. Ce n’est pas dans ses habitudes, mais il ne peut retenir une plaisanterie :

— Vous étincelez, Antoine ! Vous ressemblez à … ah ! j’hésite entre un arbre de Noël et un général mexicain !

— Si vous permettez, compte tenu de la date et de mon grade actuel, je prendrai le général. Mais, rassurez-vous, je ne trimballe pas ça dans mon paquetage. J’ai trouvé cette merveille dans un placard de ma chambre. Ça devait appartenir au grand-père de Victor. Personne n’oserait plus porter un truc comme ça aujourd’hui.

Antoine désigne le canapé qui fait face à la cheminée.

— Asseyez-vous, mon vieux. Un peu de vin ? Un verre de bière ? Un alcool fort ? L’alcool de prune des Wendling est renommé. Ça vous tente ?

— Si ça ne vous ennuie pas, j’aimerais mieux un café… un café pas trop fort …

— Vous voulez un café américain ? Je ne sais pas si je saurai faire ça. Installez-vous devant le feu, je reviens dans cinq minutes.

Dashiell reste seul. Il se lève du canapé, se plante un instant devant la cheminée, puis se met à déambuler dans la grande pièce, à peine éclairée. Il distingue de sombres tableaux, des scènes de chasse et de vendanges, quelques grosses armoires à colonnes, un buffet polychrome avec, posés dessus, de grands plats en argent et des soupières compliquées en faïence aux couleurs vives ; dans un coin, dans des cadres d’argent dressés sur le couvercle d’un piano à queue, une douzaine de photographies, des portraits, des groupes, à la montagne, devant un château, au bord de la mer, le long du bastingage d’un paquebot… des instants de la vie d’une famille d’aristocrates français. Dashiell n’est pas familier des usages en vigueur dans ce monde qui n’a pas d’équivalent en Amérique. Il ne le connait que par les leçons d’histoire qu’on lui avait données au lycée… le Roi Soleil, la Révolution… Durant les très rares occasions qu’il avait eues de le côtoyer, il avait dû ruser pour éviter de manier les titres et les particules. Victor et Élisabeth de Wendling étaient des aristocrates, c’était certain. Mais alors pourquoi, la première fois qu’il avait parlé d’eux, Antoine les avait-il désignés comme « les Wendling », comme il aurait dit « les Smith » ou « les Stiller » ? Antoine était noble, lui aussi, c’était probable, et d’ailleurs, il était cousin des « Wendling ». Pourtant, devant la cathédrale, il s’était présenté à lui en tant que « Colmont ». Aux yeux de Dashiell, tout cela paraissait aussi compliqué qu’artificiel, mais si ces gens y tenaient…

Antoine revenait avec un étrange appareil : deux boules de verre reliées entre elles par un tube et maintenues l’une sur l’autre au-dessus d’un petit brûleur à alcool par une élégante structure de bois.

— J’ai trouvé ça à la cuisine, disait Antoine d’un air embarrassé. Comme il y avait ce moulin à café juste à côté, j’ai pensé que c’était ce qu’il nous fallait. Mais, du diable si je sais m’en servir ! Vous connaissiez cet appareil, vous ?

— Bien sûr ! C’est une cafetière à siphon. Nous avons la même à la maison. Laissez-moi faire. Vous allez voir, c’est amusant.

Dashiell a rempli d’eau la boule inférieure, mis le café moulu dans la boule supérieure et allumé le bruleur.

— Maintenant, il faut attendre un peu….

— Alors attendons… Et si vous me parliez un peu de vous maintenant ?

— Il n’y a rien à raconter, vous savez… rien de bien passionnant… Que pourrais-je vous dire… ?

— Eh bien, par exemple, tenez : vous n’êtes pas un soldat de métier, c’est évident, alors quand tout ça sera fini, qu’est-ce que vous allez faire ?

— Je ne sais pas. Je n’y ai pas réfléchi… et maintenant que la fin de la guerre approche, ça m’angoisse un peu, même. Vous savez, pendant tout ce temps, je veux dire depuis que je me suis engagé en août 42 et jusqu’à aujourd’hui, je n’y ai pas pensé beaucoup ; je ne voulais pas y penser… par superstition… parce que je n’étais pas sûr d’en sortir vivant. Je crois bien que j’étais même convaincu du contraire. Alors, penser à l’avenir …

Regardez, ça commence à bouillir… L’eau va monter dans la boule du dessus…

Nous n’étions pas comme vous, vous savez. En 39, au cinéma, les actualités nous montraient les Anglais et les Français qui partaient pour la guerre en riant.

— C’était des films de propagande. On nous projetait les mêmes, vous savez…

— Peut-être, mais ne me dites pas que vous n’étiez pas persuadés que la guerre serait facile et qu’elle ne durerait pas trois mois. Nous aussi, les Américains, nous sommes partis dans l’enthousiasme, mais c’était pour venger Pearl Harbour. Mais nous savions que ce serait long, difficile… difficile contre le Japon, bien sûr, mais difficile aussi contre l’Allemagne. Depuis deux ans, avant que l’Amérique n’entre en guerre, nous avions été abreuvés d’images de ce que les Allemands pouvaient faire. Toute l’Amérique était convaincue qu’à la fin, nous gagnerions, mais tout le monde savait que ce serait dur… en tout cas, moi, je le savais.

Quand je suis arrivé au camp de Toccoa en octobre 42, je ne laissais pratiquement rien derrière moi. Je n’avais pas de fiancée, pas de petite amie ; j’avais laissé tomber une ébauche de carrière artistique, j’avais un travail qui m’ennuyait, mes rapports avec ma famille n’étaient pas les meilleurs qui soient…

Vous voyez ? Le café a infusé dans l’eau et il va être aspirer dans la boule du dessous. Il n’y en plus pour longtemps…

Je n’oserai pas dire que, pour moi, la guerre était la bienvenue mais au moins, elle m’apportait du changement. À Toccoa, j’étais pris en charge du matin jusqu’au soir et du soir au matin. On me disait quoi faire, et quand et comment le faire, et ça m’allait bien, je dois dire. Je n’avais plus à réfléchir, plus à méditer sur ma vie, à ressasser mes échecs… je n’en avais plus le temps. Je vivais chaque jour après l’autre, sans penser plus loin qu’à ce qu’allait être la journée du lendemain. Je ne protestais jamais, je faisais mon travail correctement, et même du mieux possible… C’est sans doute pour ça que je me suis fait repérer et qu’on m’a envoyé à l’école des officiers de Fort Benning. J’en suis sorti Second-Lieutenant. Après ça, il y a eu l’entrainement au parachutisme, et puis le camp en Angleterre avant de sauter sur la France. Le reste, je vous l’ai déjà raconté.

A SUIVRE

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