Le Cujas – Chapitre 9 – Mattias Engen -Texte intégral

Après que Mattias Engen vous ait été livré en treize petits morceaux en un peu plus d’un mois, le voici dans toute sa splendeur et toute son intégralité.
Le chapitre suivant, qui sera sans doute le dernier — mais qui sait ? — sera consacré à Dashiell Stiller. Celui qui, jusqu’à présent, ne s’est exprimé qu’au moyen de groupes de trois petits points va-t-il enfin parler ? Va-t-il enfin nous révéler le pourquoi du comment de cette histoire chorale et compliquée ?

Vous le saurez bientôt, mais surement pas la semaine prochaine.

 

Chapitre 9 – Mattias Engen

Monsieur Stiller ? Bonsoir Monsieur Stiller. Je suis Mattias Engen. C’est moi qui vous ai téléphoné hier au sujet de Samuel Goldenberg. J’ai des choses importantes à vous dire. Vous voulez bien monter dans ma voiture, s’il vous plaît ? C’est celle-là.

Non, non ! Dans le bar de votre hôtel, on risquerait de nous entendre. On sera très bien dans ma voiture pour causer.

Écoutez, Stiller, on ne va pas rester là plantés sur le trottoir comme deux pingouins congelés. Il fait froid, la nuit va tomber et il va bientôt neiger, alors montez ou je rentre chez moi illico et vous ne saurez rien du Journal de Samuel.

Oui, le Journal de Samuel ! Quand il était à Treblinka, Samuel a écrit un journal. Ça devrait vous intéresser, non ? Allez, montez.

Voilà, c’est mieux. Installez-vous. Pas trop chaud ? Elle est chouette, hein, ma Chrysler ? Vous vous intéressez aux voitures, Monsieur Stiller ?  Non ? Vous devriez… Elle a été fabriquée chez vous, celle-là. Ah, pour le vrai luxe, avant la guerre, il n’y avait que les Anglais, et puis les Allemands aussi, un peu. Mais après les bombardements, il est pas resté grand-chose de leurs usines. Alors maintenant, il n’y a plus que les Américains. Il faut dire que, là-dessus, vous avez fait de sacrés progrès. Regardez-moi ces sièges, ce tableau de bord… et ce volant ! Il y a même un petit bar derrière, pareil que dans une Bentley. Tiens, Jožko, ça me fait penser : sers-nous donc un petit scotch on the rocks, ou plutôt non, un petit cognac, ça nous réchauffera.
Ah oui, j’ai oublié de vous présenter : le gars derrière vous, là, c’est Jožko, mon chauffeur. Comme j’aime bien conduire, la plupart du temps, Jožko, il est à côté de moi ou alors derrière, si j’ai un passager. Il a un boulot en or, Jožko : un chauffeur qui se fait conduire par son patron, c’est pas tous les jours. Pas vrai, Jožko, que t’as un boulot en or ?

Alors ? Pas de cognac ? Ah ben oui, pardon ! Un Bourbon, bien sûr. Non plus ? Ah bon…

Chrysler Imperial Crown modèle 47, que c’est. Je me la suis fait importer directement par un ami. Il est concessionnaire à Brooklyn. Parce que, pour se faire livrer une voiture en ce moment, c’est la croix et la bannière. Six mois, quelquefois un an pour une malheureuse Citroën ! Quinze jours pour la Chrysler, juste le temps la mettre sur le bateau et hop ! Le plus long, ça a été entre Le Havre et Paris. Mais ça, qu’est-ce que vous voulez, c’est la France !  Chez vous, c’est pas pareil, bien sûr. Enfin… huit cylindres en ligne, cinq litres de cylindrée, je vous jure que quand j’appuie sur le champignon, ça pousse fort. Et le silence ! Vous allez voir ce silence ! C’est simple, quand on roule, on n’entend rien. Pas vrai, Jožko, qu’on n’entend rien ? D’ailleurs je vais vous montrer, on va faire un tour. Ça ne vous ennuie pas, Monsieur Stiller, qu’on fasse un tour ? Allons-y.

Bon, maintenant, on peut commencer à causer. Alors voilà : comme je vous le disais tout à l’heure, quand il était prisonnier des Allemands, Samuel a écrit un journal. Et ce journal, c’est moi qui l’ai.

Je vais vous le dire, Monsieur Stiller, je vais vous le dire. Mon nom, c’est Engen, Mattias Engen. Ça ne vous parle pas ? Non ? Ça ne m’étonne pas. Mais est-ce que le « Suédois », ça vous dit quelque chose ? Ah ! Je vois que oui. Eh bien, le Suédois, c’est moi. Vous avez entendu parler de moi, je crois bien. Allez, ne me racontez pas d’histoires. Je sais parfaitement que vous avez rencontré Simone et Casquette, Achir Soltani si vous préférez. Vous savez, le patron du bar de la rue Delambre, c’est un ami, et l’avocat de Casquette est en compte avec moi. Alors, vous pensez bien que je n’ai pas mis longtemps à savoir que vous étiez allé les voir. Alors j’aimerais que vous me donniez de leurs nouvelles. Mais on verra ça plus tard. Pour le moment, on parle de Sammy.

Eh ? Vous remarquez ce silence ?  Pas mal, hein ? Et la souplesse ? Incroyable, non ? Vous avez vu ça ? L’avenue de la Grande Armée, avalée sans qu’on s’en aperçoive, et maintenant, le Bois, tout en souplesse. Tiens, il commence à neiger. C’est beau la neige dans les phares blancs, vous ne trouvez pas ?

Bon, revenons au journal de Samuel. C’est moi qui l’ai. Il est chez moi, à Bougival, et si vous voulez, vous pourrez le lire tout à l’heure. Ça vous la coupe, Stiller, pas vrai ?

Eh ben, mais c’est Samuel qui me l’a donné, tout simplement.

Eh ben, non ! Il est pas mort, le Samuel ! Ça vous la recoupe, ça, Stiller, pas vrai ?

Il est à Cannes. Faut qu’il se refasse une santé, vous comprenez ? C’est qu’il est dans un sale état, Sammy. Alors, je l’ai installé aux Broussailles, c’est le nom de ma baraque à Cannes. Je lui ai envoyé une fille. Suzanne, elle s’appelle… une toute jeune, seize ou dix-sept ans, pas plus.  Normalement, elle travaille à la Marquise. Elle est gentille Suzanne, elle va surement lui faire du bien. De toute façon, elle a intérêt à le soigner, parce que sans ça, c’est Tanger, hein ? Bon, pour moi, c’est une perte sèche, elle rapporte rien là-bas, mais les hommes, c’est sacré. Quand ils sont dans la peine, faut faire ce qu’il faut, pas vrai ?

Non, ça servirait à rien ; il voudra pas vous rencontrer. Il est plutôt spécial, maintenant, vous comprenez ? Il est plus le même. On dirait que tout ça, ça a lui a bousillé les intérieurs, et quand je dis ça, je parle pas que des intestins. Il pense plus pareil, Sammy. Mais je l’aime bien quand même et je vais pas le laisser tomber. Je suis sûr que d’ici trois-quatre mois, il voudra se remettre au boulot. Il a montré ce qu’il savait faire. J’ai des projets pour lui.

Soyez un peu patient, Monsieur Stiller. Quand vous aurez lu son journal, vous saurez tout ce qui lui est arrivé. Écoutez, voilà ce que je vous propose : on file jusque chez moi à Bougival, je vous prête le journal de Sam et vous le lisez tranquille en buvant un verre devant un bon feu de bois. Après, je vous fais ramener à votre hôtel.

Pourquoi je le fais ? Mais parce que je pense qu’on doit bien ça à Sammy. Après tout ce qu’il en a bavé, on lui doit bien de faire connaître son histoire. Quand vous l’aurez lue, vous comprendrez. C’est vrai que ça lui a peut-être permis de survivre, mais il ne l’a pas écrit que pour lui, son journal. Il a voulu témoigner des horreurs qu’il a vécues, et maintenant qu’il est sorti d’affaire, il veut toujours le faire. Et moi, je veux l’aider. Et comme vous, vous pouvez l’aider, on est faits pour s’entendre. Voilà pourquoi j’ai voulu vous rencontrer. C’est clair ? Alors, vous acceptez de venir chez moi et après, vous faites ce que vous voulez du journal de Sammy. D’accord ?…

Écoutez, Stiller, je ne sais pas très bien ce que Casquette et Simone ont pu vous raconter sur moi, mais je pense que je ne suis pas le genre de personne que vous fréquentez d’habitude. Mais qu’est-ce que vous avez à craindre ? Il y a longtemps que je ne suis plus le gangster que vous croyez. La guerre m’a appris des tas de choses et maintenant je suis plus un voyou. Je suis un homme d’affaire comme les autres, ou presque. Alors, ne venez pas me jouer les effarouchées. Ne venez pas me dire que vous aviez prévu autre chose pour votre soirée.

Bravo. Monsieur Stiller. Vous allez voir, vous ne serez pas déçu. Dites-donc, il neige de plus en plus. J’espère qu’on va pouvoir monter la côte de Nanterre. C’est le seul problème avec ces grosses américaines : sur la neige, c’est pas ce qu’il y a de mieux. Allez, on y va. On verra bien. Et puis si on se plante, Jožko est là pour nous pousser ! Pas vrai, Jožko ?

Oui, bien sûr. On a tout le temps d’ici Bougival. Attendez que je ferme la séparation. C’est pas la peine que Jožko entende tout ça. Pas vrai, Jožko ?

Bon, voilà, c’est tout simple. Il y a pas deux mois, j’étais en train de causer avec les hommes. Je les avais invités à dîner à l’Auberge Landaise parce que c’était mon anniversaire. Je fais ça tous les ans. Ça entretient les bonnes relations, et ça pousse les bonshommes à se déboutonner un peu. Vous savez, la chaleur des banquets… Mais moi, je fais attention de pas trop boire. Alors, ça m’arrive d’apprendre des trucs que normalement les gars oseraient pas dire. Pour diriger une bande comme la mienne depuis trente ans pratiquement sans accroc, faut être bien renseigné. Pour ça, j’ai mes méthodes : il y a mon dîner d’anniversaire et les pots que je leur paie à peu près une fois par mois. Il y a aussi les régulières de quelques-uns de mes hommes, les plus importants. Je file un petit pécule à ces dames à chaque fois qu’elles ont un truc intéressant à me raconter sur leur bonhomme. Tout ça, ça coute de l’argent, mais croyez-moi, c’est tout ce qu’il y a de rentable. Bon, faut dire aussi que les dîners à l’Auberge, c’est pas bien gros de débours, vu que je suis associé au trois quarts dans l’affaire depuis que l’ancien patron a pas pu me rembourser l’argent que je lui avais prêté.

Bon, bref, c’était à l’Auberge, largement après l’heure de fermeture, et on discutait, tranquilles, peinards, entre hommes. Tout d’un coup, y a un type qui frappe à la vitrine. Dans le noir du dehors, on peut pas voir qui c’est et on fait signe au cave que c’est fermé, qu’il aille picoler ailleurs. Mais le type insiste, alors j’envoie JP, un nouveau, voir un peu ce que c’est que cet enquiquineur. JP revient en disant que c’est une espèce de clodo, tout petit, tout maigre et tout mal foutu et qu’il veut voir Le Suédois. JP a beau lui dire que le Suédois, c’est pas Madame Irma et qu’on le voit pas comme ça, non mais sans blague, mais le pauvre type insiste. Il dit qu’il veut voir le Suédois, qu’il s’appelle Samuel Gutemberg ou quelque chose comme ça, et que c’est pas un demi-sel de loufiat qui va l’en empêcher. Je crois que je devais être fatigué à cette heure, parce que je fais pas tout de suite le rapprochement avec Samuel Goldenberg… avec Sammy autrement dit. Faut dire que pour moi, Sammy, il est mort et enterré depuis longtemps. Je dis à JP d’aller coller deux baffes au clochard et de le virer de là à coups de pompes dans le train mais, je sais pas pourquoi, au dernier moment, je me ravise. « Bouge pas, JP, je dis. Je vais y aller moi-même lui causer, à ce Gutemberg. De toute façon, j’ai besoin de prendre l’air. » Et j’y vais. Et là, sur le trottoir, je vois un fantôme. Mais, il a beau porter un pantalon trop long avec des poches au genoux, un manteau trop court en astrakan râpé et un bonnet de marin enfoncé sur les oreilles, je le reconnais tout de suite, le fantôme : c’est Sammy.

Je vous passe les retrouvailles. Sammy flageole sur ses genoux et me tombe quasiment dans les bras. Sur le moment, je sais pas pourquoi, mais je tiens pas à ce que toute la bande sache que Sammy est là, alors je le prends par les épaules et je l’emmène jusqu’à un taxi qui maraudait devant le square d’Anvers et je l’emmène chez moi. Les gars de la bande pourront penser ce qu’ils veulent, j’en n’ai rien à faire. C’est pas leurs oignons. Et puis c’est pas mauvais qu’un chef soit un peu mystérieux.

Bref, on arrive chez moi. Je débouche une bouteille de mon meilleur bourgogne, je lui ouvre une boite de cassoulet, je pose tout ce qu’il faut sur la table de la cuisine et je le regarde s’empiffrer. « Mange, mon vieux, que je lui dis. Tu me raconteras demain. » Mais lui, sans rien dire, il arrête de mastiquer, il va chercher son manteau dans l’entrée et, de la doublure, il me sort une demi-douzaine de liasses de papiers attachées par des ficelles. Sans rien dire, il pose tout ça à l’autre bout de la table, il se rassied et recommence à manger.

Alors, j’ai coupé les ficelles et j’ai commencé à lire pendant que Sammy se goinfrait son cassoulet. A un moment, il s’est endormi, la tête posée sur la table à côté de son assiette, les bras pendant de chaque côté de sa chaise. On aurait dit un gosse qui n’en peut plus. C’était tout attendrissant. Alors je l’ai porté sur le canapé du salon et je l’ai installé du mieux que j’ai pu, oreiller, couverture. L’était pas bien lourd, le Sammy. Déjà qu’avant, c’était plutôt un poids plume, maintenant, il pourrait même pas boxer dans les poids mouche.

J’ai lu toute le reste de la nuit. Eh bien, croyez-moi si vous voulez, Stiller, mais y a des moments où j’ai bien cru chialer. Bon, on arrive. On en reparlera plus tard.

*

Entrez donc, Monsieur Stiller, entrez chez moi… Bonsoir Sølvi. Il fait un sacré temps dehors, tu as vu ? Tu as allumé le feu dans le petit salon ? Parfait. Débarrasse donc monsieur Stiller de son manteau et installe-le devant la cheminée. Bon, Stiller, je vais vous laisser une minute, le temps de passer un coup de fil. Je vous ferai visiter tout à l’heure. Pour le moment Jožko va vous servir un verre. Il vous tiendra compagnie jusqu’à ce que je revienne. T’as compris, Jožko ? J’en ai pas pour longtemps.

*

Ah ! Ben, vous voyez, ça n’a pas été long. Bon, Jožko, sois gentil, va mettre la voiture au garage. Vas-y maintenant ; je voudrais pas qu’elle soit couverte de neige demain matin. Merci kamrat !

Vous ne vous êtes pas trop ennuyé avec Jožko ? C’est un brave type, vous savez… un sacré chauffeur et un mec de confiance, mais c’est vrai qu’en dehors des courses, il n’a pas beaucoup de conversation. Les courses, je présume que ça ne doit pas être votre truc, non ?

Bon, je vous ai apporté le journal de Sammy. Ça, c’est l’original : une vingtaine de petits cahiers crasseux, délavés, déchirés, chiffonnés, presque illisibles. Faut dire qu’il les a trainés partout pendant six ans. Un vrai miracle qu’il en ait pas perdu un seul ou que les Boches ou les Russes lui ai pas piqués, mais ils sont tous là. Je les ai fait taper à la machine par une amie pendant que Sammy était ici, avant que je l’envoie à Cannes. Comme ça, quand elle n’arrivait pas à lire, elle pouvait lui demander ce qu’il avait écrit. Et ça, c’est ce que ça a donné : trente-trois pages dactylo… trente-trois seulement… six années de camps et de cavale. Ça parait pas grand chose, hein ? Mais vous verrez, Stiller, ça va vous prendre aux tripes ! Moi en tout cas, c’est ce que ça m’a fait : ça m’a pris aux tripes. J’aurais jamais cru qu’un petit voyou comme lui aurait pu se sortir de tout ça, hein ? C’est qu’il en a bavé, le pauvre. Finalement, il est sacrément costaud, le petit juif !

Bon, vous verrez ça tout à l’heure. Pour le moment, on va passer à table. Vous venez ?

Ah, non ! Il est bien trop tard pour rentrer à Paris. Il y a au moins trente centimètres de neige sur la route. On ne passerait jamais. Non, le plus sage c’est que vous couchiez ici cette nuit. Je vous reconduirai moi-même à Paris demain matin. De toute façon, faut que je fasse une petite visite à La Marquise. Pour ce soir, on finit notre verre et on passe à table, d’accord ?

Écoutez Stiller, je vous dis qu’à cette heure, on ne passera pas la colline de Nanterre. Alors vous avez le choix, kamrat : vous restez ici bien confortablement pour la nuit ou vous rentrez à pied : huit kilomètres jusqu’à la porte Maillot. Là, avec un peu de chance, vous trouverez peut-être un taxi qui voudra bien vous prendre. Moi en tout cas, je ne sors pas ma voiture dans cette tempête. Alors ? Vous restez diner ou vous voulez votre manteau ?

Eh ben voilà ! Ça nous donnera une occasion de nous connaitre un peu mieux. Et puis, vous allez voir, Sølvi est une cuisinière exceptionnelle. Sa spécialité, c’est la langouste à l’aquavit et à la confiture d’airelles. Vous m’en direz des nouvelles. J’ai fait venir Sølvi de Narvik. Elle est norvégienne, comme les langoustes… et comme moi…

Ah oui ? Vous ne saviez pas ? Je suis Norvégien. Enfin… disons que j’étais Norvégien. Aujourd’hui je suis Français, mais je suis né en Norvège. Près de Narvik, justement. Comme patelin, on fait pas beaucoup plus au Nord ni beaucoup plus tarte ! Tu parles d’un joli port de pêche ! Enfin…

Donc, je suis Norvégien, et on m’appelle le Suédois. C’est marrant, non ? Je vous raconterai pourquoi tout à l’heure si vous voulez, mais avant, on va diner.

Sølvi ! Tu peux commencer à servir, on arrive !

*

Vous voyez ce que je voulais dire, Monsieur Stiller ? La langouste à la Narvik, c’est surprenant, non ?

Eh bien, vous le direz à Sølvi, ça lui fera plaisir. Vous voyez qu’en Norvège, y a pas que du saumon.

Oui, à propos, vous vouliez savoir pourquoi on m’appelle le Suédois et pas le Norvégien par exemple. Pas vrai ? Eh ben voilà. Je suis né à Narvik. Mon père était mineur. A Narvik, on est mineur ou pêcheur, y a pas le choix. On vit dans la crasse et la chaleur du fond ou dans le froid et l’humidité des chalutiers. Et moi, je voulais ni l’un ni l’autre. Alors, quand j’ai eu quatorze ans, j’ai quitté la baraque. Je me suis planqué dans un camion entre deux caisses de poissons. J’ai failli crever de froid pendant deux jours, mais quand le camion s’est arrêté et que j’ai soulevé la bâche, tout de suite je me suis dit que ça avait valu le coup. J’étais en plein milieu des halles d’Oslo, il faisait un temps splendide, presque tiède. Je me suis laissé réchauffer au soleil pendant une heure, un vrai bonheur. Et puis après, je suis parti au hasard dans les halles. Il y avait du monde partout, ça gueulait, ça chantait, ça rigolait…  Le bruit, la foule, la faim, j’en étais tout étourdi. Sur les étals, il y avait plein de nourritures incroyables, de la viande, des légumes, des fruits surtout, des fruits… Au passage j’ai piqué deux bananes. Vous vous rendez compte que j’avais jamais vu de banane ? Je savais pas ce que c’était. Au début, je savais même pas comment ça se mangeait, mais j’ai vite compris, croyez-moi ! Il y avait des hommes qui portaient des cageots, d’autres qui tiraient des charrettes, d’autres qui buvaient dans la rue ; il y avait des femmes qui vendaient, qui achetaient, qui plaisantaient ou qui s’engueulaient. Y en avaient qu’étaient sacrément jolies et même d’autres, carrément belles.

Ah, ça changeait de Narvik, avec ses mineurs crasseux et ses pêcheurs geignards, sans parler des femmes tellement emmitouflées qu’on n’en voyait qu’un nez tout rouge. J’avais l’impression d’être au paradis. J’ai trouvé du boulot tout de suite, dans la journée. C’était chez un négociant en bois. Les premières nuits, il m’a permis de dormir dans l’entrepôt. Je m’en souviens comme si c’était hier : il faisait bon et ça sentait le pin. Je crois que jamais je n’oublierai cette odeur. Et puis, ma chance a continué : au bout de quinze jours, j’ai rencontré une fille… Maja, elle s’appelait ; elle devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, dix de plus que moi. Ça vous étonne, pas vrai ? Faut dire qu’à l’époque, j’étais déjà costaud et qu’on me donnait vingt ans sans problème. Là, vous me voyez, je vais bientôt en avoir soixante, j’ai pris du poids et je perds mes cheveux, mais à quinze ans, j’étais plutôt beau mec. En tout cas, c’est ce que Maja n’arrêtait pas de me dire. On s’est mis en ménage, chez elle, juste en dessous de la citadelle. Elle travaillait dans une banque et moi, je m’occupais des machines à bois. On était bien. Je gagnais un peu d’argent, j’avais une femme qui me dorlotait. On s’aimait bien. Bref, on était heureux. Moi, je pensais pas, j’étais content…

Vous savez, Stiller, depuis, j’ai pas mal réussi, j’ai gagné beaucoup d’argent, je peux avoir tout ce que je veux, des maisons, des voitures, des tas de femmes plus belles que Maja, mais je vais vous dire, kamrat, je crois bien qu’Oslo, ça a été la plus belle période de ma vie…

Qu’est-ce que vous diriez d’un bon vieux scotch maintenant ? Ça fera passer la langouste, vous verrez…

Après ? Eh ben après, les choses ont commencé à mal tourner. Un soir, Maja m’a dit tout d’un trait qu’elle avait rencontré un homme et qu’il l’emmenait au Danemark, qu’il était veuf et qu’il avait quarante ans. Il avait un hôtel à Copenhague et il lui demandait de faire sa vie avec lui. Elle avait vécu trois belles années avec moi, mais il était temps qu’elle pense à son avenir parce que je n’étais quand même qu’un gosse. Moi, je tombais des nues, je pleurais que c’était pas possible, je criais que c’était une salope, je hurlais que j’allais les tuer tous les deux. Et puis je me suis mis à la cogner, fort, de plus en plus fort. Je savais plus ce que je faisais. J’étais fou. Heureusement, y a des voisins qu’ont déboulé. Ils se sont mis à trois ou quatre pour me plaquer au sol. Après ils m’ont tapé dessus, longtemps, et puis ils ont dû se fatiguer parce qu’il y en a un qui s’est mis à me parler. Je me suis calmé. On avait emmené Maja chez des voisins pour la soigner en attendant l’ambulance. J’ai voulu la voir. Ils m’y ont amené. Elle était dans les pommes, et quand j’ai vu ce que je lui avais fait, j’ai eu peur et j’ai fichu le camp avant que les flics arrivent. Et à partir de là, tout a été de mal en pis.

Oh ! Classique, vous savez ! La dégringolade… La route, sans argent, des petits boulots de temps en temps, des bagarres presque tous les jours, la fauche dans les magasins, un mois de prison, encore de la fauche, des petits cambriolages chez des bourgeois, dans des entrepôts, et puis une nuit, les flics qui m’attrapent à la sortie d’une usine. J’ai pas le temps de me débarrasser de la caisse. En plus, pas de chance, au bout de deux jours, ils font le rapprochement avec Maja. « Elle est restée infirme, qu’ils me disent, elle parle plus ». Je prends huit ans à Bastøy, c’était la prison d’Oslo. Mes vingt ans, je les ai fêtés en taule, kamrat. Comme c’est sur une ile, Bastøy, la surveillance était pas terrible. Ils étaient persuadés qu’on pouvait pas s’évader.  Mais moi, au bout de deux ans, deux mois et quatre jours, j’arrive à faire le mur. Quatre kilomètres à la nage, la nuit, dans l’eau glacée, avec tous les bateaux qui vous passent au ras des fesses. Mais j’y arrive… Bon après, je monte sur un ferry en douce et je passe au Danemark. J’arrive tant bien que mal à Copenhague. Et là, la chance tourne. Dans un bar du port, je rencontre une fille, Hanneke. Elle travaille là, un peu serveuse, un peu entraîneuse, et de temps en temps, elle monte avec un client. Elle est pas très jolie, Hanneke, mais elle est faite au moule. Un corps superbe. Elle a dix-neuf ans, j’en ai vingt-deux. Je lui plais tout de suite, et moi, je fais pas le difficile, forcément. Elle a une chambre au-dessus du bar et, pendant une semaine, j’en sors pratiquement pas. Elle prend plus de clients, elle m’apporte à manger, elle m’achète des vêtements. Moi, je me laisse faire, je me refais une santé. Un matin, il y a deux gars qui débarquent dans la chambre. Hanneke et moi, on est encore au lit. Le plus petit des deux sort un couteau. Il commence à me dire qu’Hanneke, c’est sa femme à lui ou tout comme, qu’il serait en droit de me planter, à cause de son honneur et tout ça. Il prend un air méchant, mais ça me fait pas peur parce que moi, en prison, j’en ai fréquenté pas mal, des voyous. J’ai appris comment ça marche, ce genre de truc : tout ce que veut le petit mec au couteau, c’est de l’argent ; un peu ou beaucoup, ça dépend : un peu pour sauver son honneur et à condition que je parte sans faire d’histoire, ou beaucoup si je veux garder la fille et alors c’est lui qui s’en ira. Mais je n’aime pas qu’on me bouscule, surtout le matin, et puis de toute façon, je n’ai pas un sou. Alors, je lui rentre dedans. Je suis tout seul, je suis tout nu, ils sont deux et il y en a un qui a un couteau, mais ça m’est égal. À Bastøy, j’en avais vu d’autres. Bref, en trois secondes, je lui ai planté son propre couteau dans la cuisse au petit méchant, et l’autre a fichu le camp. Le gars se roule par terre en pissant le sang. En lui tapant un peu dessus, je lui fais comprendre que je suis bien plus dangereux que lui et que je garde et la fille et le couteau et je le flanque dans l’escalier. Bon débarras…

Le lendemain, il y a un type bien poli qui vient me voir. Il me dit qu’il est le bras droit de Thorben Jahnsen, le caïd qui tient les quartiers Nord de Copenhague. Monsieur Jahnsen aimerait bien me parler et il parait que ça se fait pas de refuser ses invitations, surtout quand il attend en bas dans la voiture. Bon, je vous la fais brève. Jahnsen me dit que le gars que j’ai planté, c’est un minable, que si je veux, je le remplace tout de suite. Il faudra juste que quand j’aurais gagné un peu d’argent, j’indemnise raisonnablement le minable pour le coup de couteau et pour la fille. Tu penses si j’ai dit oui, kamrat ! Et voilà, c’est comme ça que je suis entré dans la bande la plus puissante du Danemark. J’y ai fait mes classes. Sans rentrer dans les détails, je deviens vite indispensable et à vingt-quatre ans, je remplace le bras droit de Jahnsen qui vient de se faire descendre. C’est à ce moment que la guerre éclate en France… Août 14…

Dites, Stiller, il se fait drôlement tard. Si on allait se coucher, maintenant. C’est que j’ai plus vingt ans, moi. En plus, demain matin, faut que je me lève de bonne heure parce que j’ai un truc à faire à Paris.

Pourquoi, vous n’êtes pas bien ici, Monsieur Stiller ? Bon, écoutez, voilà ce que je vous propose : je vous confie une copie du journal de Sammy, vous lisez ça tranquillement demain matin et on en parle quand je reviens. Ne vous en faites pas, je serai là pour l’apéritif. Ça marche ? Allez, ne faites pas cette tête ! Je vais vous montrer votre chambre. Sølvi a dû y mettre tout ce qu’il faut, rasoir, pyjama, dentifrice, tout ce qu’il faut. Vous voulez votre petit déjeuner à quelle heure ? Oh, et puis, vous n’aurez qu’à sonner.

Entrez ! Elle vous plait, la chambre ? Pas mal, hein ! Allez ! Bonne nuit, kamrat ! A demain.

*

Ah, bonjour, Stiller ! Bien dormi ? Alors, vous l’avez lu, ce journal ? Incroyable, non ?  Vous vous rendez compte d’à travers quoi il est passé, le petit Sam ? Il a survécu un an à Treblinka, il a traversé à pied la moitié de la Pologne occupée, il a vécu neuf mois planqué comme un rat dans une cave, il a failli se faire fusiller par les Russes, il s’est fait enrôler de force dans l’Armée Rouge, il s’est battu contre les Boches en Crimée, et puis les Russes l’ont refichu dans un camp et puis quasiment comme esclave dans une mine de charbon pendant deux ans !

Ça, il ne l’a pas écrit, mais je vous le raconterai plus tard. Pour le moment, j’aimerais qu’on parle de ce que vous ont dit Simone et Casquette. Ou plutôt, j’aimerais que vous me confiiez ce que vous avez écrit là-dessus. Le mieux, ça serait que vous m’en donniez une copie, non ?

….

Mais ça ne fait rien ! Même si ce ne sont que des notes, j’aimerais savoir ce qu’il y a dedans. Parce que, vous comprenez, ils vous ont surement parlé de moi. Alors, je ne voudrais pas qu’ils vous aient dit n’importe quoi et qu’un jour, ça soit publié quelque part. Ça pourrait nuire à ma réputation, si vous voyez ce que je veux dire. Alors, d’accord ? Vous me passez une copie ? Vous me devez bien ça, non ?  D’ailleurs, si vous êtes gentil, moi, je vous donnerai une copie du Journal de Sammy.

Ah ? Vous n’avez pas fait de copie ? Juste un original ! C’est pas bien prudent ça, dites-donc ! Enfin, c’est votre problème ! Pas vrai, kamrat ? Eh bien, vous n’aurez qu’à me confier l’original quand je vous raccompagnerai à votre hôtel. D’accord ?

C’est ça, réfléchissez. En attendant, je vais vous faire visiter la baraque. Après, on ira déjeuner. J’ai demandé à Sølvi de nous préparer un osso-buco, parce que quand même, y a pas que la cuisine norvégienne dans la vie !  Allez, zou !

Bon, la maison. D’abord, une vingtaine de pièces, je crois, sans compter la cave, huit cheminées, trente-six fenêtres. Elle a été construite en 1830 pour un bourgeois qui avait fait fortune en fabriquant des cordes et des câbles pour la Marine. Je l’ai achetée il y a deux ans à une vedette de music-hall. Elle était obligée de partir because elle avait frayé un peu trop avec les Allemands. Plutôt pressée de vendre, la vedette… Alors, le prix, forcément… je crois qu’elle est en Argentine maintenant. Elle n’avait pas touché au décor d’origine, ni à la plomberie, faut dire. Alors moi, j’ai dû faire de gros travaux. Ils ne sont pas encore finis d’ailleurs. Mais bon, elle commence à être logeable, la baraque.

Ça, c’est le petit salon, vous connaissez déjà et là, c’est la salle à manger, vous connaissez aussi. Mais ce que vous n’avez pas vu, c’est mon chef d’œuvre. Regardez-moi ça : le grand salon. Avant, il y avait deux pièces : une bibliothèque et une sorte de petit théâtre, un salon de musique, quelque chose comme ça. Mais moi, les bouquins, la musique, c’est pas vraiment mon truc. Alors, j’ai fait abattre la cloison. Ça fait une pièce de sept mètres sur huit. Pas mal, hein ? J’y ai mis deux tables de billard : un français et un anglais, comme ça, je suis paré. Avant, je ne savais pas jouer, mais j’avais toujours eu envie d’un billard. Alors deux, vous pensez ! Je sais toujours pas jouer, d’ailleurs. Faut que je me trouve un prof. Vous ne jouez pas au billard, par hasard, Stiller ? Tant pis.

Au plafond, là, c’est un squelette de baleine. Marrant, non ? Je l’ai acheté au musée d’Histoire Naturelle pendant l’Occupation. Ah ben, à cette époque, il y avait des occasions à saisir… Du coup, j’ai acheté en même temps toute cette collection d’ossements et de fossiles, là à côté du bar. Finalement, je regrette un peu. Je trouve que ça fait triste, non ? Je crois que je vais les balancer. De toute façon, ça m’a pas couté grand-chose.

Non, ce que j’aime vraiment, moi maintenant, c’est les tableaux. Ça m’a pris un jour comme ça. En 43, il y a un type qui vient me voir et qui me dit qu’il a besoin d’argent pour quitter la France avec sa famille. Il avait intérêt, il était juif. Moi, j’ai jamais rien eu contre les juifs. Alors, je lui dis : « Pourquoi pas ? Vous avez des trucs à me vendre, de l’or, des bijoux, de l’argenterie, quelque chose … ? » « Non, qu’il me dit, mais j’ai des tableaux. » « Oh, des tableaux, moi, vous savez… Enfin… pour vous aider, je pourrais peut-être vous en acheter un ou deux. Faudrait voir… » Le lendemain il est revenu avec un gros paquet sous le bras, bien emballé. Il a défait les ficelles et les papiers journaux : c’était une demi-douzaine de toiles. Il avait enlevé les cadres pour que ça soit plus facile à transporter. Il les a posées par terre, appuyées contre un mur de mon bureau, et sans les quitter des yeux il m’a dit : « Choisissez ». Eh bien là, Stiller, croyez-moi si vous vous voulez, j’ai ressenti un truc bizarre, un truc que je n’avais jamais connu, une émotion, je ne sais pas. Sur les toiles, il y avait des visages, des corps, des formes, des couleurs et ça me bouleversait, j’en aurais pleuré. Oui, kamrat, j’en aurais pleuré. Rien que d’en parler, ça me refout le frisson. Je les ai tous pris, les tableaux. Je ne lui ai pas payé tout ce qu’il demandait, forcément, mais presque. Et depuis, la peinture, c’est devenu ma passion. Regardez ce portrait de femme : c’est un Modigliani. Vous vous y connaissez un peu en peinture ? Non ? Eh bien, regardez : vous voyez cette tête un peu penchée, ces contours de la bouche, du cou, bien nets… ces yeux un peu tristes… c’est complètement plat… on dirait le dessin d’un enfant… mais moi, ça me bouleverse. Et puis, cet enfant de chœur ? Non, ça c’est Soutine, un Russe. Et ça ! Non mais, regardez-moi ces deux portraits de Schiele…incroyables ces regards, non ? Un Autrichien… et là, ces trois petits dessins de Picasso, et là, un grand Duffy… Vous savez, c’est un peu pour ça que j’ai pris cette maison bien trop grande pour moi… juste pour avoir assez de murs pour les accrocher… En ce moment, je suis en train d’essayer d’acheter des impressionnistes. C’est plus cher, mais faut que j’étende ma collection. Alors je vais essayer les impressionnistes. On verra bien. Et puis, j’ai encore pas mal de murs à remplir, pas vrai, kamrat ? Bon, c’est pas tout, mais vous devez avoir faim, non ? On fera pas le tour du parc, alors ! De toute façon, avec cette neige… Tenez, en passant, jetez quand même un œil sur le jardin de derrière : c’est joli, cette pelouse couverte de neige, vous ne trouvez pas ?  Là, c’est le trou que je fais faire pour la piscine, et derrière là-bas, ce sera le tennis. Tout ça devrait être fini avant le printemps, mais avec les ouvriers, vous savez, on n’est jamais sûr… Bon, allez, à table.

*

Vous aimez les vins français, Monsieur Stiller ? Il parait que c’est ce qu’on fait de mieux. Celui-ci, c’est un Saint-Estèphe 1939. On dit que c’est une très bonne année. Moi, je n’en sais rien, je n’aime pas le vin. Je préfère la bière et les alcools forts, le cognac, le scotch et l’aquavit par exemple. Mais j’ai une cave remplie de grands crus pour les invités. Alors, comment vous le trouvez ?

Ah oui, c’est vrai ! On en était resté à Copenhague au début de la guerre, en août 14. Pour nous, pendant quatre ans, ça a été une sacrée époque. Presque toute l’Europe était en guerre sauf le Nord : la Suède, la Norvège, le Danemark et même les Pays-Bas étaient neutres. Alors, vous pensez si le commerce marchait bien, et quand le commerce marche, les affaires des truands courent devant. Jahnsen ramassait de l’argent de partout, surtout avec les trafics du port et, comme bras droit du patron, j’en avais ma part. On peut dire que pour nous, c’était ça, la Belle Époque. Et puis tout a une fin, pas vrai ? La guerre a fini. Les affaires ont marché encore un peu sur l’élan et puis c’est devenu plus compliqué. Il y avait un nouveau chef de la police à Copenhague, un pur et dur. Ça facilitait pas les choses. C’était notre crise à nous, quoi ! Et puis j’ai eu des mots avec Jahnsen. Ça a dégénéré pas mal, et j’ai pas eu le dessus. Alors, j’ai préféré abandonner le terrain.

Paris m’avait toujours tenté. J’y avais fait un petit voyage en touriste en 19 et j’avais vu qu’il y avait des possibilités. Alors, j’ai pris mes cliques, mes claques et tout l’argent que j’avais pu mettre de côté et je me suis installé à Paris. Je connaissais personne, ni les flics ni les voyous. J’ai dû repartir de zéro. Mais j’avais trente ans tout juste et déjà pas mal d’expérience.  Et pas mal de fric aussi. Alors pendant un an, je n’ai pas bougé une oreille, je n’ai pas fait un seul coup, pas une seule erreur. J’ai embauché deux-trois bonshommes, je me suis baladé, j’ai regardé, j’ai appris qui était qui et j’ai vu où il y avait des faiblesses. Et puis, pendant l’été 21, je me suis lancé, tout de suite en grand, dans la protection des hôtels et des bistrots entre le Boulevard Voltaire et les Fortifications, pour commencer. En deux ans, je dirigeai un bon quart de Paris. Après je me suis diversifié, les cambriolages, le recel, le jeu, les filles ; j’ai acheté trois ou quatre bars, un restaurant, et puis je me suis étendu vers le Nord, et puis jusqu’à Pigalle… la consécration. Je vous passe les détails, Stiller, mais croyez-moi, ça a été une vraie réussite, et j’en suis fier.

Pourquoi on m’appelle le Suédois, et pas le Norvégien, ou même le Danois ? Mais parce que les Français sont nuls en géographie, mon vieux ! Pour eux, Norvège, Suède, Danemark, tout ça c’est pareil ! Alors, va pour le Suédois !  Bon, assez parlé de moi. Vous avez vu le soleil qu’il fait dehors ! Si on allait marcher un peu ? Il y a quelque chose que je voudrais vous montrer. Ce n’est pas loin, c’est juste de l’autre côté de la route. Vous allez voir, c’est intéressant. Mais il va falloir se couvrir. Il fait un froid de loup. Vous venez ?

*

Vous voyez ce bâtiment, là-bas, celui qui est construit sur la Seine ? Eh bien, c’est la machine de Marly. Mais d’abord, une question : vous avez visité Versailles ?

Ah oui ! C’est vrai, vous étiez venu à Paris avant la guerre… Donc vous avez vu tous ces bassins, ces dizaines de fontaines, ces milliers de jets d’eau… Eh bien, c’est dans ce bâtiment que se trouvent les pompes qui montent l’eau de la Seine jusqu’à Versailles. Cent cinquante mètres de dénivellation sur une dizaine de kilomètres. Vous allez voir, c’est impressionnant.

A l’intérieur, faudra faire attention parce que ça glisse, hein ! À cause de l’humidité… Allez, on entre.

*

Excusez-moi, je suis obligé de crier. Toutes ces roues qui tournent en brassant l’eau de la Seine, ça fait un bruit du diable. On va prendre la galerie qui longe les roues et on va se mettre dans le petit bureau vitré là-bas. On y a une bonne vue sur les machines. Attention, je vous dis ! Ça glisse !

Ah ! On est mieux ici, pas vrai ? On peut parler normalement. Bon, je fais le guide. La première machine de Marly a été construite en 1680. Ce n’est pas celle que vous voyez aujourd’hui. Celle-ci date de 1860. C’est la machine de Dufrayer. Elle comporte six roues à aubes de douze mètres de diamètre. Chaque roue a une largeur de quatre mètres cinquante. Le courant de la Seine fait tourner les roues à aubes, les roues entrainent des pompes hydrauliques et les pompes montent l’eau de la Seine jusque dans de grands réservoirs, près du château.

C’est beau, non ? Il n’y a jamais personne, ici. Ça tourne pratiquement sans surveillance. Je me suis fait faire une clé. J’y viens de temps en temps pour me changer les idées. Je reste là à réfléchir. Cette impression de puissance que dégagent ces roues qui tournent sans arrêt, jour et nuit, toute l’année, moi, ça me fascine. Et vous, Monsieur Stiller, qu’est-ce que ça vous fait ?

Bon, dites-moi, vous avez réfléchi depuis tout à l’heure ? Vous voulez bien me les prêter, vos notes ? Parce que moi, hein, je vous l’ai quand même passé, le Journal de Sammy. Je suis même prêt à vous en laisser une copie. Et puis, je sais pas si ça vous a intéressé, mais je vous ai aussi pas mal raconté ma vie, quand même. Alors, ça serait chic de votre part de me laisser lire ce que vous avez écrit, non ? D’accord ?

Ah, bravo Stiller ! Vous avez fait la bonne réponse. J’aime mieux ça. C’est le genre de truc qui permet de se sentir en confiance, pas vrai ?  Mais, ça sera pas la peine de me les prêter, vos petits papiers. Je les ai déjà, je les ai depuis hier soir.

Vous ne souvenez pas ? Quand on est arrivé ici, j’ai passé un coup de fil. C’était pour dire à un de mes bonshommes que la voie était libre et qu’il pouvait aller fouiller tranquillement votre chambre d’hôtel pour me trouver vos notes. C’est ce qu’il a fait. Il a bien failli ne pas pouvoir passer Nanterre à cause de la neige, mais il a réussi à me les rapporter quand même. Donc vos notes, je les ai et je les ai lues, la nuit dernière et ce matin. Ça vous étonne ? Ça vous choque ?

Dis-donc, kamrat ! Il va falloir que tu te calmes ! Tu croyais avoir affaire à qui, mon bonhomme ? J’ai beau avoir une belle voiture, une belle maison, une collection d’art moderne, des affaires honnêtes et tout le toutim, t’as pas oublié d’où je viens, quand même ? Il me semble que je t’ai pas caché grand-chose sur Oslo, Copenhague et Pigalle, non ?  Et tu crois qu’on réussit comme ça dans le business en étant bien honnête et bien gentil ! Eh bien, non, kamrat ! C’est pas comme ça que ça se passe. Il y a eu des moments où il a fallu forcer un peu les gens. Disons que j’en ai gardé quelques mauvaises habitudes. Qu’est-ce que tu veux ? On ne se refait pas… pas complètement en tout cas.

Il fallait absolument que je sache ce que Casquette et Simone ont bien pu te dire avant de te laisser écrire ton machin. Alors…

Eh oui ! Mais maintenant, tu peux être rassuré… au moins pour le moment. Je les ai lues, tes notes, et j’ai rien trouvé dedans qui puisse vraiment me causer des ennuis. D’abord, Simone, elle ne sait pas grand-chose, forcément, c’est juste une fille, pas vrai ? Et tout ce qu’elle sait, il y a longtemps que les flics le savent. Qu’ils essayent, tiens, les flics, de me chercher des histoires pour quelques cambriolages, pour des filles sur le trottoir ou pour des petits trafics pendant l’Occupation. Qu’ils essayent ! D’abord, ils peuvent rien prouver, et d’un. Ensuite, j’ai des amis partout, dans la police bien sûr, mais aussi chez les juges et surtout, surtout, dans la politique. Il y a pas mal de ces gens-là qu’ont pas été parfaitement blanc-bleu pendant l’Occupation. Et moi, j’ai des dossiers sur tout le monde. Alors, les protections, c’est pas ça qui me manquerait en cas de besoin. Et de deux ! Quant à Casquette, il en savait un peu plus. C’est normal, c’est un homme. Mais, y a pas eu besoin de lui dire, à lui. Il t’a raconté que ce qu’il voulait bien te dire, et surtout rien qui puisse me causer du souci. Et de trois ! Et puis, ce que je t’ai raconté de la Norvège et du Danemark, y a longtemps que c’est couvert par la prescription ! Et de quatre ! Alors, tu vois, je suis blindé de partout et c’est pas un petit scribouillard qui va…

Mais je m’énerve, je m’énerve. Je ne devrais pas. Il n’y a pas de raison, puisque tout va bien. Vous voyez, Stiller, même si vous remettiez vos notes telles quelles à la police, elle ne pourrait rien en faire. Alors, je vos présente mes excuses. Je n’aurais pas dû vous parler comme ça.

Non, je n’y vois pas d’inconvénient. A la condition, bien sûr, que vous n’écriviez rien de plus que ce que j’ai lu dans vos papiers. Je n’aimerais pas du tout trouver dans votre futur bouquin des informations gênantes pour moi et mes affaires. Et vous n’aimeriez pas du tout que je n’aime pas du tout votre livre, n’est-ce pas, Monsieur Stiller ?

Bon, on va aller se mettre au chaud à la maison devant un bon feu de bois. On a encore quelques bricoles à discuter, vous et moi. Passez devant et faites bien attention dans la galerie, ça glisse terriblement. Je n’ose pas imaginer que quelqu’un tombe entre les aubes de ces roues ! Vous voyez les dégâts ? Je crois qu’on n’en retrouverait rien du tout, du bonhomme. Après vous…

*

Ah ! Il fait meilleur ici, pas vrai ? Ce genre de temps, ça me rappelle le début de l’hiver, quand j’étais gosse à Narvik. Le début seulement, parce qu’après, vous n’avez pas idée du temps qu’ils ont là-bas. C’est pas tellement le froid. C’est plutôt la pluie, la neige et le vent, surtout le vent. C’est pour ça qu’ils ont inventé l’Aquavit, les Norvégiens, pour pas se flanquer dans le port tous les matins ! Vous en prendrez bien un petit coup, non ? Un café alors ? Va pour du café, alors. Sølvi ! Deux cafés, s’il te plaît.

Monsieur Stiller, je voulais vous dire : faut pas m’en vouloir pour tout à l’heure. Quelquefois, c’est ma façon de parler, vous savez, ma façon d’avant. J’ai du mal à m’en débarrasser et de temps en temps, ça remonte à la surface. Il y a même des fois où ça m’a fait du tort dans mes affaires. Bon, parfois, je suis un peu brusque, mais au fond, je suis un bon type. Je ne demande qu’à m’entendre avec vous. Vous savez ? Même que je pourrais mettre un peu d’argent dans votre bouquin ! Pourquoi pas ? Je veux dire, si c’est bien un bouquin que vous écrivez. Ça pourrait même être une bonne affaire, l’édition, on ne sait jamais. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Oui, pourquoi pas ? Et puis de toute façon, vous aurez besoin d’aide pour l’édition française. J’ai de très bons amis dans ce monde-là, vous savez. Je pourrais vous donner un sérieux coup de pouce. Pensez-y quand vous en serez là. Je suis sûr que votre roman, là, il fera un tabac. En tout cas, moi, ça me plairait bien de lire un roman avec des gens que je connais dedans.

Mais bien sûr que je vais vous les rendre vos notes, sans ça, comment vous pourriez l’écrire, votre bouquin. A propos, dites, c’est pas vraiment des notes, vos feuilles, là. En tout cas, à moi, ça me parait complètement rédigé. Il ne reste plus qu’à ajouter vos questions, vous savez, les trois petits points où on sait pas ce que vous dites.

Ah bon ? C’est drôle, je ne voyais pas ça comme ça. Enfin, c’est vous l’écrivain, pas vrai ? Seulement, moi, j’ai une remarque à faire.

Ben, c’est qu’ils vous ont un peu enjolivé les choses, l’artisan et la bistrote. Ils ne se sont pas gênés. C’est pas les seuls, d’ailleurs ! Le garçon de café et l’aristo, je peux rien dire, je ne les ai jamais rencontrés. Mais pour ce qui est de Casquette et de Cambremer, ceux-là, je les connais bien, et il faut quand même dire qu’ils vous ont raconté pas mal de bobards. Et vous, vous avez tout gobé, bien sûr. Moi, c’est sûr que je voudrais pas que vous vous étendiez trop sur moi — en plus, je suis même pas sur la photo — mais j’aimerais pas non plus que vous racontiez des boniments. Ça ne ferait pas sérieux, pas vrai ?

Des exemples ? Ah, mais je peux vous en donner, des exemples ! Tenez, la tenancière du Cujas, pour commencer, la Gazagnes. Eh bien, vous avez sûrement remarqué qu’elle ne vous a pratiquement rien dit de l’Occupation. Et pour cause : c’est que, pendant ces quatre années, elle s’est goinfrée, l’Antoinette. Je me rappelle, c’est Sammy qui m’a amené au Cujas pour la première fois un soir en 41. À propos, vous vous rappelez qu’elle vous a dit qu’elle ne connaissait pas Sammy ? Pourtant, s’il y avait un habitué de son restaurant clandestin, c’était bien lui. Elle voulait sans doute pas que vous sachiez qu’elle avait des connaissances dans le milieu. Sammy disait partout que c’était le meilleur bistrot de la rive gauche. Tout venait du marché noir, bien sûr, parce que faut pas croire qu’à cette époque, à Paris, on mangeait ce qu’on voulait. C’était plutôt topinambour et salsifis que côte de bœuf et choucroute garnie ! On avait droit à la viande — de la semelle — un seul jour par semaine, et encore pas toutes les semaines… à moins de connaitre les bons coins et d’être prêt à payer le prix fort. Les spécialités du Cujas, c’était la charcuterie, le bœuf de Salers et le cantal. Et puis l’aligot, bien sûr. Vous ne connaissez pas, ça, l’aligot, vous. C’est à base de purée et de fromage, je vous ferai goûter un jour. Antoinette faisait venir en douce ses produits de Mandailles — c’est un bled perdu dans la montagne quelque part en Auvergne — et elle vous cuisinait tout ça bien gentiment. Pour que ça reste clandestin, elle avait installé deux petites salles à manger dans l’appartement qu’elle avait au-dessus du café. Eh bien, vous voyez, Dashiell — ça ne vous ennuie pas que je vous appelle Dashiell ? — depuis la Libération, je n’ai jamais retrouvé une viande aussi bonne. Je suis sûr qu’elle s’est fait une petite fortune, l’Auvergnate ! Je suis devenu un client régulier. Et puis un soir où je finissais de diner avec une fille, elle m’a annoncé que l’addition, c’était pour elle… elle avait des ennuis avec un gars du quartier et Sammy lui avait conseillé de m’en parler. Voilà : quand elle était devenue veuve, en 16, elle avait commencé à prendre des amants. C’est qu’elle était plutôt belle femme, l’Antoinette. Et puis, elle avait bien le droit, pas vrai ? Parmi les heureux élus, il y avait l’ébéniste du quartier, celui qui est sur la photo, là… ah ! j’ai oublié son nom…

C’est ça, Marteau, Marcel Marteau. Eh bien Marteau et elle, ils se fréquentaient de temps en temps, plutôt à la sauvette parce que leurs horaires ne correspondaient pas vraiment, mais bon…, ils se voyaient. Et puis voilà qu’Antoinette s’est mise à embaucher des serveurs qui lui plaisaient bien… ils faisaient des heures supplémentaires non payées, si vous voyez ce que je veux dire. C’est qu’elle avait des besoins, la bistrote. Et puis surtout, il y a eu le petit Robert, pour qui elle a eu du sentiment et qu’elle a installé chez elle. Et ça, ça n’a pas plu à Marteau qui se croyait des droits. Ils se sont engueulés ferme et elle l’a fichu dehors. Mais le petit Robert est parti en Indochine et on n’a plus entendu parler de lui. Un peu après, Marcel a voulu reprendre sa place dans le lit d’Antoinette, mais elle a rien voulu savoir et elle l’a refichu dehors. Alors, régulièrement, il venait faire du scandale au café. Un jour, il est même monté à l’appartement et il a menacé Antoinette de dénoncer son trafic à la police, tout ça devant les clients en train de diner. Ça ne lui a pas plu du tout à l’Auvergnate. Ça pouvait nuire à son commerce et en plus elle risquait gros s’il la dénonçait vraiment. Elle voulait savoir si je pouvais faire quelque chose ? Ben, évidemment que je pouvais faire quelque chose ! J’ai juste envoyé Sammy demander gentiment à l’artisan d’arrêter ses conneries. Et Sammy, quand il demandait gentiment, c’était ça qui fichait la frousse aux gens. A partir de là, Marteau est resté tranquille dans son atelier, bien content qu’on n’y fiche pas le feu.

Alors, ça vous change la couleur du tableau, pas vrai ?

Vous savez, Dashiell, les gens adorent parler d’eux mais ils ne disent jamais, jamais, la vérité vraie. Ils racontent ce qu’ils ont envie que vous croyiez d’eux. C’est humain, mais faut le savoir. Marteau, il ne tenait pas à ce que vous sachiez qu’il s’était fait virer comme un malpropre du lit d’Antoinette. Il préférait faire le fier, le mystérieux, le genre « ça me regarde », l’homme d’honneur plutôt que le cocu prêt à aller se plaindre à la police. Pareil pour Antoinette : elle vous a joué la veuve méritante alors qu’elle s’envoyait en l’air avec le joyeux personnel et la moitié du quartier pendant qu’elle s’enrichissait dans le marché noir.

Mais attendez ! Pour ce qui est de vous avoir raconté des histoires, les plus forts, c’est pas ceux-là. Vous allez voir. Bon, je passe sur Simone. C’est une brave fille, mais c’est sûr que c’est pas une épée… Alors, comme elle ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe, elle a pas grand chose à raconter et plutôt rien à cacher.  Donc, ce qu’elle vous a dit, c’est à peu près vrai. Mais pour ce qui est de Cambremer et de Casquette, c’est une autre affaire !

Tenez, prenez Casquette… Qu’est-ce qu’il vous a dit Casquette ? Que c’était Sam qui lui avait tout appris, que c’était lui qui l’avait fait entrer dans la bande, que l’idée du Marquis, c’était encore lui ? Tout ça, c’est vrai. Et j’avais pas à regretter de l’avoir pris, Casquette. C’était un sale gamin, mais il avait montré qu’il en avait, et ça, ça m’allait bien. Mais ce qu’il vous a pas dit, c’est que petit à petit, il s’est senti un peu méprisé par Sam, et puis de plus en plus. Il a réalisé que dans le partage du fric, c’est toujours lui qui avait la part du pauvre, que ses filles, ses cravates, sa voiture avaient moins d’allure que celles de Sam. Et puis faut dire que Sam avait un sacré sens de l’humour et que Casquette, qui n’en avait pas ça, il en faisait souvent les frais. Il est venu me parler un jour. C’était à propos de ses parts dans le Marquis. Il aurait voulu que je dise à Sam de faire égalité avec lui. Moi, bien sûr, j’ai refusé tout net. J’allais quand même pas me mettre entre deux de mes bonshommes. Je lui ai dit de régler lui-même ses affaires avec son associé, mais je suis sûr qu’il n’a pas osé. Alors, il est devenu de plus en plus amer. Oh ! J’étais pas à le surveiller sans arrêt, mais je m’en suis aperçu à tout un tas de petites choses. Quand je passais au Marquis pour voir comment marchaient les affaires, il me faisait des réflexions un peu aigres, comme quoi c’était lui qui faisait la plus grande partie du boulot pendant que Sam faisait l’important, qu’il était pas assez payé pour ça… plein de petits trucs de ce genre. Moi je voyais bien qu’il n’y avait pas que les questions d’argent qui le turlupinait. Casquette n’était pas content ; il était jaloux de Sam, jaloux de son aisance, de sa voiture, de sa femme et du fric qu’il gagnait. La jalousie, c’est terrible, Dash. Ça vous pourrit la vie, ça vous fait faire de ces trucs… des trucs qu’on regrette après, comme moi avec Maja à Oslo, mais c’est trop tard… Enfin… Et vous, vous êtes jaloux, vous ?

Tant mieux. Quand j’y pense aujourd’hui, je me dis que j’aurais mieux fait d’en parler à Sam ; ça aurait peut-être changé les choses, on ne sait jamais. Mais à ce moment-là, j’avais d’autres affaires en cours que Le Marquis et ça m’occupait pas mal. Alors j’ai laissé couler. Et Casquette … Non, faut pas que je raconte comme ça.

Bon ! Simone vous a dit comment ça c’était passé : le matin de bonne heure, les flics qui débarquent chez Sammy et qui lui déballent tout un truc, comme quoi il s’appelait pas Philippe Portier mais Samuel Goldenberg, né à Rovno en Pologne, en possession de faux papiers, de race juive et qu’il avait cinq minutes pour faire sa valise. Sitôt les flics partis, elle a téléphoné à Casquette, mais ça répondait pas. Alors, elle s’est habillée en vitesse et a couru chez moi. Tout de suite, je me suis mis à téléphoner dans tous les sens et à envoyer des hommes un peu partout pour essayer de savoir ce qui se passait. Les nouvelles n’étaient pas bonnes et ça sentait vraiment mauvais pour Sammy : les Allemands avaient décidé une grande rafle de Juifs et Sammy en faisaient partie. Ils commençaient à les rassembler au Vél d’hiv, un stade couvert du côté de Grenelle. Quand j’ai compris ce qui se passait, j’ai passé des coups de fil à tous les amis que je pouvais avoir à la Kommandantur, à l’ambassade, aux Affaires Juives, et même à Vichy. Mais rien, personne ne pouvait m’aider à le faire libérer, personne ne savait même où il était. On a fini par avoir des renseignements au bout de trois ou quatre jours par un client du Marquis, un officier allemand, mais il était trop tard pour faire quoi que ce soit. Toute la bande était atterrée. C’est qu’on l’aimait bien, Sammy. Il y avait une question qui me turlupinait, quand même : comment que ça se faisait que les flics savaient que Sammy avait des faux papiers, qu’il s’appelait Samuel Goldenberg, qu’il était né à Rovno, en Pologne. Moi-même, je ne savais pas tout ça. Bien sûr, je savais qu’il était juif polonais, qu’il avait des faux papiers, mais je ne savais pas qu’il était né à Rovno, un bled dont je ne connaissais même pas l’existence. Alors, je me suis dit que Sammy avait dû être balancé.  À cette époque, c’était une sorte de sport à Paris, de dénoncer des Juifs, alors pourquoi pas Sammy ? Balancé, mais par qui ? Un type d’une autre bande à qui il aurait fait du tort ? Un cave qu’il aurait rançonné un peu trop fort ? C’est que dans notre métier, on se fait pas que des amis, pas vrai ? J’ai tourné ça dans ma tête pendant longtemps, et puis les semaines ont passé. On était sûrs maintenant que Sammy ne reviendrait jamais. Alors, il a bien fallu qu’on se réorganise sans lui. Qu’est-ce que vous voulez ? Les affaires… Le temps a passé et puis, forcément, on a pensé à Sammy de moins en moins et puis plus du tout.

Et voilà qu’un soir, je sais pas pourquoi, je me remets à penser à lui, et à Casquette, et à Simone, et que je me dis tout content que c’est bon pour les affaires et bon pour elle qu’elle ait retrouvé un homme, et qu’en plus, ce soit un gars de la bande. Et puis je me dis que Casquette, il l’a quand même prise bien vite, la place de Sammy, qu’il l’a prise dans la bande, au Marquis et dans le lit de Simone, et tout ça en moins de deux, et que ça c’est quand même drôlement bien goupillé pour lui. Et d’un seul coup, ça m’a sauté aux yeux ! C’était Casquette qui avait donné Sammy à la Gestapo. C’était lui, forcément. D’abord, il y avait tout intérêt. La preuve : ce qu’il était devenu depuis que Sammy n’était plus là. Et puis ses petites réflexions amères contre Sammy me sont revenues. Et puis le fait qu’on n’avait pratiquement que des clients allemands au Marquis, des flics allemands, des soldats allemands, des fonctionnaires allemands, et que Casquette les connaissait, et qu’il avait très bien pu en trouver un à qui glisser les détails sur Sammy. Alors, j’ai causé un peu avec le petit personnel du Marquis, le gorille à l’entrée, le barman, quelques filles aussi, et ça ne m’a pas pris longtemps pour trouver des trucs louches : on avait vu Casquette amener au Marquis un français à la sale gueule… Pierrot de Nantes, on l’appelait. C’était curieux, parce qu’au Marquis, le claque le plus chic de Paris, on avait plus l’habitude de voir des officiers allemands et des huiles françaises que des petits voyous sans envergure. Mais, comme le type venait avec Casquette, personne ne faisait vraiment attention. Quand j’ai appris ça, j’ai réuni la bande pour leur demander s’ils connaissaient une gouape qui se faisait appeler Pierrot de Nantes. Et il s’est trouvé que Tony le connaissait un peu. Je me souviens qu’il m’a dit : « Patron, faut pas t‘approcher de ce type. C’est un dangereux, un ancien flic qu’a tourné voyou. Il est entré dans la Carlingue et il est copain comme cochon avec la moitié de la Gestapo ! » C’était clair : Casquette s’était servi de ce type pour se débarrasser de Sammy.

La Carlingue, c’était une espèce de police française au service de la Gestapo. C’était surtout des gangsters qui s’enrôlaient dedans. Ils rendaient des services aux Allemands, et en échange, les Allemands fermaient les yeux sur leurs trafics. Moi, j’ai jamais voulu qu’aucun de mes gars entre à la Carlingue. On a beau être hors la loi, il y a quand même des limites, pas vrai ? En quelques mois, le Pierrot de Nantes est devenu un type important, très efficace contre les Juifs et les résistants, tout en en profitant pour faire fortune. Ça lui a pas beaucoup servi : on l’a fusillé à Noël 44. Y a une justice, quand même !

Oui, j’étais sûr que c’était Casquette, mais je n’ai rien fait. Faut dire que je n’avais aucune preuve.

Non, Dash, vous avez raison, c’est pas ça qui m’a arrêté. C’est vrai que j’aurais pu l’entreprendre dans un sous-sol, lui faire cracher le morceau. Mais s’il avait avoué, et il l’aurait fait, c’est sûr, j’aurais été obligé de le descendre. Question d’honneur et de discipline dans la bande. Mais supprimer Casquette, à quoi ça m’aurait servi ? Faut quand même comprendre : Le Marquis marchait bien et depuis que Sammy était plus là, c’est Casquette qui faisait tourner la boutique. Et puis, je me disais aussi que, si je m’en prenais à lui, je risquais d’avoir de gros ennuis avec la Carlingue, et ça, ç’aurait vraiment été mauvais pour les affaires. Alors, j’ai rien dit, ni à Casquette bien sûr, ni à Simone, ni à personne. Il serait toujours temps de voir ça plus tard, si la situation changeait.

Ben, oui, je veux dire, si les Allemands rentraient chez eux, un jour. Bon, aujourd’hui, ils sont plus là, mais à ce moment-là on ne savait pas combien de temps ça allait encore durer. Maintenant, Casquette est à la Santé. Alors qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Vous voyez, je l’ai toujours pas dit à Simone, pas même à Sammy. Franchement, ça servirait à quoi ?

Dites-donc, vous avez vu ? Voilà qu’il reneige ! Si vous voulez que je vous ramène à Paris, il vaudrait mieux partir maintenant. D’accord ?

Jožko, va faire chauffer la voiture. On te rejoint au garage.

Eh ben, mon cher Dashiell, on peut dire que je vous en aurai appris des choses depuis votre arrivée à Bougival !

….

Sur Cambremer ? Oui, y en aurait des choses à dire, mais je ne sais pas si je dois vous mettre au parfum. Et puis, de toute façon, il est presque 5 heures, la nuit va tomber. Si vous ne voulez pas dormir à Bougival encore une fois, il va vraiment falloir qu’on s’en aille maintenant. On parlera de Cambremer dans la voiture, si vous voulez. Allez, on y va ?

*

Dis-donc, Jožko, prends pas par Nanterre.  Avec cette neige, on pourra jamais passer. Va plutôt chercher la nouvelle autostrade à Rocquencourt. C’est plus long, mais y aura surement moins de problème. D’accord ?

Bon, mon cher Dash, voilà : on est bien au chaud, confortables, Jožko conduit comme un chef et on a au moins une heure devant nous. Alors, si vous me parliez un peu de vous ?

C’est incroyable, ça, quand même ! Vous passez votre temps à faire parler les gens, vous noircissez des pages et des pages avec ce qu’ils vous racontent et quand on vous pose la moindre question personnelle, toc, ça y est, vous vous refermez comme une huître et il n’y a pas moyen de vous tirer quoi que ce soit. Ça commence à être agaçant, vous savez ? Dis-moi, kamrat, est-ce que tu serais timide ? Ou alors, est-ce que par hasard tu n’aurais pas des choses à cacher ? Non ? Alors, qu’est-ce qui t’empêche comme ça de raconter quoi que ce soit sur toi-même ? Et d’abord, tu veux faire quoi, avec toutes ces interviews ?

Un roman. Bon, d’accord, disons un roman… peut-être… mais toi, d’où est-ce que tu viens, toi ? C’est quoi ton histoire ?

Mais si, ça a un intérêt. Et d’abord, moi, ça m’intéresse. Alors ?

Vraiment ? Tu ne veux rien dire ? Écoute, Stiller, ne me force pas à te faire revisiter la machine de Marly. Il y a plein de neige, il fait froid et la nuit va tomber ! Alors, j’ai pas envie de retourner là-bas, t’as pas envie de retourner là-bas, personne a envie de retourner là-bas, mais fais gaffe quand même !

Allons bon ! Voilà que je m’énerve encore une fois. C’est de ta faute, aussi ! Oh, et puis, fais donc comme tu veux…

Bon, faut que je me calme. Je crois que vous aimez mieux quand je vous dis vous, pas vrai ? De toute façon, qu’est-ce que j’en ai à faire, moi ? Je sais déjà tout ce qu’il y a à savoir.

Eh bien sûr, que j’ai fait une enquête ! Qu’est-ce que vous croyez, Stiller ? Que je vais recevoir quelqu’un chez moi, que je vais lui raconter la moitié de ma vie sans savoir d’où il sort ? Donc, je sais déjà à peu près tout ce que j’avais besoin de savoir. Seulement, j’aurais aimé que vous me le racontiez vous-même !  Ça aurait renforcé la confiance mutuelle…

Par exemple ? Eh bien, par exemple, je sais que vous êtes né en 1916 à New York et que vous y avez toujours habité, et dans les beaux quartiers, même ! Je sais que votre grand-père et votre père ont fait fortune dans la machine-outil. Je sais que pendant la guerre de 14, ils ont été les fournisseurs des chantiers navals et que pendant celle de 40, ils se sont lancés dans la fabrication de trains d’atterrissage pour les bombardiers. Je sais que pour les Stiller, les affaires ont pas mal marché. Je sais aussi que Papa Stiller s’est fait bouler comme sénateur de Pennsylvanie, mais qu’il compte bien retenter sa chance dans pas longtemps. Je me trompe ?

….

Ben oui, bien sûr que c’est exact. Regardez, tout est écrit là-dedans, noir sur blanc.

Ça ? C’est le rapport que j’ai reçu d’un ami à moi dans le New Jersey. Rien que pour vous prouver que c’est du solide, je continue : vous avez fait vos études dans la meilleure université de New-York. Droit et économie. C’était sans doute pour reprendre un jour les affaires de papa. Mais ça ne vous plaisait pas vraiment. Il parait que vous préfériez nettement le théâtre et la photo. C’est pour ça que vous avez lâché l’université pendant un an pour faire un tour d’Europe. Londres, Berlin, Rome, Vienne, Paris… Vous vouliez faire de la photo, de la photo d’art, même. Votre spécialité, c’était les portraits, les personnages, les scènes de rue. Les paysages, les monuments, ça ne vous intéressait pas.

À votre retour à New York en 36, vos parents vous louent une galerie d’art.  Ils organisent une exposition de vos photos mais les critiques sont mauvaises et l’expo ne marche pas. Ça vous décourage et vous retournez à l’Université. Vous en sortez en 39, juste au moment où la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne. Vous vous faites embaucher sous un faux nom comme ouvrier dans la première des usines Stiller, celle de Pittsburgh. Vous y passez un an sans broncher et puis vous rentrez à New York à la Direction financière. Fin 41, c’est Pearl Harbour et l’Amérique entre en guerre. Vous êtes mobilisé dans l’infanterie parachutée et vous partez à l’entrainement en Géorgie puis en Angleterre. Vous participez à la bataille de Normandie, puis à celle des Ardennes. Après ça vous entrez en Allemagne et en Mai 45, vous prenez le Nid d’Aigle presque à vous tout seul ! Vous êtes décoré deux fois, la Bronze Star et la Silver Star. Dès la capitulation de l’Allemagne, vous êtes rapatrié comme instructeur dans un camp d’entrainement en Géorgie, puis démobilisé en décembre 45 et vous rentrez à New York où vous passez Noël en famille. Vous voyez, c’est précis comme rapport, pas vrai ?

Mais il y a toujours une chose qui me chiffonne, Dashiell. C’est que mes amis n’ont pas été fichus de savoir ce que vous faites depuis la fin de la guerre. Vous n’êtes pas retourné à la Stiller Company, vous n’habitez plus sur la Cinquième avenue. Alors qu’est-ce que vous foutez, sacré bonsoir ?

Autrement dit, pas grand-chose ! Si je comprends bien, après avoir essayé d’être photographe, vous essayez maintenant d’être écrivain ? Et si je calcule bien, ça fait trois ans que vous n’êtes plus dans l’armée… en trois ans, vous avez écrit quelque chose ? Non ? Hé ben, dites-donc ! Heureusement que papa a de l’argent, pas vrai ?

Ne m’en veuillez pas, Dash. Je m’en fiche complètement que vous viviez sans travailler. Vous savez, la morale des bourgeois, moi… J’essaye seulement de vous faire réagir, mais visiblement … Tiens ! On arrive, voilà votre hôtel. Bon, c’est dommage mais on n’a pas eu le temps de parler de notre ami Cambremer. Ça sera pour une autre fois, un de ces jours, peut-être…

Ben oui, mais écoutez, il commence à se faire tard et il neige toujours. C’est que je voudrais pas avoir à coucher à Paris, moi. J’ai des ouvriers qui arrivent demain matin à Bougival pour l’agrandissement du garage.

Bon, d’accord, mais pas plus d’une demie heure… et c’est bien parce que c’est vous, allez. C’est ça, votre hôtel ? Jožko, gare-toi là. J’en ai pas pour longtemps.

*

Dans votre chambre ? Si vous voulez. C’est vrai que le bar, c’est pas le Ritz, pas vrai ? Vous avez raison, dans votre chambre, on sera plus à l’aise. Il y a moyen de se faire monter à boire ? Non ? Tant pis, allons-y.

Ben dis-donc, fait pas chaud chez vous ! Ça a pas l’air d’être le grand luxe, non plus ! Mais bon sang, Dashiell, ça fait combien de temps que vous vivez là-dedans ?

Tant que ça ? Écoutez, un fils de famille comme vous ne peut pas rester dans un truc aussi minable. Si vous voulez, j’ai un ami qu’a un hôtel rue Troyon ; c’est près de l’Etoile. C’est pas vraiment un palace, mais c’est tout comme. Et puis, il y a un bar tout ce qu’il y a de classe. Si je lui demande, il pourrait vous faire un bon prix, vous savez ?

D’accord, d’accord. Moi, c’était juste pour rendre service… Bon, je comprends bien que votre boui-boui, c’est rue Cujas, tout près du café de la mère Gazagnes, mais quand même ! Tiens, vous avez un petit balcon. Et même deux grandes fenêtres… c’est vrai que c’est joli, ces toits de la Sorbonne sous la neige. Mais vraiment, le Quartier Latin ! C’est pas celui que je préfère. Vous m’auriez dit Montparnasse ou Saint-Germain, à la rigueur… Moi, si j’avais pas Bougival, je serais plutôt Champs Élysées, vous voyez…

Bon, Cambremer…

Ah ! D’abord, tenez ! Je vous rends vos notes.

Il n’y a pas de quoi, c’est bien normal. De toute façon, j’en garde une copie : j’ai tout fait taper ce matin à Bougival. C’est du rapide, hein ! Elles s’y sont mises à plusieurs, faut dire.

Bon ! Cambremer ! Allons-y !

Cambremer, Georges, la trentaine, Polytechnicien, bel homme, fils de l’industriel Fernand Cambremer, agent de De Gaulle infiltré à Vichy, membre de plusieurs cabinets ministériels et maintenant, ministre des Anciens Combattants… un homme très remarquable, Monsieur Cambremer… beaucoup de relations… promis à un grand avenir… enfin, peut-être.

Tout ça, c’est ce qu’il vous a dit, c’est ce que vous avez écrit. Et tout ce qu’il vous a dit, c’est vrai… ou presque… Non, presque, c’est pas le mot que je cherche. Ah ! Comment dire ? Vous savez, au tribunal, quand on interroge un témoin, on lui fait jurer de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Eh bien, notre ami, il n’a pas dit toute la vérité. Il en a caché une bonne partie, même. Dans chaque mensonge, il a mis un peu de vérité, et vice-versa. Il a changé une date, ici ou là, il a mélangé des personnages, il a même avoué quelques erreurs, et ça, quand on raconte des bobards, c’est la meilleure méthode pour qu’on vous croie. C’est qu’il est loin d’être bête, l’ami Georges. Bref, avec ça, il a entourloupé tout le monde, et vous le premier.

Par exemple, tenez : est-ce qu’à un moment quelconque, il vous a dit qu’il connaissait Casquette, ou Sammy, ou moi ? Non, bien sûr ! C’est même tout juste s’il reconnaissait vaguement Simone sur la photo. Eh bien, je peux vous dire qu’il nous connaissait, Sammy, Casquette et moi. Et pas qu’un peu !

On y reviendra. En attendant, un autre exemple : il vous a raconté que sa brouille avec son copain Colmont, ça venait d’un désaccord politique. En fait, on n’a aucune raison de penser qu’Isabelle vous a raconté des histoires, et on sait bien vous et moi que c’est à cause d’elle qu’ils se sont disputés. Autre chose : ce que vous ne savez probablement pas mais que moi je peux vous affirmer, c’est que sur le plan politique, ce ne sont pas les Colmont qui étaient d’extrême droite. Au contraire, c’était les Cambremer. Le père de Georges, Fernand Cambremer était sorti de Polytechnique une trentaine d’années avant son fils. Lui et son frère, Charles, l’oncle Charles, avaient créé une société de fabrication de wagons de chemin de fer et leurs affaires marchaient bien. Fernand était passionnément anticommuniste, il n’aimait pas beaucoup les juifs non plus et il faisait des dons réguliers à l’Action Française. En 1930, il s’est rendu à Stuttgart pour affaires et il a rencontré Hitler dans un diner avec des industriels allemands. Il parait que ce salopard de führer avait un pouvoir de séduction incroyable. Cambremer père a été convaincu par la petit moustachu et il est devenu un sympathisant actif du parti Nazi en France. Il a même été invité à assister au grand raout que Goebbels avait organisé à Potsdam pour célébrer la victoire d’Hitler aux élections de 1933. C’est le lendemain qu’il s’est tué en voiture, entre Potsdam et Berlin.

Eh bien, mais tout ça, c’est Cambremer fils qui me l’a raconté pendant l’occupation. Il en était plutôt fier, dans le genre « vous vous rendez-compte, mon père a rencontré Hitler presque en tête à tête, et ça dix ans avant qu’il ne devienne le führer de toute l’Europe ! »  Évidemment, à l’époque, ce n’était pas forcément mal vu. Mais quand il a fallu vous raconter l’histoire, les choses avaient drôlement changé. Alors, ce sont les Cambremer qui sont devenus de bons français républicains et modérés et les Colmont de méchants royalistes d’extrême-droite. Pas bête, non ?

Mais c’est pas tout. Si on creuse un peu, et c’est ce que j’ai fait, vous savez que j’aime bien me renseigner sur les gens que je fréquente, on trouve que quand il était étudiant, il a même fait un tour du côté de la Ligue des Jeunes Patriotes, mais une fois à Polytechnique, on lui fait comprendre que c’était pas convenable. Alors, il a laissé tomber. Mais son oncle qui était resté Action Française, l’a pas mal introduit auprès de tout ce qui comptait dans la Droite française. En particulier auprès d’Abel Cottard, dont il vous a raconté qu’il l’avait introduit à Vichy pour « surveiller le Maréchal ». Une rigolade, oui. Comme si on pouvait surveiller Pétain. Ce qui est sûr, c’est que Cottard était à Vichy pour mener une franche politique de collaboration avec les Allemands. D’ailleurs, la Résistance ne s’y est pas trompée : elle l’a fait descendre en 43.

Oui, un vrai collabo, le Cambremer. En tout cas, pendant un temps. Je l’ai un peu fréquenté à cette époque.

Oh non ! J’y ai jamais mis les pieds, à Vichy ! Qu’est-ce que j’aurais pu y faire. Les vraies affaires, c’était à Paris que ça se passait. Non, c’est Cambremer qui venait à Paris, souvent même. Il ne vous l’a pas dit non plus, ça, pas vrai ? Il racontait qu’il venait en mission de coordination, vous savez, entre le Gouvernement de Vichy et la Préfecture de Police de Paris. En fait, il venait surtout pour ses affaires à lui et pour fréquenter Le Marquis. C’est là que je l’ai rencontré.

Bien sûr, et pas qu’un peu ! Deux ou trois jours d’affilée, des fois. Ça vous étonne ? Ça ne devrait pas pourtant…

Réfléchissez un peu. Dans tout ce qu’on vous a dit sur lui, vous avez entendu parler d’une femme, d’une maîtresse, d’une liaison ? A part Isabelle, bien sûr, mais c’était un truc de gosses. Aujourd’hui encore, notre ministre est célibataire, il vit seul avec sa mère dans son appartement du Trocadéro. Attention, c’est pas une pédale pour autant, hein ! Faut pas croire ! Il est même très actif avec les femmes, mais pratiquement jamais qu’avec des putes. De haut vol, les putes, mais des putes quand même. Ça m’a fait rire quand il vous a raconté que pendant cette fameuse nuit au Chabanais, il n’avait consommé que du champagne. Que du champagne, tu parles ! Il m’a même dit que c’était ce soir-là qu’il avait découvert le charme et les avantages des bordels. C’est pour ça qu’il venait régulièrement au Marquis et qu’il a continué à La Marquise pendant un temps après la Libération. Mais maintenant, il est ministre. Alors, il faut qu’il fasse plus attention. Je suppose qu’il se fait livrer à domicile ! Bon, moi, j’ai rien à y redire, chacun ses goûts, mais c’est juste pour vous montrer que c’est un fameux baratineur, le Georges !

Au Marquis. La première fois qu’il y est venu, il se trouve que j’étais là, en tournée d’inspection, si j’ose dire. Je ne le connaissais pas, mais j’ai bien vu qu’il accompagnait un sous-ministre quelconque de Vichy, alors je me suis dit que c’était sûrement un bonhomme à cultiver. Et puis je le vois qui croise Simone et les voilà qui se tombent dans les bras l’un de l’autre, et qui s’exclament, et qui se congratulent. Je me suis approché et Simone me l’a présenté. On est allé boire une Veuve Clicquot dans un coin du bar et on a fait connaissance. Je me disais qu’un type du Ministère de l’Intérieur, ça pouvait toujours servir, et je l’ai soigné. Et ça a servi, je peux vous le dire… J’avais toujours besoin de formulaires pour les autorisations de transport, de bons d’essence et même de cartes d’identité et de passeports vierges à fournir à des amis ou à vendre à des clients. Alors, la deuxième fois qu’il est arrivé au Marquis — je n’étais pas là, mais j’avais demandé à Simone de me prévenir — j’y suis allé vite fait et je l’ai sondé gentiment sur des possibilités de coopération. Je peux vous qu’il n’a pas été trop difficile à convaincre, le grand serviteur de l’État. En moins d’un mois, on avait mis au point un gentil petit trafic de faux papiers. Ce qui est marrant, c’est que quelques-uns de ces papiers ont servi à des juifs, et même à des pilotes anglais, deux fois, pour sortir de France. On pourrait presque dire comme ça que Cambremer, ça a été un Résistant de la première heure !

….

Tu parles ! Les papiers qu’il me fournissait, il ne savait même pas où ils allaient. Et même, il ne voulait pas le savoir… On n’a pas mis longtemps à monter d’autres opérations, du marché noir surtout… essence, alcool, tabac… Ça lui a rapporté un paquet d’oseille, vous savez. A moi aussi, d’accord, d’accord…

Mais il y a eu l’affaire Sammy… Vous vous rappelez que, quand il s’était fait embarquer, j’avais téléphoné un peu partout, y compris à Vichy, pour essayer de le faire sortir de là.

Non, pas à Cambremer, mais à un autre type que je connaissais là-bas. Appelons-le Durand. Eh bien, quand je l’ai au téléphone, Durand me dit que lui ne peut rien faire, mais que je devrais téléphoner à un autre gars qu’il connaît. Ce gars-là, qu’il me dit, c’est un ami de Bousquet, il peut tout faire.

Bousquet, c’est le Secrétaire général de la Police. Il est tout puissant, c’est un ami de Heydrich et des SS les plus durs. Son procès en Haute Cour de Justice vient de se terminer…  une condamnation tout ce qu’il y a de léger, entre nous. Bousquet, c’est le grand ordonnateur de la rafle, et Durand me donne le nom du gars à contacter : Cambremer, Georges Cambremer. Je ne dis pas à Durand que je le connais, et je l’appelle illico. Et là, Cambremer refuse. Il refuse de faire quoi que ce soit. J’insiste, j’insiste, il refuse. J’insiste encore, il me dit que les juifs, il n’en a rien à faire. Je lui dis que Sammy est un ami, un frère. Il me dit que peut-être, mais que c’est un juif quand même. Je finis par le menacer de révéler ses trafics à son ministre. Il me menace de dénoncer les miens à la Carlingue. Bref, pas moyen de s’entendre. J’abandonne et Sammy part à Treblinka…

On est en juillet 42 et à partir de là, je commence à faire très attention avec Cambremer. Je ne coupe pas les ponts d’un coup, ç’aurait pu être dangereux, on ne sait jamais, mais je réduis petit à petit mes affaires avec lui et je le vois de moins en moins. Et puis quelques mois plus tard, j’apprends qu’il est parti pour Londres. À partir de là et jusqu’à la Libération de Paris, je n’en sais pas plus que vous.

Je n’en sais rien, mais c’est possible. C’est possible que sur cette période, il ait raconté la vérité. D’ailleurs, il y a deux choses qui me font penser ça. La première, c’est que son histoire depuis son départ en Angleterre était facile à vérifier. Il parait que les archives des FFL de Londres étaient particulièrement bien tenues. Pour ce qui est des FFI à Paris, personne n’est allé dire le contraire de ce qu’il avait raconté de ses actions en aout 44. Et s’il y avait eu quelque chose, je peux vous dire que les excités de l’épuration l’auraient trouvé ! La deuxième, c’est que quand il est entré au Cabinet de Queuille en fin 47, je suis allé le voir. J’avais compris que ce gars-là allait monter dans la politique, et vite. Je voulais voir s’il y avait moyen d’établir une sorte de coopération avec lui. C’est qu’à l’époque, je commençais à monter des affaires honnêtes et son aide aurait pu m’être sacrément utile ! Eh bien, c’est tout juste s’il ne m’a pas fichu dehors. Il fallait que je comprenne que, dans sa nouvelle situation, il ne pouvait pas se permettre d’avoir quoi que ce soit en commun avec moi. Il ne voulait plus entendre parler de moi. Il me faisait comprendre que, de là où il était, il pouvait me causer pas mal d’ennuis, que s’il ne le faisait pas, c’était en souvenir de notre ancienne amitié, et cetera, et cetera… Notre ancienne amitié ! Tu parles ! Il craignait surtout que moi, je balance ce que je savais sur lui de sa période Vichyssoise ! Bref, on s’est séparé là-dessus, sur une sorte de gentlemen-agreement comme disent les anglais : toi, tu la fermes, et moi j’oublie ce que je sais !  C’est comme ça que ça marche, qu’est-ce que vous voulez ? Cambremer est en train de se refaire une virginité et jusqu’ici, ça m’a tout l’air de réussir. Maintenant, on va tous le regarder grimper. Je vous parie qu’un jour, il deviendra Président du Conseil, ce salopard. Qu’est-ce qu’on y peut ? Pas grand-chose, pas vrai ?

Voilà… maintenant, vous savez tout. Faites-en bon usage.

Pourquoi je vous ai raconté tout ça ? Mais parce que ça m’amuse, c’est tout. Voilà. Bon, maintenant, je vais vous laisser. Bon sang de bon soir, il neige toujours. C’est fichu pour rentrer à Bougival. Je vais aller coucher à La Marquise. Ça me changera…

Dash, si vous avez besoin de quoi que ce soit, hein, vous savez où me trouver. Et souvenez-vous que si vous avez besoin d’argent pour vous faire éditer…

Allez, bonne nuit Monsieur Stiller, et écrivez-nous un bon livre, hein !

Mais je ne me fais pas de souci,  je suis sûr qu’il me plaira beaucoup… on est amis maintenant, pas vrai ?

Allez, salut kamrat !

Fin du Chapitre 9

Bientôt publié

30 Mai, 07:47 Solo
30 Mai, 16:47 Rendez-vous à cinq heures pour faire un peu de stop and shoot
31 Mai, 07:47 Tableau 350

2 réflexions sur « Le Cujas – Chapitre 9 – Mattias Engen -Texte intégral »

  1. On y travaille, cher Monsieur, on y travaille !
    Et comme me dit l’assistance Apple chaque fois que je l’appelle : « Rassurez-vous, cher Monsieur, on ne va pas vous laisser tomber là où vous en êtes. »

  2. Et maintenant? Qu’est-ce qu’il va faire de tout ça l’énigmatique (en tout cas peu bavard) Dashiell Stiller?

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