Le Cujas (69)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Troisième partie

(…) — Ben, mon salaud ! Il a fait un joli saut, le nazi !

Coney ne dit rien.

Stiller a descendu la pente sur quelques mètres jusqu’au bord du ravin. Il contemple le vide silencieusement. Yanichewski le rejoint. Ils regardent ensemble vers le bas et puis Yani prononce d’une voix blanche :

— Dash… je crois que c’était une Jeep…

*

— Lieutenant Stiller, en tant que président de la commission d’enquête, je dois vous informer qu’elle a achevé ses délibérations. Le rapport que le Capitaine Bronski a établi sur cet incident est accablant. Vous avez manqué de sang-froid en déclenchant votre tir contre la Jeep française sans laisser la moindre possibilité au conducteur de tenter de s’arrêter. Le Sergent Yanichewski n’a tiré que sur votre ordre. Les deux occupants de la Jeep sont morts, un lieutenant et un caporal — oui, le caporal qui conduisait la Jeep a succombé ce matin à l’hôpital de Berchtesgaden. C’est donc votre responsabilité qui est seule engagée. Vous êtes le seul responsable de ce drame, Stiller.

Le colonel Cooper est assis derrière la table que l’on a dressée hier soir dans ce qui fut la bibliothèque du Nid d’Aigle et que l’on a aménagée au mieux pour que la commission d’enquête puisse siéger. Il est arrivé ce matin par la piste, à pied depuis la plateforme, ravi de cette ascension facile par cette belle matinée de printemps. Il était accompagné de trois autres officiers du 501e, d’un officier français et d’une demi-douzaine de soldats en armes. Les officiers se sont isolés une grande heure dans la bibliothèque et puis ils ont convoqué successivement Königsberg, Yanichewski et Stiller pour leur poser à chacun deux ou trois brèves questions. Une heure plus tard, ils se sont séparés et, tandis que les autres membres de la commission allaient admirer la vue en buvant du café, on est allé chercher le lieutenant Stiller.
À présent, Dashiell est au garde à vous devant le colonel Cooper, le regard fixé droit devant lui, vingt centimètres au-dessus de la tête de l’officier. Par la grande fenêtre où il ne reste plus que quelques morceaux de vitrage, il regarde les montagnes enneigées à l’horizon. Il pense que derrière la plus haute crête, là-bas, c’est l’Autriche, Salzbourg, Vienne. Il a connu ces villes avant la guerre, il y a rencontré des gens, il les a photographiés. Il se demande ce qu’ils sont devenus.  Le colonel Cooper dessine des petites étoiles sur une feuille de papier. Il continue :

— Quand surviennent des morts par tir ami, c’est toujours un évènement dramatique. C’est aussi un cas de conscience pour ceux qui ont à en juger. Dans les cas les plus fréquents, l’évènement est géré au sein même de l’armée, au mieux des intérêts du pays, et c’est déjà assez pénible comme ça. Mais aujourd’hui, l’affaire est d’autant plus délicate que les victimes sont des alliés, des alliés pas faciles, mais des alliés tout de même. La capitulation de l’Allemagne n’est plus qu’une affaire d’heures, et votre foutue précipitation à tirer sur les Français pourrait avoir des conséquences diplomatiques regrettables. Elle met notre gouvernement en position délicate vis-à-vis d’eux dans les négociations qui vont s’ouvrir sur l’occupation de l’Allemagne et cela pourrait nous amener à leur faire plus de concessions que nous ne le voudrions.

Dashiell pense qu’il fait bien froid dans cette bibliothèque ouverte à tous les vents et que cela va faire trois jours qu’il n’arrive pas à se réchauffer. Cela fait trois jours qu’il campe avec son commando dans ce Kehlsteinhaus à moitié dévasté, trois jours qu’il ne dort pas, qu’il pense sans arrêt à cette nuit sur la piste, cette nuit où il a tiré sur ce qu’il croyait être un de ces baquets allemands. Cela fait trois jours qu’il a bien été forcé d’admettre qu’au moment de tirer, il avait clairement reconnu une Jeep. Mais pourquoi avait-il tiré quand même ?  Par réflexe sans doute, un réflexe de peur : la voiture se ruait sur eux, il fallait bien faire quelque chose pour se protéger. Bien sûr, si la Jeep avait poursuivi sa course, les balles du P.M. et même celles de la mitrailleuse de Yanichewski n’auraient pas suffi à l’arrêter. Mais c’est bien par peur qu’il avait appuyé sur la détente, par peur, par réflexe, dans un geste aussi inutile et incontrôlable que celui de lever un bras devant son visage pour se protéger du choc de la locomotive qui vous fonce dessus. Il avait tiré et à cette distance, il était certain d’avoir atteint sa cible. Et de toute façon, Yani avait tiré aussi, et lui ne pouvait l’avoir manquée. Que se serait-il passé s’ils n’avaient pas tiré ? Est-ce que la Jeep aurait eu le temps de s’arrêter ? Peut-être, oui, probablement, il y avait la place. Mais aurait-elle-même tenté de s’arrêter ? Le chauffeur, ébloui, surpris, terrorisé, ne serait-il pas resté crispé, le pied sur l’accélérateur ? Il avait brutalement braqué à gauche. Pourquoi ? Parce qu’il avait reçu une balle ? Peut-être, c’est possible. Mais il pourrait aussi l’avoir fait d’instinct, pour éviter le flanc de la montagne à droite et le barrage qui se dressait devant lui ? Oui, ce devait être ça : le conducteur de la Jeep avait de lui-même braqué à gauche, avant même que la Jeep ne soit atteinte par les balles, et il avait plongé dans le vide. C’était un malheureux accident.

— C’est pourquoi la commission d’enquête a décidé de conclure que le Lt Bompar et le Caporal Melki ont péri dans un malheureux accident de la route, de nuit, sur une piste étroite et dangereuse, la présence d’un commando de reconnaissance de l’Easy Company n’étant qu’une coïncidence. Cette conclusion a été prise bien entendu en plein accord avec le Général Breed mais aussi avec l’observateur que la 2ème DB nous a envoyé, le Lieutenant-Colonel de Varax, dont l’esprit de coopération a été très apprécié.

Le rapport Bronski est désormais classé Top-Secret et il n’y aura pas de poursuite contre vous dans le cadre militaire. Bien entendu, il n’est plus question que vous passiez capitaine, mais comme vous n’êtes qu’un officier-amateur, cette sanction est certainement le moindre de vos soucis.

C’est cela, c’était un accident, un simple accident. Depuis le D-Day, les accidents de la route avaient tué des centaines de soldats alliés et ce qui était  arrivé l’autre soir sur la piste n’était qu’un accident de plus. Que Stiller ait tiré ou pas n’aurait rien changé au sort des occupants. Un malheureux accident, voilà ce que c’était.

— Le dossier de votre Silver Star a déjà été approuvé par l’État-Major. Vous la refuser aujourd’hui risquerait d’attirer l’attention sur votre cas alors que personne ne veut plus entendre parler de vous. Vous recevrez donc votre Silver Star dans le mois qui vient. Mais, croyez-moi, s’il était en mon pouvoir de vous la retirer, je le ferais avec joie.
À partir de ce jour, 8 mai 1945, vous ne faites plus partie de l’Easy Company. Vous comprendrez qu’il est indispensable d’éviter toute rencontre, toute confrontation avec des militaires français qui pourraient connaitre votre rôle dans la mort de leurs camarades. Demain après-midi, vous prenez un avion pour Londres. De là, vous serez rapatrié directement au camp d’entrainement de Toccoa. Un endroit charmant… Vous connaissez déjà, je crois. Vous y resterez jusqu’à votre démobilisation. Le commandant du camp sera mis au courant des raisons de votre affectation chez lui. Il tiendra certainement à vous soigner tout spécialement. Je ne vous souhaite pas bon vent, Stiller.
J’allais oublier : je vous transmets officieusement l’ordre direct du General Breed de ne plus avoir jamais aucune conversation sur cet incident avec qui que ce soit, je dis bien qui que ce soit. Il vous est également interdit de jamais mentionner cet ordre secret.
Avez-vous quelque chose à ajouter, Lieutenant Stiller ?

La feuille de papier est maintenant couverte de petites étoiles à cinq branches. Finalement, c’était un accident ! Mais alors pourquoi Dashiell ne dormait-il plus depuis deux jours ? Un moment, il avait espéré que la Jeep ait pu être volée par des Allemands en fuite. Mais où l’auraient-ils trouvée, cette Jeep ? Tout en haut, au Kehlstein ? Alors que les alliés n’y étaient pas encore parvenus ? Impossible… Il aurait fallu qu’ils la volent quelque part à Obersalzberg et qu’ils montent avec au Nid d’Aigle… Impensable… Pourtant, durant la première nuit, de temps en temps, Stiller s’était bercé de cette illusion pour tenter de s’endormir. Et il s’endormait quelques secondes, et puis l’idée qu’il avait tiré et probablement tué des camarades de combat le reprenait, et il se sentait pris d’une grande faiblesse, et puis la chaleur lui montait au visage et la sueur naissait sur ses tempes, sur son front et sous ses aisselles, et il se retournait dans son sac de couchage. Il se calmait et s’endormait encore quelques secondes. Et ses pensées funestes revenaient en rond : pourquoi avait-il tiré, la Jeep aurait-elle eu le temps de s’arrêter, le conducteur avait-il braqué instinctivement, avait-il été atteint par les tirs ?…

— Stiller, vous avez quelque chose à ajouter ?

— Non, Monsieur

— Vous pouvez disposer.

A SUIVRE

Demain, 07:47 Art in progress
Demain, 16:47 Rendez-vous à cinq heures à Montluçon
15 Juin, 07:47 Play Time – Critique aisée n°216
16 Juin, 07:47 Le Cujas (70)
17 Juin, 07:47 Tableau 352

Une réflexion sur « Le Cujas (69) »

  1. À la suite du chapitre précédent, j’ai évoqué quelques détails à propos de cette nouvelle héroïne du roman, la mythique Jeep Willys MB. Cependant, bien que devenue un symbole de la victoire, il faut savoir que la conduite d’une Jeep pouvait être dangereuse, que les accidents étaient nombreux et que des mauvaises langues, très mauvaises certes, prétendaient que la Jeep tua plus de GI’s que ne le fit l’armée allemande (mais moi je n’en crois pas un mot).

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