Retour de Campagne (27)- Bouvard et Pécuchet – SUITE&FIN  selon Lorenzo

Retour de Campagne (27)
Bouvard et Pécuchet – SUITE&FIN  selon Lorenzo

Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.

Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu, un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.

Au-delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait du loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.

Deux hommes parurent.

L’un, de taille moyenne, aux cheveux rares plus blancs que blonds, avait des yeux bleus fatigués par les longues soirées passées à recopier les registres de l’entreprise à laquelle il se consacrait corps et âme depuis de longues années. Il semblait encore souple malgré un embonpoint que ses vêtements à la mode ne parvenaient pas à masquer. Son visage arborait en permanence l’esquisse d’un sourire qui lui donnait un air non pas gai mais chaleureux.

L’autre était plus grand et portait des lunettes qui accentuaient un  regard déjà dur. Deux profondes rides noires barraient son front et ses lèvres qui s’inclinaient de chaque côté vers le bas lui conféraient une moue chafouine bien peu séduisante. Surtout, il était affublé de jambes démesurées qui lui faisaient prendre sans arrêt de l’avance sur les marcheurs normaux. Il s’arrêtait donc tous les dix mètres comme un métronome et se retournait vers son camarade que cette scène répétitive exaspérait sans qu’il osât le reconnaître et encore moins s’en plaindre. Il se rassurait en pensant qu’il valait mieux courir après le lièvre que devant la tortue de monsieur de La Fontaine.

Cet attelage élégant tout de noir vêtu comme l’exigeait la mode de l’époque avançait ainsi au milieu de la foule assez clairsemée ce dimanche-là à cause de la chaleur inhabituelle. Il n’était que trois heures de l’après midi et nos deux personnages n’avaient parcouru à une allure assez réduite que deux ou trois kilomètres depuis l’île Saint Louis où ils s’étaient retrouvés pour leur traditionnelle promenade dominicale. Le long du canal Saint Martin, l’ombre des châtaigniers apportait un peu de fraîcheur comme le remarqua avec sa perspicacité coutumière le plus grand des deux. Certes, lui répondit l’autre, mais la température excessive me rappelle le Sahara ! Il faut dire qu’à la suite d’une nième déception sentimentale, il s’était engagé jadis dans un corps expéditionnaire dont il n’avait jamais compris la réelle mission. Ces trois années passées à crapahuter dans le sable brûlant du désert lui avaient semblé une éternité. Il en était revenu avec une aversion définitive de la chaleur sous quelque forme que ce soit et des crises de paludisme qui le mettaient à plat pour la semaine. Le grand, dont un vague cousin de son père était général d’infanterie, avait bénéficié pendant son service militaire d’un poste de complaisance au Val de Grâce en rapport avec son métier qui consistait à soigner les victimes de nos expéditions coloniales réputées pacifiques. C’est là qu’il avait fait la connaissance de son compagnon rapatrié sanitaire après trois ans de loyaux services non pas en raison de blessures par armes de combat mais pour des complications de la malaria. Ils avaient sympathisé et partagé leur passion pour la littérature dans les jardins potagers de cet Hôpital Militaire qui s’étendait alors jusqu’à la Bièvre déjà assez paresseuse ce qui lui valut d’être enterrée et de disparaître à jamais de notre vue.

Ils déambulaient ainsi à un rythme irrégulier provoqué par les fréquents arrêts dus à la longueur des jambes du plus grand. Lors d’une pause réclamée à corps et à cris par le plus lent, non pas essoufflé, mais déshydraté comme le prouvait son gilet ruisselant qui lui collait à la poitrine, ce dernier fit part à son camarade d’un projet mûri au fil de leur randonnée et devenu dans son esprit pragmatique une obligation incontournable. Il savait que sa requête ne serait pas du goût de l’autre mais il s’y risqua quand même, encouragé par quelques rares succès obtenus dans ce domaine pourtant fort épineux. La raison en était que le grand gaillard bénéficiait d’une particularité de naissance ou d’un don de la nature comme il le prétendit jusqu’à sa première colique néphrétique : il n’avait jamais soif et, en conséquence, n’avait jamais ressenti la moindre attirance pour les débits de boissons qu’il avait fini par prendre en horreur. A son entourage souvent désireux de l’entraîner dans un de ces établissements, il répondait de façon péremptoire « Un café ? Non merci » avançant comme excuse à ses refus répétés la longueur de ses jambes qui ne supportait pas l’inconfort des petites chaises en bois devant les tables exiguës des consommateurs. La vérité oblige à dire qu’il avait une autre raison, psychologique celle-là : un pénible souvenir de son adolescence lui avait laissé des traces psychologiques indélébiles. Il avait trouvé indigeste son premier café pris avec un camarade de collège peu recommandable dans une taverne sinistre où la mine patibulaire des habitués l’avait mis fort mal à l’aise.  

« Voilà, avança prudemment le malheureux qui suait à grosses gouttes, ne crois-tu pas, cher ami, que cette marche par une telle chaleur pourrait avoir des conséquences néfastes sur nos santés ? Ne crois-tu pas que la déshydratation risque de nous faire attraper un microbe de passage ? Ne crois-tu pas que notre élégance vestimentaire risque, elle aussi, d’en souffrir ? Alors, très cher ami, afin d’éviter toutes ces calamités, ne crois-tu pas qu’il serait prudent de franchir la porte d’un de ces estaminets dont la fraîcheur à l’ombre des tilleuls nous ferait à n’en pas douter le plus grand bien ? J’en aperçois un qui me semble attirant et qui porte en plus le nom d’un de nos auteurs préférés, c’est le Rostand. Entrons-y prendre un demi-pression, le veux-tu bien, très très cher ami ? ». Pour la première fois dans la longue existence de leur relation, il eut la surprise d’entendre son vieil ami lui répondre : « C’est ce que j’avais l’intention de te proposer. Ne trouves-tu donc pas qu’il fait grandement soif aujourd’hui ?».

Bientôt publié

30 Nov, 07:47 Tableau 326
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1 Déc, 07:47 Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 8-2

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