Le Cujas (60)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Septième partie

C’est beau, non ? Il n’y a jamais personne, ici. Ça tourne pratiquement sans surveillance. Je me suis fait faire une clé. J’y viens de temps en temps pour me changer les idées. Je reste là à réfléchir. Cette impression de puissance que dégagent ces roues qui tournent sans arrêt, jour et nuit, toute l’année, moi, ça me fascine. Et vous, Monsieur Stiller, qu’est-ce que ça vous fait ?

Bon, dites-moi, vous avez réfléchi depuis tout à l’heure ? Vous voulez bien me les prêter, vos notes ? Parce que moi, hein, je vous l’ai quand même passé, le Journal de Sammy. Je suis même prêt à vous en laisser une copie. Et puis, je sais pas si ça vous a intéressé, mais je vous ai aussi pas mal raconté ma vie, quand même. Alors, ça serait chic de votre part de me laisser lire ce que vous avez écrit, non ? D’accord ?

Ah, bravo Stiller ! Vous avez fait la bonne réponse. J’aime mieux ça. C’est le genre de truc qui permet de se sentir en confiance, pas vrai ?  Mais, ça sera pas la peine de me les prêter, vos petits papiers. Je les ai déjà, je les ai depuis hier soir.

Vous ne souvenez pas ? Quand on est arrivé ici, j’ai passé un coup de fil. C’était pour dire à un de mes bonshommes que la voie était libre et qu’il pouvait aller fouiller tranquillement votre chambre d’hôtel pour me trouver vos notes. C’est ce qu’il a fait. Il a bien failli ne pas pouvoir passer Nanterre à cause de la neige, mais il a réussi à me les rapporter quand même. Donc vos notes, je les ai et je les ai lues, la nuit dernière et ce matin. Ça vous étonne ? Ça vous choque ?

Dis-donc, kamrat ! Il va falloir que tu te calmes ! Tu croyais avoir affaire à qui, mon bonhomme ? J’ai beau avoir une belle voiture, une belle maison, une collection d’art moderne, des affaires honnêtes et tout le toutim, t’as pas oublié d’où je viens, quand même ? Il me semble que je t’ai pas caché grand-chose sur Oslo, Copenhague et Pigalle, non ?  Et tu crois qu’on réussit comme ça dans le business en étant bien honnête et bien gentil ! Eh bien, non, kamrat ! C’est pas comme ça que ça se passe. Il y a eu des moments où il a fallu forcer un peu les gens. Disons que j’en ai gardé quelques mauvaises habitudes. Qu’est-ce que tu veux ? On ne se refait pas… pas complètement en tout cas. Il fallait absolument que je sache ce que Casquette et Simone ont bien pu te dire avant de te laisser écrire ton machin. Alors…

Eh oui ! Mais maintenant, tu peux être rassuré… au moins pour le moment. Je les ai lues, tes notes, et j’ai rien trouvé dedans qui puisse vraiment me causer des ennuis. D’abord, Simone, elle ne sait pas grand-chose, forcément, c’est juste une fille, pas vrai ? Et tout ce qu’elle sait, il y a longtemps que les flics le savent. Qu’ils essayent, tiens, les flics, de me chercher des histoires pour quelques cambriolages, pour des filles sur le trottoir ou pour des petits trafics pendant l’Occupation. Qu’ils essayent ! D’abord, ils peuvent rien prouver, et d’un. Ensuite, j’ai des amis partout, dans la police bien sûr, mais aussi chez les juges et surtout, surtout, dans la politique. Il y a pas mal de ces gens-là qu’ont pas été parfaitement blanc-bleu pendant l’Occupation. Et moi, j’ai des dossiers sur tout le monde. Alors, les protections, c’est pas ça qui me manquerait en cas de besoin. Et de deux ! Quant à Casquette, il en savait un peu plus. C’est normal, c’est un homme. Mais, y a pas eu besoin de lui dire, à lui. Il t’a raconté que ce qu’il voulait bien te dire, et surtout rien qui puisse me causer du souci. Et de trois ! Et puis, ce que je t’ai raconté de la Norvège et du Danemark, y a longtemps que c’est couvert par la prescription ! Et de quatre ! Alors, tu vois, je suis blindé de partout et c’est pas un petit scribouillard qui va…
Mais je m’énerve, je m’énerve. Je ne devrais pas. Il n’y a pas de raison, puisque tout va bien. Vous voyez, Stiller, même si vous remettiez vos notes telles quelles à la police, elle ne pourrait rien en faire. Alors, je vos présente mes excuses. Je n’aurais pas dû vous parler comme ça.

Non, je n’y vois pas d’inconvénient. A la condition, bien sûr, que vous n’écriviez rien de plus que ce que j’ai lu dans vos papiers. Je n’aimerais pas du tout trouver dans votre futur bouquin des informations gênantes pour moi et mes affaires. Et vous n’aimeriez pas du tout que je n’aime pas du tout votre livre, n’est-ce pas, Monsieur Stiller ?
Bon, on va aller se mettre au chaud à la maison devant un bon feu de bois. On a encore quelques bricoles à discuter, vous et moi. Passez devant et faites bien attention dans la galerie, ça glisse terriblement. Je n’ose pas imaginer que quelqu’un tombe entre les aubes de ces roues ! Vous voyez les dégâts ? Je crois qu’on n’en retrouverait rien du tout, du bonhomme. Après vous…

*

Ah ! Il fait meilleur ici, pas vrai ? Ce genre de temps, ça me rappelle le début de l’hiver, quand j’étais gosse à Narvik. Le début seulement, parce qu’après, vous n’avez pas idée du temps qu’ils ont là-bas. C’est pas tellement le froid. C’est plutôt la pluie, la neige et le vent, surtout le vent. C’est pour ça qu’ils ont inventé l’Aquavit, les Norvégiens, pour pas se flanquer dans le port tous les matins ! Vous en prendrez bien un petit coup, non ? Un café alors ? Va pour du café, alors. Sølvi ! Deux cafés, s’il te plaît.
Monsieur Stiller, je voulais vous dire : faut pas m’en vouloir pour tout à l’heure. Quelquefois, c’est ma façon de parler, vous savez, ma façon d’avant. J’ai du mal à m’en débarrasser et de temps en temps, ça remonte à la surface. Il y a même des fois où ça m’a fait du tort dans mes affaires. Bon, parfois, je suis un peu brusque, mais au fond, je suis un bon type. Je ne demande qu’à m’entendre avec vous. Vous savez ? Même que je pourrais mettre un peu d’argent dans votre bouquin ! Pourquoi pas ? Je veux dire, si c’est bien un bouquin que vous écrivez. Ça pourrait même être une bonne affaire, l’édition, on ne sait jamais. Qu’est-ce que vous en pensez ?

À SUIVRE

Bientôt publié

9 Mai, 07:47 Plus mon petit Liré que le mont Palatin
9 Mai, 16:47 Rendez-vous à cinq heures avec Raimu
10 Mai, 07:47 Tableau 347
10 Mai, 16:47 Rendez-vous à cinq heures rue Durouchoux

6 réflexions sur « Le Cujas (60) »

  1. J’ai dit du mal des corses moi ?
    C’est qui ce Bruno qui dit que j’ai dit du mal des corses ? Il m’a manqué de respect !
    Alors écoute-moi bien, Bruno : tu as une maison en Corse ? (sur le ton de « You fuck my wife ? »)

  2. C’est qui, cet Edgard qui dit du mal des corses ? Il est fou ou simplet ?

  3. @ Edgard
    Ni Zola ni Tolstoï ni Proust, je ne suis pas encore capable de gérer plus d’une dizaine de personnages à la fois. Désolé pour les Corses, il n’y avait plus de place.

  4. @Jim
    Qui est Dashiell Stiller ? se demande-ton sous la ramure.
    « Madame Bovary, c’est moi ! » aurait-dit Flaubert. (On sait aujourd’hui qu’il n’a jamais écrit ni dit à personne une telle contre-vérité physiologique. Je l’avais d’aileurs brillamment démontré dans mon article « Walter Mitty, c’est moi ! »)
    Eh bien, « Stiller, ce n’est pas moi ». Si c’était moi, je le saurais et surtout, je saurais ce qu’il est et ce qu’il veut. Vous et moi, on devrait le savoir au prochain chapitre qui s’intitulera fort logiquement « Chapitre 10 – Dashiell Stiller ». 
Il reste à l’écrire.

  5. Le personnage du suédois est surprenant. Le suspens était insoutenable. Je voyais déjà Stiller disparaître et son roman jeté au feu.

    Vu l’époque, il est surprenant que le Suédois n’ait pas croisé des corses … Entre Quartier latin et ses étudiants, Résistance et voyous, il y a(vait) la place pour un corse. Je dis ça comme ça bien sûr.

  6. Qui est vraiment Stiller? Un journaliste naïf? Un agent, CIA? KGB? DST? double ou triple? On aimerait le savoir. Et quel est le dessein que cache l’auteur habilement depuis le début. C’est tout de même pas une improvisation jazzy (pour le style)! Je sais la réponse, patience et prochains numéro…

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