Le Cujas (38)

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Première partie

Bonjour Monsieur Stiller, asseyez-vous je vous prie. Une première question, si vous le permettez : préférez-vous que nous ayons cette conversation en français ou en anglais ?

Tant mieux. Je vois que vous êtes très familier de notre langue. En français, donc. Vous savez que Bob Dunbarr ne tarit pas d’éloges sur vous ? Excellente famille, brillante université, ami de la France, journaliste, écrivain. Je n’ai donc pas hésité une seconde pour vous accorder cet entretien, ceci, je dois dire, malgré un emploi du temps plutôt chargé ces derniers temps. Vous n’ignorez pas que nous sommes au bord d’une crise ministérielle… Oui, c’est assez fréquent par ici. Alors, les réunions à tout instant, les conversations de couloir, les convocations à l’Assemblée Nationale, dans les ministères ou même à l’Élysée, tout cela prend un temps fou.

Non, je vous remercie, mais à vrai dire demain ou la semaine prochaine, je serai tout aussi occupé qu’aujourd’hui. Cet après-midi, je crois pouvoir disposer de toute une heure. Alors, je vous écoute…
Viviane, mon petit, apportez-nous donc deux cafés, voulez-vous ? Veillez aussi à ce que l’on ne nous dérange pas. Je vous remercie. Donc, cher Monsieur Stiller, que puis-je faire pour vous ?

Cette photo ? Tiens, mais c’est moi, ça ! Avec Antoine ! Et cette fille aussi ! Comment s’appelait-elle déjà ? Simone, oui c’est ça, Simone ! Comme c’est drôle ! L’avant-guerre, les études, les années insouciantes… Vous vous rendez compte ? On commençait à peine à parler d’Hitler… Non, je ne l’avais jamais vue. Elle a dû être prise Boulevard Saint-Michel. Mais dites-moi, comment êtes-vous en sa possession ?

Ah ? Non je ne me souviens pas, ni de la photo, ni de vous. Vous voudrez bien m’excuser, mais elle doit dater d’une bonne dizaine d’années, non ? Treize, dites-vous ? Treize ans ! 1935… Il s’est passé tellement de choses depuis…

Sur cette photo ? Qu’est-ce voulez-vous que je vous dise ? Que j’y vois d’abord et surtout mon ami d’enfance Antoine, Antoine de Colmont ?  Que c’était un type épatant ? Qu’il a été tué à la toute fin de la guerre ? Un héros… prisonnier en 40, évadé deux fois, résistant de la première heure, engagé volontaire dans la 1ère Division Blindée, mort au combat en mai 45 quelque part en Bavière… Un type brillant… il aurait pu accomplir de grandes choses, surtout aujourd’hui où tout est à refaire. Mais voilà…
Merci Viviane, vous pouvez vous retirer…
Veuillez m’excuser, Monsieur Stiller, mais chaque fois qu’il m’arrive de penser à Antoine, l’émotion me reprend à la gorge… Un peu de sucre ?
Vous comprenez, c’était un ami d’enfance…
Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, je devais avoir onze ou douze ans et lui, un an de moins. Mes parents louaient chaque été une villa dans les environs d’Aix en Provence. Un jour, nous sommes allés déjeuner chez les Colmont dans leur château de Vauvenargues. Je crois que mon père avait connu celui d’Antoine à la Fac de Droit à Paris. Je me rappelle presque chaque instant de cette journée. Quand j’y pense aujourd’hui, je me dis que ce fut l’une des plus importantes de ma vie. Tout d’abord, c’est le jour où je suis tombé amoureux pour la première fois…
La mère d’Antoine, Madame de Colmont, devait avoir trente-cinq ans à l’époque ; à part ma mère, je n’avais jamais vu une femme aussi belle. À notre arrivée au château, elle ne m’avait pas embrassé comme toutes les amies de ma mère tentaient de le faire — je détestais ça ­— mais elle m’avait adressé un doux sourire et, en me tendant sa main, elle m’avait dit : « Bonjour Georges. Je sais que vous aimez beaucoup la lecture. Alors, vous devriez bien vous entendre avec notre fils Antoine, que voici. » Je n’en revenais pas qu’une si belle femme puisse me vouvoyer et me parler comme à un adulte. J’étais resté muet, planté là, sans pouvoir la quitter des yeux. Et puis, bêtement, j’avais voulu lui baiser la main mais, en m’avançant, j’avais trébuché. Dieu merci, elle n’avait pas ri. « Quel galant homme ! avait-elle dit en souriant, puis en se tournant vers son fils, Antoine, mon chéri, voulez-vous accompagner Georges jusqu’à la bibliothèque ? Vous lui montrerez les livres que vous aimez. Je vous ferai appeler lorsqu’il sera temps de passer à table. » J’étais tombé amoureux instantanément. Je crois que je le suis resté jusqu’à mes quatorze ans, quand je me suis mis à aimer une stupide cousine éloignée. Elle avait deux ans de plus que moi et elle ne me regardait même pas.
Après le déjeuner, Antoine me fit d’abord visiter le château. Il était parfaitement poli avec moi, mais malgré mon état de somnambule amoureux, je percevais une certaine hostilité de sa part, que bien sûr je ne comprenais pas. Le reste de l’après-midi fut consacré à la visite du parc. Antoine me montrait ses endroits favoris — le vieux pont sur la rivière, le platane tricentenaire, les fortifications — mais il le faisait avec une certaine raideur, plutôt par obligation, par politesse naturelle ou sur ordre de ses parents. Bref, mon premier contact avec Antoine fut plutôt froid. Des années plus tard, alors que nous étions devenus vraiment amis, il m’a avoué que ce jour-là, il avait tout de suite compris mes sentiments envers sa mère et qu’il m’avait détesté pour ça.
Le soir, en rentrant vers Aix, je me dis que je ne pourrai pas vivre longtemps sans revoir l’amour de ma vie. Dès notre arrivée à la villa, je déclarai à mes parents que j’avais passé une journée épatante, qu’Antoine et moi, nous nous entendions très bien et que j’aimerais beaucoup retourner chez les Colmont pour jouer avec mon nouvel ami. Mes parents étaient ravis. Dès le lendemain, ils téléphonèrent aux Colmont et la chose fut arrangée : chaque jour à dix heures, le chauffeur des Colmont viendrait me chercher pour m’amener à Vauvenargues et me ramener à mes parents le soir vers six heures. Quand j’arrivai au château le jour suivant, Madame de Colmont n’y était pas. J’étais désolé, mais sur l’assurance que je pourrai la voir dès le lendemain, je surmontai ma déception et je me consacrai complètement à Antoine et à ses jeux d’enfants. Ce fut une journée tout aussi extraordinaire que celle de la veille. Hier, je découvrais le grand amour et aujourd’hui, mon meilleur ami…
C’est aussi ce jour-là que j’ai rencontré Isabelle, Isabelle de Prosny, une cousine d’Antoine qui habitait en ville, à Aix. Ils ont fini par se marier, tous les deux. C’était prévisible : amis d’enfance, cousins éloignés, sang bleu… Pendant des années, jusque vers l’âge de quinze, seize ans nous avons passé presque tous les étés ensemble.

A SUIVRE

 

Bientôt publié

26 Fév, 07:47 Brooklyn bridge – détail
27 Fév, 07:47 Heureuse

Une réflexion sur « Le Cujas (38) »

  1. Nous y revoilà enfin! Cette fois avec un ministre typique 4ème République que le Canard Enchaîné a déjà surnommé « Le Sapeur Camember ».

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