Dans l’autobus

Paris, le 17 juin 2021

Tôt ce matin, j’ai pris le bus, le 83 pour être précis. Où j’allais n’est pas le sujet. Toujours est-il que compte tenu de la chaleur prévisible, je m’étais habillé léger. Léger, mais chic quand même.

Je portais, enfoncée sur le crâne, une élégante casquette de coton « bloudjine», très usagée, toute avachie, ce qui lui donne l’air d’avoir été marchandée il y a vingt-trois ans à Santa Barbara et depuis, portée partout à travers un monde de soleil et de loisirs ; bref, et comme dit le gigolo de sa bienfaitrice, elle n’est plus toute jeune, et même un peu avachie, mais c’est comme ça que je les aime.

(Comme ça, on dirait un poisson, mais c’est vraiment une casquette)

Sur les yeux, de très sombres lunettes de soleil dessinées par Stark, parce que, quand il s’agit de protéger sa vue, faut pas rigoler.

Sur le reste du visage, un très joli masque chirurgical blanc, production spéciale numérotée que me fournit très obligeamment la jolie pharmacienne de mon quartier.

Pour le reste, je portais une chemise Lacoste de chez Ralph Lauren, ou un Polo de chez Lacoste, c’est pareil, mais pas celui où l’on voit un crocodile qui rigole, non, l’autre, celle qui porte la silhouette d’un type qui tape sur son cheval avec un marteau, là où vous vous attendriez à trouver un crocodile qui rigole :

Jaune, la chemise, ou mieux, couleur paille, parce que pour un polo, on ne dit pas pareil que pour un Labrador, golden. Vous aurez sans doute remarqué que ces quarante dernières années, la chemise Lacoste et ses succédanés ne se portent plus rentrées dans le pantalon, comme Georges Guétary dans « Biarritz de mes amours ». Non, le polo se porte flottant, en tout cas c’est comme ça que je fais.

Pour que le polo puisse flotter dessus dans un ton sur ton raffiné, j’avais choisi un pantalon de serge crème de la crème, ou beige, un pantalon discret, sans histoire, sans particularité, sauf qu’il avait des revers au bas des jambes, une mode qui ne va pas tarder à revenir.

En hommage au tournoi de Roland Garros qui venait de s’achever, je portais des chaussettes de tennis et, pour couvrir les chaussettes, des chaussures qui les laissent respirer, des Geox apportés spécialement d’Italie en Go Fast par une de mes connaissances qui préfère garder l’anonymat.

Enfin et en bandoulière, une sorte de besace dans les marron glacé,  mais masculine quand même, fabriquée à l’unité dans les arrière-cours de Guéret et les sous-sols d’Aurillac, de marque Katama. Si vous ne connaissez pas, c’est que vous ne sortez pas assez.

En fait, le plus simple, c’est de vous montrer une photo d’ensemble

Non, pas le type en blanc, l’autre !

A la station Guynemer, le poète, je montais d’un bond dans l’autobus qui s’était arrêté sans même que je lui fasse un signe. Il faut dire que je suis connu sur la ligne 83, la ligne de l’élite, la seule à relier le Quartier Latin à la Chambre des Députés. Je ne dirai pas que le véhicule était complet, ce serait exagéré, mais il ne restait aucune place assise. Par contre, la plupart des places debout restaient disponibles. Peu importe, me dis-je in petto, il fait bon, je me sens en pleine forme, je ne descends peut-être pas à la prochaine mais je ne vais pas loin non plus et le MacBook Air 13 pouces que contient mon sac Katama ne pèse qu’un kilogramme et trois cents cinquante grammes, batterie incluse.

Élégamment appuyé contre une barre d’appui, justement, je laissais mon regard nonchalant errer sur la clientèle. J’insiste sur la nonchalance de mon regard, car il ne révélait aucune intention bienveillante, quémandeuse ou malveillante, du moins telle était mon intention.

C’est à cet instant qu’un jeune homme, assis, presque encore adolescent, intervient dans ce récit. Il portait chemise blanche, pantalon noir et mocassins noirs. On sent déjà à cette vêture l’individu hors de son temps. Posés sur ses genoux, quelques livres et cahiers attachés par une bande élastique marronnasse. Pas de baskets bariolées, pas de sac à dos Quechua, ce passager était louche. Ou alors déguisé.

Eh bien, croyez-moi si vous voulez, le type s’est levé ! Et bien qu’il n’ait pas dit un mot, j’ai compris à son regard mielleux qu’il voulait me céder son siège. Je ne pouvais y croire et j’hésitai un instant, mais devant son regard insistant, je cédai à sa supplique et m’assis à sa place en grommelant « merci » de manière qu’il l’entende et « petit con » de manière qu’il ne l’entende pas.

Bouillonnant de fureur sur le siège encore chaud, je me demandais comment ce jeune crétin avait fait pour s’apercevoir que j’avais atteint et même dépassé l’âge où, dans l’autobus, on peut sans vergogne ne pas offrir sa place aux dames. Sauf si la dame est enceinte. Ou qu’elle est jolie.

Oui ! Comment avait-il fait, le petit salopiaud ? Je portais pourtant tout l’attirail de la force de l’âge ou même moins. Mon attitude était pourtant juvénile, sportive même. De plus, ce type ne pouvait voir les quelques rides dont le temps a outragé mon visage, dissimulé qu’il était par la casquette de coton, les lunettes Stark et le masque chirurgical de la pharmacienne.

Mais d’un coup, je compris pourquoi ce voyou avait décidé que j’avais atteint l’âge de voyager assis dans l’autobus : aucun câble blanc ne sortait de sous les branches de mes lunettes, aucun AirPod ne scintillait au creux des pavillons de mes oreilles. J’étais donc un « non-jeune », un vieux, pour ainsi dire un vieillard.

Je me relevai vivement, demandai impérieusement l’arrêt et descendis dignement du 83. J’avais de la chance, c’était la station Rennes-Assas ! En quelques minutes, je parvenais à la FNAC de la rue de Rennes où j’achetais une paire de ces petits appareils qui, je l’avais à présent compris, bien qu’onéreux vous classent dans la bienheureuse catégorie des jeunes ou, au pire, des non-vieux.

J’étais sauvé.

Bientôt publié

Demain, 07:47 Le Cujas (74)
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30 Juin, 16:47 Rendez-vous à cinq heures avec Robert Dhéry
1 Juil, 07:47 Le Cujas (75)

3 réflexions sur « Dans l’autobus »

  1. On me signale une erreur dont aucune casquette, aucune paire de lunette ne pourra dissimuler la cause : l’âge. Cette erreur c’est d’avoir écrit iPod au lieu de AirPod.
    Les jeunes auront rectifié d’eux-mêmes. Quant aux vieux, ils ne s’en sont pas aperçus ou alors, ils s’en foutent.
    Mais je corrige quand même.

  2. Quant à l’i-pod, les vendeurs actuels de la FNAC ne peuvent pas s’en souvenir, ils n’étaient pas nés.
    OK, mais ça ne nous rajeunit pas.

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