Le Cujas (71)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Cinquième partie

— Qu’est-ce qui se passe, Sergent ? Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est fini Dash ! C’est fini ! L’Allemagne vient de capituler ! Mon Dieu, c’est fini…, achève Yanichewski avec un sanglot dans la voix.

La gorge serrée, incapable de dire un mot, Dashiell regarde autour de lui tous ces hommes qui ne vont pas mourir et il entend Yanichewski qui répète :

— C’est fini ! Et nous avons survécu !

*

Sur la terrasse du Kehlsteinhaus, la célébration de la capitulation de l’Allemagne avait duré jusqu’au petit jour. Un peu avant le crépuscule, les membres de la commission d’enquête avaient repris la piste pour rejoindre leurs véhicules.  Une trentaine d’hommes de l’Easy Company demeuraient seuls maitres des lieux. Alors, venues des entrailles du Nid d’Aigle, étaient apparus des monceaux de victuailles, des cartons de bouteilles d’alcool, des caisses de champagne et de vin, des boites de cigares. Les quelques officiers qui étaient présents avaient regardé ailleurs et les hommes, simples soldats, caporaux et sous-officiers confondus, avaient célébré dignement ce qui pour eux, ils en étaient certains, signifiait la fin de la guerre. Un groupe électrogène et un poste de radio avaient été apportés par la relève et on avait mangé et bu au son de Glen Miller et de Bing Crosby. Au fur et à mesure que la nuit avançait et que le froid montait, on s’était replié à l’intérieur du bâtiment. Des couvertures avaient été tendues aux fenêtres, et dans l’horrible cheminée de marbre grenat du grand salon, on faisait bruler tout ce qu’on pouvait trouver comme meubles en bois. Un peu avant l’aurore, la plupart des hommes dormaient sur le sol ou discutaient de leur démobilisation en buvant du champagne millésimé et de l’Armagnac hors d’âge dans des verres à bière aux armes du Parti National-Socialiste des Travailleurs Allemands. La guerre était finie, les Américains l’avaient gagnée, le retour au pays serait triomphal, la vie était belle et prometteuse. Mais Dashiell n’avait que peu participé à la fête. Il avait commencé par quelques accolades, quelques bourrades avec les hommes qu’il connaissait le mieux. Quand les alcools étaient montés du sous-sol, il avait bu du champagne dans des gobelets en fer blanc, de la bière dans des bols et du cognac à la bouteille. Il avait chanté un peu. Il avait ri aussi, un peu, il avait parlé du retour au pays, comme tout le monde. La tête commençait à lui tourner, mais pas assez pour qu’il ne se rende pas compte que cette joie, chez lui, était affectée, qu’il ne la ressentait pas vraiment, pas profondément. Ce qui occupait son esprit tandis qu’il écoutait les plaisanteries de plus en plus grasses de ses hommes, c’était les deux français, Bompar et Melki, eux qui ne boiraient plus de vin avec des amis, qui ne toucheraient plus une femme, qui ne verraient plus le soleil. Il n’avait qu’une idée en tête, c’était de s’isoler dans sa chambre pour lire le rapport du capitaine Bronski. Mais il pensait qu’il devait bien cela à ses compagnons : boire, chanter, rire avec eux, se réjouir avec eux, tout simplement d’être vivant. Alors, il faisait semblant.

Vers dix heures, en exagérant son ébriété, il déclara qu’il était fatigué, qu’il avait trop bu, qu’il allait s’allonger un peu pour revenir un peu plus tard en pleine forme. Devant l’escalier qui menait aux cuisines, il tomba sur Winters. Dans sa main gauche, le major tenait deux verres à pied retournés et une bouteille de whisky par le goulot. De l’autre, il saisit le bouton de pochette du blouson de Dashiell et tenta de l’entrainer vers la cheminée.

— Faut qu’je vous parle, Stiller. Venez avec moi.

— Je suis plutôt fatigué, Dick. La journée a été dure. On ne pourrait pas faire ça tout à l’heure ? Demain matin ?

— Faut qu’je vous parle, mon vieux. Prenez ce verre et venez vous asseoir avec moi.

Depuis la nuit du débarquement, Winters faisait l’objet d’une quasi vénération de la part de tous ceux qu’il avait eu à commander et Dashiell ne faisait pas exception. L’élocution du jeune Major était un peu laborieuse, il paraissait pas mal éméché et Dashiell ne pensait qu’à être seul pour enfin lire le rapport d’enquête. Mais il se sentait incapable de rembarrer cet homme qu’il admirait et à qui il était certain de devoir deux ou trois fois la vie. Il suivit donc Winters jusqu’au grand salon. Là, il le regarda s’adosser contre l’encadrement de la gigantesque cheminée et, sans lâcher bouteille ni verre, se laisser glisser le long du marbre grenat pour finalement s’asseoir sur le sol. Résigné, Dashiell en fit autant.

— C’est ça, mon vieux ! Asseyez-vous donc… un doigt de whisky ? Pas trouvé de Bourbon, alors ce sera de l’écossais. Ça ira ?

—…

— Faut que je vous parle, Stiller

—Oui, Dick.

— Suis désolé, Stiller… fait ce que j’ai pu, mais cet imbécile de Cooper a rien voulu entendre. Il vous aime pas, vous savez ? Mais alors, pas du tout, du tout… peut-être parce que vous êtes de New-York…  ou parce que votre père a des usines… ou les deux, je sais pas. Cet abruti vient d’une famille de ploucs du fin fond de l’Oklahoma. Alors, forcément, un type comme vous…

— Forcément…

— Soyez pas trop atteint par ce qui s’est passé, mon vieux. Ç’aurait pu arriver à tout le monde. D’ailleurs vous avez fait ce que tout le monde aurait fait : tirer dans le tas. Moi aussi, j’aurais tiré dans le tas… On est encore en guerre, quand même ! Et en plein chez les boches, en plus. Pendant un an, on vous a appris à tirer sur les Allemands, et depuis huit mois, c’est ce que vous avez fait presque tout le temps. Vous avez cru que c’était des Allemands, qu’ils voulaient forcer le passage et vous avez tiré dans le tas. Y a vraiment que des types comme Cooper pour pas comprendre un truc comme ça.
Et qu’est-ce qu’ils allaient foutre là-haut tout seuls, les deux mangeurs de grenouille ? Je le sais bien, moi… allaient nous refaire le coup du Berghof, planter leur foutu drapeau sur la maison de campagne d’Adolf, en douce, comme ça, sans rien dire à personne… l’aurait fallu qu’ils préviennent… l’ont pas fait…et voilà le résultat…

— …

— Bon, buvez un coup, Stiller, buvez un coup et oubliez ça ! Vous avez fait ce qu’il fallait… Vous savez, ça me fout un coup de vous voir viré comme ça… et ça va foutre un sacré coup aussi à vos bonshommes… sont pas encore au courant… faudra leur trouver une explication… Finalement, vous êtes plutôt veinard. Nous, maintenant que les Allemands sont kaput, on va nous envoyer dans le Pacifique, c’est sûr, mais vous, vous rentrez au pays avant tout le monde. Finalement, vous êtes un veinard, Stiller, un sacré veinard… Allez, Stiller, foutez le camp ! Allez faire votre paquetage… Adieu, veinard !

— Au revoir, Dick. Et si un jour vous avez besoin de …

— C’est ça, Dashiell, c’est ça ! Allez, foutez le camp… et saluez New York pour moi !

Le dos appuyé contre le marbre, la tête renversée en arrière, les jambes allongées sur le carrelage poisseux de bière et de champagne, Winters a fermé les yeux. Il écoute Glen Miller et son Army Air Force Band jouer American Patrol. Les bras légèrement écartés du corps, les mains posées bien à plat, il appuie aussi fort qu’il peut sur le sol ; il lutte contre le tournis qui monte à sa tête et il pense à l’Amérique. L’Amérique, bientôt l’Amérique… si Dieu le veut… et il s’endort.

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Bientôt publié

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