Le Cujas (50)

Je n’étais d’ailleurs pas le seul à évoluer de cette manière. Avec quelques amis sûrs placés à divers niveaux dans presque tous les ministères, nous avions formé un groupe clandestin, le groupe H4. Plutôt que de nous opposer frontalement à la politique menée, nous pensions plus efficace d’agir de l’intérieur pour orienter les décisions gouvernementales vers moins de rigueur pour la population et surtout envers les juifs.

Chapitre 8 – Georges Cambremer
Treizième partie

Combat : Vous avez mentionné ce groupe H4 à plusieurs reprises par le passé. La dernière fois, c’était à l’occasion d’un discours tenu le 11 novembre dernier devant le monument aux morts de Guéret. Après enquête, nous n’avons découvert aucune trace de votre appartenance à ce groupe qui, du reste, n’a eu qu’une existence éphémère, à peine un an. 

G.C. : C’est exact, et vous allez comprendre pourquoi quand je vous aurais parlé de l’arrivée de Darlan. En début 42, Darlan est nommé à la tête du gouvernement. À Vichy, on ne tarde pas à sentir qu’avec lui, le gouvernement de la France devient entièrement et irrémédiablement soumis à la volonté des Allemands.

De plus, il amène René Bousquet dans ses bagages et il le nomme Secrétaire Général de la Police.  Bousquet lance aussitôt une enquête interne simultanée sur tous les ministères. Il a déjà fait les preuves de son efficacité en tant que préfet et les membres du Groupe H4 se sentent vite très menacés. Certains démissionnent et passent dans la clandestinité. L’un d’entre nous est arrêté. Les autres dissolvent le groupe et se mettent en sommeil.

Combat : Et c’est ce que vous faites : vous mettre en sommeil. Votre prise de conscience, qu’on pourrait qualifier de tardive, de la soumission totale de ce gouvernement à l’occupant ne vous fait pas prendre vos distances d’avec Vichy ?

G.C. : Si, bien sûr. Après quelques jours d’hésitation, j’ai décidé à passer en Angleterre. En attendant d’en trouver le moyen, il ne fallait pas attirer l’attention. J’ai donc continué mon travail au Ministère. C’est pendant ma recherche d’une filière que j’ai été contacté par un agent de Londres. C’était une femme. Je ne l’ai jamais revue, mais c’est elle qui m’a convaincu de rester en France et d’entrer dans la Résistance. Je devais rester en poste dans mon ministère et renseigner Londres sur les projets du gouvernement et sur les ordres qu’il recevait des Allemands. C’est ce que j’ai fait à partir de juillet 41.

Combat : En somme, vous seriez devenu espion de De Gaulle ?

G.C. : A vrai dire, j’ignorais pour qui je travaillais. Était-ce pour les Forces Françaises Libres ou pour le SOE britannique, je ne le savais pas. Dans le renseignement, un cloisonnement hermétique entre les différentes cellules est une précaution élémentaire. Je recueillais des renseignements, je les communiquais à mon contact qui me donnait en retour de nouvelles instructions, un point c’est tout. Ce n’est ni très glorieux ni très romantique, mais c’est essentiel. Et dans ce rôle, je crois sincèrement avoir été utile.

Combat : Pensez-vous avoir mis votre vie en danger ?

G.C. : A vrai dire, je n’en sais rien. Bien sûr, j’étais protégé par l’organisation qui m’employait. Entre autres, elle avait nettoyé les rares archives d’H4. C’est sans doute pour cela que vous n’avez pas trouvé trace de mon appartenance au groupe. Ma vie en danger ? Je ne sais pas… peut-être… probablement. Parfois, mon contact était remplacé par un autre. Je ne le revoyais jamais. Était-ce une simple précaution ? Avait-il été pris ? Allait-il parler ? Allait-on m’arrêter ? Je n’avais aucun moyen de le savoir… alors, je continuais mon travail, mon double travail. Je me souviens qu’à la fin 42, j’ai reçu pour instruction de me mettre en sommeil jusqu’à nouvel ordre, de ne plus rien transmettre ni même chercher à recueillir des informations. J’ai imaginé alors que mon réseau avait eu vent d’un soupçon, d’une menace sur ma personne, mais je n’ai jamais su vraiment pourquoi. Deux mois plus tard, j’ai pu reprendre mon travail d’espionnage.

Combat : On a dit dans certains milieux qu’au sein des gouvernements successifs de Vichy, votre rôle a été bien plus important que ce que vous avez bien voulu déclarer à la commission d’enquête en 1946. Les mêmes racontent que vous avez participé activement à la rédaction des décrets d’application des lois antisémites et même à l’organisation de leur mise en œuvre, en particulier aux côtés de René Bousquet. Ce serait même là la raison de votre nomination à l’ordre de la Francisque.

G.C. : J’ai déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de tordre le cou à ces ignobles rumeurs qui sont propagées par mes ennemis politiques. La Commission d’enquête a entendu mes explications après avoir mené des investigations indépendantes. Si elle n’a pas encore rendu ses conclusions, ce n’est qu’une question de temps, peut-être quelques semaines. Je suis tout à fait serein quant à la teneur du rapport qu’elle produira très bientôt. Je n’ai rien à me reprocher et je fais toute confiance à la justice.
Cependant, je comprends fort bien que mes différentes fonctions à Vichy et la décoration qui m’a été décernée par Laval puissent faire naître des doutes à mon propos chez des gens de bonne foi. C’est à ces personnes que je veux m’adresser à travers cet interview. Il faut qu’ils comprennent que l’apparence que j’ai pu donner d’une loyauté sans faille envers Pétain, c’était justement ce que mes activités de renseignement exigeaient. C’est bien grâce à ce double-jeu, à cette apparence de collaboration avec le régime de Vichy que j’ai pu rendre, j’en suis persuadé, de grands services à la France Libre.

Combat : Nos lecteurs jugeront.

G.C. : Vos lecteurs pourront juger, certes. Mais la Commission d’enquête, elle, elle l’a déjà fait.

Combat : Comment cela ? Son rapport n’a pas encore été déposé. Auriez-vous des informations sur ses conclusions ?

G.C. : Pas exactement, non.  Vous savez que la Commission enquête et délibère dans le plus grand secret. Mais je ne peux m’empêcher de penser que, si j’ai été nommé Ministre deux fois de suite par Monsieur Queuille, c’est bien que, pour lui, mon cas est parfaitement clair. Pouvez-vous imaginer qu’un homme politique de cette expérience, qui, en tant que sénateur a refusé les pleins pouvoirs à Pétain, qui a rejoint le Général De Gaulle à Londres, qui a œuvré pour la Résistance, qu’un homme comme lui, dis-je, puisse se tromper sur un point aussi important. Allons, Messieurs ! Réfléchissez ! C’est impensable !

De toute façon, les actes patriotiques que l’on a bien voulu m’attribuer par la suite, je veux dire après mon départ de Vichy, sont une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de mon engagement dans la Résistance dès le mois de mai 1941, c’est à dire aux premières heures.

Combat : Justement, Monsieur le Ministre, vous avez quitté Vichy en Mars 43. Pourriez-vous nous rappeler pourquoi et dans quelles circonstances ?

G.C. : En début d’année 43, j’avais été promu premier adjoint au chef de Cabinet du Secrétaire Général du Ministère de l’Intérieur. C’était à l’époque Monsieur Hilaire. Les Allemands et les Italiens occupaient la zone libre et les Alliés avaient débarqué en Afrique du Nord. A Vichy, la tension était très forte. Ma nouvelle affectation était un magnifique poste d’observation, très propice au recueil d’informations essentielles pour la France Libre et pour les alliés. Ce que j’ignorais, c’est que cette promotion avait attiré l’attention d’un obscur inspecteur de police dont j’ai appris plus tard qu’il avait pour fonction secrète de s’assurer de la loyauté des membres du gouvernement et de leurs collaborateurs.

Dès ma nomination à mon nouveau poste, ce type a commencé à mener une enquête sur moi, au début sans que je m’en aperçoive. Mais j’ai bientôt réalisé que je le rencontrais de plus en plus souvent, comme par hasard, dans les couloirs du ministère où dans les cafés de Vichy que je fréquentais. C’est quand je me suis aperçu que j’étais suivi que j’en ai parlé à mon correspondant en lui demandant des instructions. Une semaine plus tard, il me convoquait par la procédure d’urgence. Il est venu accompagné d’un homme que je ne connaissais pas. Il m’a appris que j’étais sur le point d’être découvert et que mon arrestation n’était qu’une question de jours, peut-être d’heures. Il fallait fuir immédiatement, le soir même serait le mieux. Le trajet à travers la France occupée serait dangereux, mais une filière était prête à me prendre en charge. Je n’avais aucune attache à Vichy, ni famille ni amis. Alors j’ai accepté sans hésiter. Dans la nuit, un camion m’a transporté jusqu’à Tulle. De là, je me suis rendu à bicyclette jusqu’à Bayonne d’où un tout petit bateau m’a emmené à Santander en Espagne. Dix jours plus tard, j’arrivai à Londres.

À SUIVRE

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