Rendez-vous à cinq heures avec l’Entre-deux selon Philippe

La page de 16h47 est ouverte…*


Comme vous l’avez compris, je l’espère, les textes en gras sont l’incipit et l’excipit d’ À la recherche du temps perdu, et ce qui est entre les deux est de Philippe

Longtemps, je me suis couché de bonne heure,
vers les sept heures, sept heures trente. La plupart du temps, je m’endormais sans difficulté, presque immédiatement, pour me réveiller sur les coups de trois heures du matin sous l’effet d’un besoin naturel de satisfaire une envie pressante. Alors, en vêtement de nuit, malgré l’obscurité la plus totale qui régnait dans notre maison et grâce à la parfaite connaissance que l’habitude m’en avait donnée, je franchissais sans difficulté les quelques mètres qui me séparaient des lieux d’aisance. Ceci fait, et une fois de retour dans ma chambre, j’allumais enfin ma chandelle et me consacrais à ma collection d’aiguilles de pin d’Alep jusqu’à ce qu’immanquablement, à sept heures précises, Françoise m’apportât mon petit déjeuner. 

Un matin de novembre, je trouvai, appuyée  contre la théière d’argent du service  que m’avait offert ma tante Léonie pour mon troisième anniversaire, un bristol où se dessinaient en un léger relief des armes élégantes que je reconnus immédiatement. C’était une invitation du duc de Guermantes à passer quelques jours dans le château qu’il possédait à Méséglise, à trois lieues de Combray où se trouvait la maison de ma tante Léonie.

Au jour dit, je me présentai au château où je fus reçu par la duchesse. Elle m’expliqua qu’elle et son mari étaient transportés de joie de pouvoir enfin me recevoir, mais qu’ils connaissaient mes difficultés à quitter mes lieux familiers et à changer mes habitudes. En conséquence et pour m’être agréables, ils feraient servir le diner à six heures. Ainsi fut fait, et vers sept heures et quart, avec sa délicatesse coutumière, alléguant un début de migraine, la duchesse quitta la table, donnant ainsi le signal de la fin du repas. 

C’est ainsi qu’à sept heures trente passées seulement de quelques minutes, je me couchai et, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermèrent si vite que je n’eus pas le temps de me dire : « je m’endors ». Tout avait été si bien fait pour que mes habitudes soient respectées que le besoin habituel qui me réveillait chaque nuit aux petites heures du matin ne manqua pas de se faire sentir. A la lumière de la bougie rallumée, ma montre me confirma qu’il était bien l’heure habituelle de mon réveil nocturne : trois heures. 

Je me levai donc et passai dans le corridor, précédé du pauvre flambeau vacillant que je brandissais devant moi à la recherche de la pièce où je pourrai me soulager. Un long couloir se dessinait devant moi lorsque la porte de ma chambre se referma et ma bougie s’éteignît dans le même instant sous l’effet d’un courant d’air aussi violent qu’inopportun. J’étais pieds nus, en chemise, dans l’obscurité totale, dans des lieux qui m’étaient étrangers et sous la pression d’une urgence grandissante. Semblable à l’âne de Buridan, j’hésitais entre retourner à ma chambre pour y quérir les allumettes que j’y avais laissées ou progresser dans le couloir vers le havre que mes fonctions naturelles exigeaient ardemment. Mais je m’aperçus vite que, au contraire de cet âne fameux qui, lui, voyait très bien où se trouvaient les deux picotins entre lesquels il hésita jusqu’à en mourir, plongé dans mes ténèbres, je ne savais déjà plus où ne se trouvaient ni ma chambre ni l’hypothétique port de mon salut. 

Je commençai donc à avancer dans ce couloir, tâtonnant les murs jusqu’à ce que mes doigts fiévreux sentent quelque moulure révélatrice d’une huisserie, et ces portes rencontrées, je les ouvris les unes après les autres. La première fut celle de ce que je reconnus comme étant un placard à la quantité de balais qui s’effondrèrent dans le couloir, heurtant mes pieds nus et entravant mes chevilles. La deuxième fut celle d’une pièce que j’identifiai comme étant une chambre grâce au  ronflement qui en provenait. La troisième ne tarda pas à se faire connaitre quand j’y heurtai un lourd meuble recouvert d’un tissu tendu sur lequel était posées, je le devinai au toucher, quelques boules d’ivoire. C’était un salon de billard, certainement privé de cet accessoire dont je ressentais un besoin de plus en plus prégnant. Dans la plus complète obscurité, je passai ainsi de placard en chambre, de chambre en billard, de billard en bibliothèque et de bibliothèque en office. Je tremblais de froid et d’envie, j’étais presque nu, j’avais heurté du pied, du genou ou de la hanche tous les obstacles que le sort avait dressés devant moi. Je fus pris alors d’un désespoir soudain et me laissai glisser au sol en m’y recroquevillant avec l’intention d’y  mourir. C’est à cet instant que, sous l’effet de mon poids accru de tout le désespoir du monde, la porte contre laquelle je venais de m’effondrer s’ouvrît. Une faible clarté régnait dans la pièce qu’elle commandait du fait de l’absence de volet et de rideau propres à occulter sa lucarne, ce qui permettait à quelques rayons lunaires d’y pénétrer. À travers mes larmes, je vis se profiler ma délivrance en la silhouette de plus en plus précise d’une cuvette de water-closets. J’étais sauvé ! 

J’avais bien cru mourir, de douleur et de honte,
mais c’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive qui peut nous sauver : on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir et elle s’ouvre.

*(…) RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES pourrait être l’occasion pour vous de reprendre cette expression, à propos de tout, de rien, d’un évènement, d’un film, d’un animal (plus de veaux svp), du temps qu’il fait. Un texte de fiction, un souvenir, un poème, un coup de colère ou d’enthousiasme sur la vie qui va, un peu tout ce que je fais en tant que rédacteur quasi unique du JdC. L’avantage du RENDEZ-VOUS par rapport au commentaire d’article est que vous serez libérés de l’obligation de rester à peu près dans le cadre du sujet de l’article.
Ça pourrait marcher comme ça : vous écrivez votre machin en Word, vous lui donnez un titre et si vous le souhaitez, vous y joignez une photo vous m’envoyez le tout par email en me précisant quelle signature vous souhaitez voir apparaître sous le texte, votre pseudonyme ou votre vrai nom. (…)
(JdC du 13/05/2020 — Extrait))

 

3 réflexions sur « Rendez-vous à cinq heures avec l’Entre-deux selon Philippe »

  1. Je n’en suis pas sûr qu’il soit impossible de terminer l’exercice avec le véritable excipit, les deux mots remarquables de la Recherche étant selon moi le premier et le dernier, Longtemps et Temps, c’est quand même pas un hazard!
    Je vais essayer d’improviser ici même une proposition, façon Proust en une phrase:…

    NDLR : La suite sera diffusée dans le Rendez-vous à cinq heures de demain

  2. Tu as tout a fait raison, Jim, le véritable excipit de la Recherche est le suivant :

    « Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon oeuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps. »

    À la recherche du temps perdu comporte 15 volumes, les deux derniers constituant Le temps retrouvé. L’excipit que j’ai donné par erreur était en fait la dernière phrase du volume 14 qui constitue la première partie du Temps retrouvé.

    Grave erreur, faux mouvement, recherche trop rapide d’un PdF à copier/coller sur le JdC…
    Mais, finalement erreur heureuse, car je ne vois pas ce que, dans le cadre du jeu proposé, on aurait pu faire avec le véritable excipit !

  3. Décidément je n’y comprends rien! Moi qui ne suis pas un adepte de Proust, je sais au moins une chose qui est que l’excipit du Temps Retrouvé qui clos la Recherche du temps perdu se termine par les mots « dans le Temps » avec un T majuscule au mot temps.
    (Déjà dans l’énoncé du jeu, je m’étais dit bizarre, comme c’est bizarre).

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