Le Cujas (72)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Sixième partie

(…)

— C’est ça, Dashiell, c’est ça ! Allez, foutez le camp… et saluez New York pour moi !

Le dos appuyé contre le marbre, la tête renversée en arrière, les jambes allongées sur le carrelage poisseux de bière et de champagne, Winters a fermé les yeux. Il écoute Glen Miller et son Army Air Force Band jouer American Patrol. Les bras légèrement écartés du corps, les mains posées bien à plat, il appuie aussi fort qu’il peut sur le sol ; il lutte contre le tournis qui monte à sa tête et il pense à l’Amérique. L’Amérique, bientôt l’Amérique… si Dieu le veut… et il s’endort.

***

 

Affaires militaires – Dr 501 PIR – 234- B
Tir ami survenu le 06/05/45 à Obersalzberg, Allemagne
Ordre 501 -PIR-G1852-B
Rapport d’enquête

Établi en 6 exemplaires aux fins de discussion par la Commission d’enquête
Distribution : Gal Breed, Col Cooper, Maj Hondo, Capt Feeney, (membres de la Commission d’enquête) et LCol de Varax à titre d’observateur.

 Rappel

Le 5 mai 1945, un tir ami provenant d’un groupe de reconnaissance de l’Easy Company du 501e PIR en direction d’un véhicule de la 2ème Division Blindée de la 1ère Armée Française s’est produit à 2145 sur la piste de montagne qui mène d’Obersalzberg au Kehlstein. Il a entraîné la mort d’un officier français et de graves blessures à un homme de troupe, tous deux appartenant à la 2ème DB. 

Pour déterminer les circonstances dans lesquelles cet incident est survenu et les diverses

responsabilités éventuellement engagées, une commission d’enquête a été formée sur décision du Gal Joseph L. Breed, commandant en chef de la 101eDivision Aéroportée par ordre n°501 -PIR-G1852-B du 1945/05/07. Les membres désignés sont :
– Col David C. Cooper
– Maj Prat Hondo
– Capt John M. Feeney

La commission s’est réunie le jour même pour désigner en tant qu’enquêteur avec tout pouvoir le Capt Derek Bronski qui a prêté serment sur le champ.
Le présent document constitue le rapport établi par le Capt Bronski à la suite de son enquête.  Il comporte 12 pages dactylographiées, six procès-verbaux d’audition de témoins, un extrait de carte d’État-Major et trois photographies.

Prise de Berchtesgaden (4 mai)

A la fin de leur avancée en Bavière, le 4 mai en début d’après-midi, les premiers chars du 501e PIR sont arrivés sans rencontrer de résistance à Berchtesgaden où se trouvait la résidence secondaire d’Hitler, l’objectif étant d’en prendre possession. Ils ont été suivis de peu par les chars français. Les troupes américaines ont commencé à installer leur poste de commandement et leur campement dans différentes villas du centre-ville, toutes désertées. C’est au tout début de leur installation que des hommes du 501e ont découvert en gare le train qui contenait l’énorme collection personnelle d’objets d’art de Goering, volés aux juifs et aux musées de tous les pays conquis par l’Allemagne Nazie. Son inspection et sa sécurisation ont occupé le commandement américain pendant plusieurs heures, tandis que les Français s’installaient dans une autre partie de la ville. Un peu plus tard dans l’après-midi, des incendies ont pris naissance dans le quartier d’Obersalzberg. Les troupes envoyées en reconnaissance ont constaté que les chars français avaient investi le Berghof qui était en flammes. Le Berghof, situé à environ 900 mètres d’altitude, était la résidence secondaire d’Hitler depuis 1932. Au cours des années, cette villa a été sans cesse aménagée et augmentée pour la transformer en complexe militaire capable d’assurer la sécurité du Führer et d’accueillir les hauts dignitaires du parti Nazi et les invités de marque. Au moment où les Français pénétraient dans le sanctuaire nazi pour y planter symboliquement leur drapeau, quelques SS ont mis le feu aux bâtiments.
On m’a rapporté qu’un très vif accrochage verbal avait eu lieu à cette occasion entre un commandant de la 101e et un officier de la 2ème DB, le premier reprochant au second d’avoir avancé vers Obersalzberg sans en avertir leur allié dans le seul but de parvenir avant lui au Berghof, alors que cet honneur revenait de droit aux américains. Les deux officiers avaient failli en venir aux mains. Cette anecdote n’est rapportée ici que parce qu’elle révèle la compétition et même la rivalité qui régnait à ce moment-là entre les deux armées sur certains objectifs. On verra que cet état d’esprit n’est pas étranger aux décisions qui ont été prises par la suite tant par nos officiers que par les Français.

 

Le Nid d’Aigle

Le Nid d’Aigle, ou Kehlsteinhaus, a été construit à 1830 mètres d’altitude sur un éperon rocheux qui domine Berchtesgaden. C’est une sorte de grand chalet à usage de centre de conférences et de réceptions pour le parti Nazi. Depuis Obersalzberg, l’accès au Kehlstein peut se faire par plusieurs voies. La plus praticable est un chemin étroit mais carrossable de 7 km qui s’achève par une montée en 9 lacets serrés en forte pente. En haut de ces lacets, à l’altitude d’environ 1700 m, se trouve une plateforme qui permet le stationnement et le demi-tour des véhicules. De là, on accède à l’entrée monumentale d’un tunnel qui conduit au niveau bas d’un ascenseur qui mène jusqu’à l’intérieur du Nid d’Aigle, 130 mètres plus haut. La piste se poursuit jusqu’au Nid d’Aigle lui-même, mais elle n’est praticable qu’en été. (Voir l’extrait de carte d’État-Major en annexe n°1)

 Groupe de reconnaissance

Le commando constitué par le Lt Stiller était composé d’1 officier, 4 sous-officiers et 20 hommes de troupe.
Son équipement comportait une Jeep armée d’une mitrailleuse Browning M2 (BMG), deux chars moyens Sherman, un camion GMC.
Les noms et grades des membres du commando et le détail du matériel et de l’armement sont donnés en annexe n°2.

Les faits (5 mai)

Le 5 mai 1945 à 1800, le Maj Winters, commandant la Compagnie E du 2ème Bataillon du 501e PIR a donné au Lt Stiller l’ordre de constituer un commando de reconnaissance et de prendre possession du bâtiment connu sous le nom de Nid d’Aigle.

Le commando a quitté Berchtesgaden à 1845. Il a traversé le bourg d’Obersalzberg pour se diriger vers le Kehlstein. À 2130 le commando était au pied de la série de 9 lacets qui mène à la plateforme. Arrivé au 4ème virage, le Lt Stiller a aperçu au-dessus de lui les phares d’un engin non identifié qui descendait la piste à vive allure. Il a donné l’ordre à son commando de couper les moteurs et les phares. Il est descendu de la Jeep armé d’un pistolet mitrailleur, tandis le Sgt Yanichewski armait la mitrailleuse.

Quand le véhicule suspect est apparu dans le dernier virage, ses phares ont éclairé le commando du Lt Stiller. Alors qu’il fonçait vers eux sans faire mine de s’arrêter, le Lt Stiller et le Sgt Yanichewski ont tiré chacun une rafale dans la direction du véhicule. Celui-ci a fait une embardée. Il est sorti de la piste et a plongé dans le ravin. Le Lt Stiller et le Sgt Yanichewski ont entrepris de descendre la forte pente qui précède le ravin sur quelques mètres pour tenter de voir le véhicule accidenté mais ils ont jugé trop dangereux de progresser davantage en raison de la pente et de l’obscurité.

Après avoir informé par radio le Maj Winters de l’incident, le Lt Stiller a repris sa progression motorisée jusqu’à la plateforme. La piste devenant impraticable à partir de là, le commando a continué à pied jusqu’au Kehlsteinhaus. Il y est parvenu à 2315 pour y bivouaquer après avoir hissé les couleurs à une fenêtre du bâtiment et informé le Maj Winters du succès de leur mission. 

Le 6 mai dans la matinée, une section de reconnaissance envoyée par le Maj Winters a découvert dans le ravin une Jeep accidentée. La carcasse présentait quelques impacts de balles et portait les couleurs françaises. Le corps d’un officier français décédé était coincé sous la carrosserie. A une dizaine de mètres au-dessus de la Jeep, gisait un homme de troupe, français également, dans un état grave.  Une première enquête sommaire a permis d’exclure que la Jeep française soit tombée dans une embuscade allemande et le rapprochement avec l’incident signalé par le Lt Stiller a été fait. Mis au courant de la possibilité d’un tir ami, le Gal Breed a ordonné la constitution d’une commission d’enquête et informé le commandement français.

Témoignages

On ne lira ici que les passages les plus significatifs des témoignages recueillis dans la journée du 6 mai 1945. La transcription complète de chaque témoignage est donnée en annexe 3. 

Sdt Allan Königsberg

(…) J’étais assis au volant de la Jeep quand c’est arrivé. Tout ce que j’ai vu, c’est que la voiture nous fonçait dessus et que si le lieutenant et le sergent n’avaient pas tiré, elle nous serait rentrée dedans, et qu’on aurait bien pu tomber dans le ravin avec elle.

La voiture, je serai bien incapable de dire ce que c’était. J’ai juste pu voir une forme noire quand elle a sauté dans le vide.

(…) Je ne connais rien aux Jeeps des Allemands. Je suis arrivé en Allemagne il y a seulement deux semaines, directement du camp d’entrainement de Toccoa.

Cpl Paul Crocetti

(…) J’étais assis à l’arrière de la Jeep quand le lieutenant a fait stopper tout. C’est là que j’ai entendu le bruit du moteur. Il devait être en seconde ou même en première, parce qu’il faisait un bruit du diable. Quand j’ai vu ses phares éclairer le virage devant nous, je me suis dit que c’était les Fritz qui débarquaient et qu’il allait encore falloir se bagarrer. Dans le noir j’ai cherché mon Garand, mais le temps que je le trouve, Yani avait armé la BMG, le lieutenant avait sauté de la Jeep, la voiture avait débouché dans le virage et nous éblouissait avec ses phares. Tout est arrivé en même temps, les phares qui foncent vers nous, les rafales de mitrailleuses, les phares qui tournent et qui plongent dans le ravin et le bruit de la voiture qui s’écrase plus bas.

(…) La voiture, c’était un de ces trucs allemands qu’on a vu mille fois depuis la Normandie. On appelle ça un baquet parce qu’il y en a qui disent que ça ressemble à une grosse bassine. 

(…) Après ça, le lieutenant et Yanichewski sont allés au bord du trou pour voir si on pouvait descendre. Ils sont remontés en disant que c’était trop dangereux et qu’on enverrait du monde demain. Ensuite, on est tous remonté dans les engins jusqu’à la plateforme. Quand les gars du GMC nous ont rejoint, on est monté à pied dans la neige jusqu’en haut, parce que même la Jeep pouvait pas passer. On avait de la neige jusque-là. Ça n’a pas été facile, mais quand on a tendu le drapeau là-haut, tout le monde était content.

Sgt Rafael Martinez

Je suis chef de char et je commandais le Sherman qui était juste derrière la Jeep du Lt Stiller. Depuis le début de la montée de ces fichus lacets, je m’étais mis à la tourelle pour guider la manœuvre. Ces épingles étaient si serrées qu’il fallait s’y prendre à trois ou quatre fois pour arriver à tourner. Quand le lieutenant a dit qu’il fallait tout éteindre, j’ai compris qu’il allait se passer quelque chose et je suis rentré dans le char pour avertir les gars et organiser l’armement du 75 et de la mitrailleuse. J’étais encore dans l’habitacle quand j’ai entendu les coups de feu, ce qui fait que je n’ai rien vu du tout de l’accrochage. Pas plus que les autres gars de mon char.

(…) Après, on a repris la progression jusqu’à une sorte de plateforme. Les autres sont montés à pied jusque là-haut, mais comme on peut pas laisser des chars sans personne, alors nous, les Sherman, on est resté là pour les garder. Je suis quand même monté là-haut le lendemain après-midi. Je peux vous dire que c’était sacrément impressionnant de penser qu’Hitler venait là tout le temps.

Sgt Frederic Yanichewski

(…) Moi, je n’avais pas vu les phares, mais quand le lieutenant a fait arrêter la colonne et qu’il a sauté à terre avec son P.M., j’ai commencé à entendre le moteur de la voiture qui dégringolait la pente et je me suis dit qu’il allait enfin se passer quelque chose. Depuis Munich, ou plutôt depuis Dachau, tous les allemands qu’on avait vus, c’était des civils qui saluaient mollement notre passage et des soldats qui étaient pressés de se rendre à nous pour éviter d’être pris par les Russes. Alors, un peu d’action, c’était pas pour me déplaire. J’ai armé la BMG et je me suis mis en position.

Quand le baquet est sorti de l’épingle à cheveu, ce crétin de Coney et l’autre crétin du Sherman, Martinez, auraient dû allumer leurs feux, mais ils l’ont pas fait, pas tout de suite, en tout cas. Du coup, on était tous éblouis, aveugles comme qui dirait. La voiture fonçait vers nous et elle allait nous rentrer dedans et surement nous balancer dans le ravin avec elle. Il n’y avait qu’une chose à faire, tirer dedans, c’était instinctif. Mais le lieutenant m’avait dit d’attendre son ordre pour faire feu. Alors, j’ai attendu et quand il a enfin tiré, j’ai fait feu à mon tour. Le conducteur a dû être touché ou alors il a braqué à gauche pour éviter le tir, je ne sais pas. En tout cas, il a fait le grand saut.

(…) Après, on a essayé de descendre un peu avec le lieutenant pour retrouver la voiture, mais c’était vraiment trop raide pour faire ça de nuit.

  

Lt Dashiell Stiller

(…) Dès que j’ai aperçu les phares, j’ai donné ordre de stopper la progression et de faire le black-out. Je suis descendu de la Jeep armé d’un pistolet-mitrailleur et j’ai écouté. Au bruit du moteur, il ne pouvait pas s’agir d’un char ou d’une autochenille. Ce ne pouvait être qu’un véhicule léger, un Kübelwagen, quelque chose comme ça.

(…) J’ai tout de suite pensé à des retardataires SS ou à des Nazis haut-placés en train de s’enfuir. Ça pouvait être important de les faire prisonniers. Dans un éclair, j’ai même imaginé qu’on allait peut-être tomber sur une personnalité, quelqu’un comme Goering ou Martin Bormann.

Tout s’est passé très vite, pas plus de 3 secondes. Quand la voiture a passé le dernier virage, j’étais complètement ébloui par ses phares, mais j’ai quand même compris qu’elle fonçait sur moi sans intention de s’arrêter. Je crois que le Sgt Yanichewski, qui était à la mitrailleuse, et moi, nous avons tiré en même temps. Je ne sais pas si nous l’avons atteinte, mais la voiture a fait une embardée sur sa gauche. Elle est sortie de la piste et a plongé dans le ravin.

Je me suis approché du précipice pour tenter de l’apercevoir, mais l’obscurité était totale. Envoyer deux ou trois hommes en bas pour une reconnaissance m’a paru trop dangereux et après avoir passé un message radio au Maj Winters, j’ai donné l’ordre de reprendre la progression. De toute façon, le ou les occupants du Kübelwagen n’avaient pas pu survivre à une telle chute.

(…) Nous avons investi le Nid d’Aigle le même soir à 2315 et nous y sommes restés depuis.

Maj Richard Winters

Le 5 mai, j’ai donné l’ordre au Lt Stiller de constituer un groupe de reconnaissance pour atteindre le Kehlstein et éventuellement s’en rendre maître.

À ma connaissance, à ce moment-là, les forces françaises qui avaient investi Berchtesgaden avec nous étaient occupées depuis le 4 mai après-midi à reconnaitre et sécuriser le complexe militaire d’Obersalzberg.

(…) Au cours des 4 et 5 mai, je n’ai eu connaissance d’aucune mission ni même d’aucune intention de la part des Français d’investir le Kehlstein. Nous ignorions également s’il s’y trouvait encore des Allemands.

(…) Le commando a quitté Berchtesgaden à 1845. À 2145, le Lt Stiller m’a informé d’un tir contre un kübelwagen et de sa chute dans le ravin. Il m’annoncé qu’il poursuivait vers le sommet. A 2330, il m’a informé du succès de sa mission et je l’ai félicité.

Le lendemain matin, j’ai appelé le Lt Stiller pour lui dire de rester là-haut jusqu’à ce qu’un groupe plus important vienne le relever. Nous avons reparlé de l’incident de la voiture allemande, et j’ai décidé d’envoyer une section de reconnaissance à sa recherche dans le fond du ravin pour la retrouver.

À 1300 j’ai reçu un rapport de la section m’informant de la découverte d’une Jeep de la 2ème DB et de deux Français non encore identifiés, un officier, décédé, et un homme de troupe dans un état grave. 

(…) J’ai le Lt Stiller sous mes ordres depuis 14 mois. Nous avons été parachutés ensemble sur le Cotentin, on a fait la campagne de Normandie ; on a sauté sur la Hollande, on était à Bastogne en plein milieu de la bataille des Ardennes ; on est entré en Allemagne, on a libéré le camp de concentration de Dachau, et maintenant on vient de prendre Berchtesgaden. Pendant tout ce temps, le Lt Stiller a fait preuve de calme, de réflexion et d’initiative.  J’ai été le témoin direct d’actes de courage et même de bravoure de sa part. C’est un excellent officier en qui j’ai toute confiance. Il a reçu la Bronze Star pour une action décisive en Normandie. Après la Bataille des Ardennes, je l’ai recommandé pour la Silver Star. Il devrait passer capitaine incessamment.

A SUIVRE

Bientôt publié

22 Juin, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : l’autre partie de cartes
23 Juin, 07:47 Bons numéros (6)
24 Juin, 07:47 Tableau 353

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