Le Cujas (51)

Il m’a appris que j’étais sur le point d’être découvert et que mon arrestation n’était qu’une question de jours, peut-être d’heures. Il fallait fuir immédiatement, le soir même serai le mieux. Le trajet à travers la France occupée serait dangereux, mais une filière était prête à me prendre en charge. Je n’avais aucune attache à Vichy, ni famille ni amis. Alors j’ai accepté sans hésiter. Dans la nuit, un camion m’a transporté jusqu’à Tulle. De là, je me suis rendu à bicyclette jusqu’à Bayonne d’où un tout petit bateau m’a emmené à Santander en Espagne. Dix jours plus tard, j’arrivai à Londres.

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Quatorzième partie

Combat : Et là, vous avez rencontré le Général De Gaulle…

G.C. : Non, pas tout de suite. J’ai tout d’abord rencontré chaque jour pendant presque un mois un aide de camp du Général, le Commandant Calixte. C’était un homme très cultivé, tout à fait charmant, avec qui j’ai eu de longues conversations sur beaucoup de sujets. Devant une tasse de thé ou un verre de whisky, nous parlions de littérature, de mon séjour en camp de prisonnier, de la carrière de mon père ou de la personnalité de Pierre Laval. De temps en temps, Calixte était accompagné d’un jeune anglais très poli. Il me l’avait présenté comme étant un étudiant en littérature française. Je n’ai pas tardé à comprendre que Calixte était chargé de mieux cerner ma personnalité et de s’assurer de la sincérité de mon engagement. J’ai d’ailleurs appris plus tard que le jeune anglais faisait partie du MI5.

Combat : Et ensuite ?

G.C. : Eh bien je pense que j’ai dû réussir l’examen de passage puisque je n’ai revu Calixte qu’à Paris le jour de le Libération et que l’on m’a intégré dans l’unité qui était dirigée alors par Jacques Marchèse, le Bureau 21.

Combat : Quel était la fonction de ce fameux Bureau 21 ?

G.C. : A cette époque, de nombreux mouvements de Résistance coexistaient plus ou moins pacifiquement. Il y avait d’abord les communistes du Front National et des Francs-Tireurs et Partisans, il y avait les militaires de l’Organisation de Résistance de l’Armée, il y avait le RNPG qui rassemblait les anciens prisonniers résistants, sans oublier les démocrates-chrétiens de Combat. Et puis bien sûr l’Armée Secrète formée par les gaullistes. Tous ces mouvements travaillaient chacun de leur côté, sans concertation. Il arrivait même qu’ils se fassent une méchante concurrence pour obtenir les armes que Londres envoyait. Cette situation réduisait considérablement l’efficacité de leurs actions contre les Allemands. Le Général voulait réunir tous ces mouvements sous une seule appellation, sous un seul commandement unifié et centralisé à Londres. Il a confié cette tâche à Marchèse. Et c’est avec lui que j’ai travaillé pendant plus d’un an au Carlton Gardens dans une grande pièce sans fenêtre qui portait le n°21. Ça n’a pas été une tâche facile que de réunir des gens d’origines et d’opinions politiques si différentes et de les faire travailler ensemble, et si nous y sommes parvenus, c’est bien grâce à l’incroyable obstination de Marchèse, à son sens du compromis, à son pouvoir de conviction et à son dévouement à la patrie. Un dévouement qu’il a d’ailleurs payé de sa vie, vous le savez. Je suis fier d’avoir pu travailler avec un homme de cette trempe et d’avoir contribué de cette manière à la libération de la France.

Combat : Vous étiez avec Jacques Marchèse quand il a été arrêté. Que savez-vous des circonstances de sa mort ?

G.C. : Ça s’est passé le 12 mai 1944. C’est un jour que je n’oublierai jamais… L’accord de principe sur la fusion des principaux mouvements de résistance sous la bannière des FFI avait été obtenu au début du mois de février, mais il restait à le mettre en pratique sur le terrain. C’est pourquoi Jacques avait jugé nécessaire de se rendre en France dès le mois de mars pour entreprendre une tournée des commandements régionaux. Je devais rester à Londres pour diriger le bureau en son absence. Mais la tâche était immense et à la fin avril, Jacques m’a envoyé un message me demandant de le rejoindre à Roanne le plus tôt possible. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé à sauter de nuit au-dessus de Saint Alban au tout début du mois de mai. J’avais déjà sauté en parachute deux ou trois fois quand j’étais à l’X, mais jamais de nuit. C’est une sacrée expérience, croyez-moi ! Une fois à terre, j’ai rejoint la ferme qu’on m’avait indiquée et j’ai attendu Marchèse. Il est arrivé au bout de trois jours, en bicyclette, fatigué mais enthousiaste : la nouvelle organisation était bien acceptée sur le terrain. Nous sommes repartis presque aussitôt vers Thiers où devait se tenir le lendemain une réunion des réseaux du centre de la France. Nous sommes arrivés le 11 mai au soir dans le petit hôtel qui devait nous accueillir à l’entrée de Thiers. La Gestapo nous y attendait. Nous avons tout de suite été séparés et je n’ai revu Jacques que le lendemain soir, dans le camion qui nous emmenait vers Clermont-Ferrand, au centre d’interrogatoires de la police allemande de la Prison de Chamalières. A l’arrière du camion, nous étions quatre prisonniers menottés, gardés par trois soldats ; deux voitures de la Gestapo nous encadraient ; nous n’avions pas le droit de parler, mais Jacques m’avait fait signe que tout allait bien. D’ailleurs aucun de nous ne semblait avoir encore subi d’interrogatoire.
A un moment, j’ai vu que Jacques était pris de convulsions et j’ai tout de suite compris qu’il avait avalé sa capsule de cyanure. Les soldats se sont affolés. Ils ont crié pour que le camion s’arrête. Ils ont sorti Jacques sur la chaussée et les policiers des deux voitures se sont précipités vers lui pour tenter de l’empêcher de mourir. Tout le monde se pressait autour de Jacques dans la lumière des phares, les soldats, les policiers et nous, les prisonniers. La confusion était totale, personne ne nous prêtait plus attention. Il faisait nuit, il pleuvait, nous étions au milieu d’une forêt et j’entendais couler un torrent loin en contre-bas.  C’est alors que j’ai pensé à mon évasion d’Hazebrouck en septembre 40 et que j’ai décidé de tenter ma chance à nouveau. Je me suis glissé dans le fossé et j’ai rampé dans la forêt menottes aux poignets vers le haut de la montagne, en espérant qu’on me chercherait vers le bas. C’est ce qui s’est passé. En quelques jours, j’ai pu rejoindre Saint-Alban et puis Paris où je me suis caché chez des amis.

Combat : Jacques Marchèse était en possession d’informations capitales. S’il les avait révélées à la Gestapo, cela aurait porté un coup peut-être fatal à la Résistance alors qu’on se trouvait à moins d’un mois du débarquement de Normandie. Il s’est donné la mort pour ne pas parler. Monsieur Cambremer, n’avez-vous pas pensé faire de même ? Après tout vous en saviez pratiquement autant que lui sur l’organisation des FFI, et vous pouviez vous aussi craindre de parler sous la torture.

G.C. : Vous savez, dans ces moments-là, on n’a pas beaucoup de temps pour réfléchir. J’étais surtout bouleversé par l’agonie de Jacques et, quand j’ai repris mes esprits, c’est cette incroyable opportunité de m’enfuir qui m’a occupé tout entier. Ce n’est qu’ensuite, quand je fuyais à travers la forêt, quand je pensais que j’allais être rattrapé d’un moment à l’autre que j’ai réalisé l’héroïsme de Jacques et que je me suis promis de suivre son exemple si je devais être repris. J’ai eu la chance de ne pas avoir à le faire.

A SUIVRE 

Bientôt publié

6 Avr, 07:47 Stations de Métro – 7, 8, 9
7 Avr, 07:47 Rien ne va plus – Critique aisée n°212
8 Avr, 07:47 Le Cujas (52)
9 Avr, 07:47 Bons numéros (2)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *