Le Cujas (46)

Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’officier supérieur français qui commandait le camp de Hazebrouck avait obtenu du commandant allemand d’organiser une visite aux officiers blessés qui avaient été hospitalisés à Armentières. Je me suis débrouillé pour faire partie du groupe de visiteurs et j’ai réussi à m’évader en sautant du camion au retour. Ensuite, je me suis caché de ferme en ferme. La plupart avait été désertées mais j’y trouvais toujours de quoi manger et surtout de quoi m’habiller en civil. Deux semaines plus tard, je me suis retrouvé à Paris.

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Neuvième partie

Le matin où je suis arrivé avenue d’Eylau, ma mère s’est tout de suite affolée. Elle disait qu’en tant qu’officier évadé, j’allais être recherché par les Allemands, que je risquais d’être envoyé dans un camp en Allemagne ou même pire. Il fallait absolument que je me fasse faire des faux papiers. C’est ce que j’ai fait.

Oh ça, ça n’a pas été très difficile ! Pendant les premiers mois qui ont suivi la débâcle, le gouvernement négociait avec les allemands la libération de certaines catégories de prisonniers, celles qui étaient indispensables au fonctionnement du pays, les gendarmes, les pompiers, les cheminots, ce genre de métier. Tant que les prisonniers étaient encore sur le territoire français, les libérations se faisait dans un grand désordre administratif et en dehors de toute logique. Les soldats libérés recevaient un certificat de démobilisation signé à la fois par les autorités d’occupation et par l’officier supérieur français qui commandait la région où se trouvait le camp. Ils étaient alors rayés des listes allemandes et ne risquaient plus de faire l’objet de recherches. C’est ce genre de papier que j’ai réussi à me faire faire.

Mon père était mort depuis plusieurs années, mais ma mère avait gardé certaines de ses relations. C’est comme cela qu’un vieil ami de mon père qui avait été nommé à Vichy a pu me faire établir le fameux certificat. Il était conseiller au cabinet du Secrétaire d’État à l’Intérieur et il avait accès à un grand nombre de certificats en blanc pré signés par l’ambassadeur d’Allemagne et par le Général Weygand. Le mien avait donc tous les aspects de la régularité. Cet ami de mon père, c’est Abel Cottard…
Monsieur Wang, s’il vous plait, puis-je vous demander encore deux aspirines ? Cette migraine ne veut pas passer.

Non, non, cela va aller, je vous assure.
Abel Cottard… Vous avez entendu parler de lui certainement ? Non ? Il est mort dans des circonstances tragiques en 43. Je vous en reparlerai surement.
Bon, un jour que Cottard était de passage à Paris, c’était début septembre, un peu plus d’un mois après mon évasion, il est venu diner chez nous. Il m’a demandé de lui parler de mes années de prépa et de Polytechnique, et puis de mon séjour à Hanoï. Il s’intéressait aussi beaucoup à mes impressions de jeune officier sur les conditions d’internement des prisonniers dans un camp allemand. En retour, je lui posais des questions sur le Maréchal, sur la façon dont il comptait diriger la France et sur ses intentions vis-à-vis des Allemands. Au début, il ne donnait que des réponses convenues, « le Maréchal se sacrifiait pour la Nation », « Pétain allait redresser le pays en restaurant ses valeurs morales », toute cette sorte de choses que les journaux et la radio répétaient tous les jours. À la fin du repas, ma mère s’était retirée et nous restions seuls à la table du diner. Au fur et à mesure que la soirée avançait, le discours de Cottard évoluait, sinon vers une critique de Vichy, du moins vers une position plus nuancée, une position d’attente. Au moment du deuxième cognac, il s’est lancé : « Écoutez, m’a-t-il dit, à Vichy, nous aurions besoin de jeunes gens comme vous. Ce que je vais vous dire doit rester absolument confidentiel. Même madame votre mère ne doit rien savoir. Voilà : les ministères sont remplis d’hommes de droite, très conservateurs, antirépublicains et, pour beaucoup d’entre eux, antisémites… des fascistes ou tout comme. Le Maréchal est un grand homme, c’est vrai, mais c’est aussi un homme âgé. Nous sommes quelques-uns à craindre que l’influence de l’extrême droite ne le fasse basculer vers une collaboration trop étroite avec les Allemands. Je fais partie d’un petit groupe confidentiel de gens au sein des cabinets ministériels. C’est le groupe H4. Tout en étant loyaux envers le Maréchal, nous souhaitons nous opposer à une dérive fasciste qu’on ne voit que trop venir. En vous écoutant tout à l’heure, j’ai cru comprendre que vous êtes viscéralement patriote mais que vos opinions sont plutôt modérées. Ce sont des qualités que nous apprécions. Nous pensons que vous pourriez être utile à la France si vous acceptiez d’entrer en tant que fonctionnaire dans un cabinet ministériel. Qu’en pensez-vous ? »
Cottard avait raison : j’étais ­— je suis toujours — viscéralement patriote et, à vrai dire, comme tout le monde à l’époque, je dois bien avouer que j’admirais le Maréchal Pétain — oui, je sais, c’est mal vu aujourd’hui — mais en même temps, j’étais tout à fait antiallemand. La défaite de la France m’avait désespéré, son occupation m’était insupportable, mais j’étais désorienté. Littéralement, depuis un mois que j’étais revenu à Paris, je ne savais pas quoi faire de ma vie. Un de mes camarades de promotion m’avait proposé de partir avec lui rejoindre le Général De Gaulle. Il comptait passer en Espagne puis gagner l’Angleterre par Gibraltar ou par le Portugal, il n’était pas bien fixé. J’hésitais. Bien sûr, il y avait certainement des risques importants à franchir toutes ces frontières, mais ce n’est pas ça qui me retenait. C’était en fait que peu de gens connaissaient ce drôle de Général De Gaulle et qu’encore moins lui faisaient confiance. Et puis il faut se rappeler qu’à ce moment-là, Hitler était victorieux partout et que beaucoup pensaient que l’Angleterre n’allait pas tarder à être envahie à son tour. Beaucoup de patriotes se demandait alors s’il valait mieux, pour servir la France, partir en Angleterre pour reprendre la lutte un peu plus tard ou rester pour se rendre utile à l’intérieur.

A SUIVRE 

Bientôt publié

21 Mar, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : El Misti Guy
22 Mar, 07:47 Noe Valley

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