Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 13-3 -Valerios Doxiadis

—C’est quelqu’un qui est venu de Londres qui nous l’a appris. Il nous a convoqué sur place. Il nous a dit qu’il représentait le notaire de Mister Grantham et qu’il était là pour voir les vestiges et régler les comptes. Quand il a eu fini de visiter les ruines, il a dit que tout ce qui restait ne valait plus rien. Il nous a réglé nos gages et il a payé le loyer au propriétaire. Le lendemain, il est rentré à Londres.
—Et ces objets que vous avez récupérés et qui ne valent rien, vous voulez me les vendre…
—C’est pour un notaire anglais qu’ils ne valent rien, mais pour vous, ça vaut surement quelque chose. Vous devriez venir les voir.

 
Chapitre 13-3 – Valerios Doxiadis 
Samedi 19 Septembre 1903

Valerios réfléchit. Les instruments scientifiques, les appareils photos doivent avoir été endommagés par la chaleur et la fumée de l’incendie ; ils sont probablement inutilisables. Mais les livres, les notes de Timothy, si on peut les nettoyer, seront surement lisibles. On ne sait jamais, ça pourrait être intéressant pour sa carrière, tout ce travail. Il est sur le point de demander au majordome obséquieux s’il a retrouvé l’astrolabe, la seule chose qui pourrait présenter un intérêt, mais il renonce dans la crainte que, si l’instrument a été effectivement récupéré, sa question ne fasse monter son prix.

—Et tout ce bric-à-brac, où est-il, s’il vous plait ?

—J’ai emporté tout ça chez mes cousins, à Vouliagmeni. On peut y aller maintenant, si vous voulez.

—Avec cette pluie ! Et puis c’est au moins à trente kilomètres ! Non, écoutez, demain nous serons dimanche. Donnez-moi l’adresse de vos cousins et je viendrai dans la matinée. D’accord ?

—Eh bien, c’est que c’est un peu difficile à trouver. Soyez demain matin devant l’église Agios Eleftherios de Vouliagmeni à l’heure de l’office. Je vous attendrai.

Le lendemain, un peu avant dix heures, Valerios se trouvait sur le parvis d’Agios Eleftherios. Il avait appuyé son vélo contre le mur de l’église et s’était assis côté ombre sur la margelle qui entourait le tronc d’un cyprès. La petite place était déserte. La porte de l’église était restée ouverte et il pouvait entendre un chant liturgique provenant de l’obscurité. Il avait parcouru plus de trente kilomètres dont une bonne partie par le chemin cahoteux qui longe la côte depuis Kallithea. Il était en nage et passablement de mauvaise humeur. Pour éviter la grosse chaleur, il était parti avant l’aube, mais deux crevaisons successives l’avaient obligé à s’arrêter en plein soleil pour réparer. Et ce soi-disant majordome qui n’était même pas là ! Valerios fulminait intérieurement. Quelle idée de faire confiance à ce type ! Il trouvait maintenant qu’il y avait quelque chose de louche dans son obséquiosité. Trop poli pour être honnête, Aggelos. A y bien réfléchir, son histoire ne tenait pas debout : la maison de Grantham complètement détruite ? Mais ses instruments, ses meubles, ses habits ? Récupérés par Agrafiotis ? Avant ou après le passage du notaire ? Bizarre, tout cela était bizarre. Mais justement, se disait-il aussi, c’est parce que c’était bizarre que ça pouvait être intéressant, ou même seulement amusant.

Une ombre se planta devant lui. C’était Agrafiotis qui venait de sortir de l’église avec le reste des fidèles.

—Ah, Monsieur le Professeur ! Je vous ai fait attendre ? J’en suis désolé, mais ne vous voyant pas venir, je suis entré dans l’église pour y être au frais. Quel beau temps, tout de même, pour la saison ! Un peu chaud peut-être, vous ne trouvez pas ?

—Écoutez, Agrafiotis ! Je me suis levé à quatre heures du matin, j’ai fait trente kilomètres dans la poussière, j’ai crevé deux fois et je suis sale et fatigué. Alors, s’il vous plait, pas de salamalecs ! Allons-y et qu’on en finisse !

—Comme vous voudrez, Monsieur Doxiadis, comme vous voudrez. Suivez-moi, s’il vous plaît.

Agrafiotis s’engagea sur un chemin qui commençait derrière l’église et montait à travers les oliviers. Valerios le suivit en silence, poussant sa bicyclette. Ils grimpèrent longtemps en pleine chaleur entre deux murs de pierres sèches. Ils finirent par atteindre la limite des oliviers, où les deux murs s’arrêtaient. Le terrain devant eux était rocailleux, éclatant de soleil. Pas un toit, pas un arbre jusqu’au dôme du sommet de la colline que Valerios apercevait à travers l’air vibrant de chaleur et les larmes de sueur qui coulaient de son front. Épuisé, ruisselant, furieux, Valerios jeta sa bicyclette au sol et haleta :

—Cette plaisanterie… a assez duré… vous me dites maintenant où nous allons … et quand nous y arriverons… ou bien… ou bien… je monte sur ma bicyclette… et je redescends d’un coup jusqu’à l’église et je rentre chez moi !… ou bien …

-Mais, nous sommes presque arrivés, Monsieur le Professeur ! La maison de mes cousins est juste derrière le sommet, là. Dans cinq minutes vous pourrez voir son toit et nous y serons dans dix minutes.

-Faites attention, Aggelos. Si vous m’avez raconté des histoires, je suis capable de vous battre, vous savez ? J’ai fait de la boxe française quand j’étais au Louvre à Paris. Faites très attention.

Aggelos ne savait pas ce que c’était que la boxe française, mais il ne fut pas impressionné par ces menaces. La carrure du Professeur n’avait rien de vraiment dangereux et par contre, lui, il avait connu dans sa jeunesse pas mal de bagarres du côté du port du Pirée. Il en avait gardé une certaine adresse au couteau.

Quoi qu’il en soit, ce qu’Aggelos ignorait aussi, c’est que Valerios se vantait un peu. Il n’avait fait qu’assister à quelques combats de démonstration dans un gymnase du quartier de la Bastille. Mais il n’eut pas à prouver ses dires : Agrafiotis lui jura aussitôt que jamais il ne lui viendrait à l’idée de vouloir tromper un homme aussi éminent que le professeur et que de toute façon, ils étaient presque arrivés. Si le professeur voulait se reposer un peu à l’ombre de cet olivier…

Pour ne pas montrer davantage sa faiblesse, Valerios refusa le répit proposé et ils repartirent vers le sommet.

Aggelos avait dit vrai : par-dessus la crête, ils aperçurent bientôt le haut d’un cyprès courbé par le vent, puis le sommet d’un toit de tuile, puis un olivier maigrichon et d’autres toits de tuiles et de tôles. Parvenus au sommet, le vent les saisit aussitôt. Valerios s’arrêta un instant, face à la pente. Les pans de sa veste flottaient derrière lui et son pantalon frissonnait sur ses jambes. Une délicieuse fraicheur lui assécha d’abord le visage puis la poitrine et les épaules. Devant lui se dressait face à la mer ce qui devait être la ferme des cousins Agrafiotis. La vue était immense. La mer était bleu foncé, profond. De grosses vagues avançaient lentement vers la côte où elles se brisaient silencieusement sur des rochers blancs. Dans la pureté de l’air balayé par la brise, au-delà de la toute petite ile de Fleves, se dessinait nettement la côte lointaine du Péloponnèse. De la hauteur où ils étaient, ils n’entendaient que le vent, avec de temps en temps, le bruit sourd et puissant d’une vague s’engouffrant dans une grotte invisible.

—C’est la ferme de mes cousins, annonça Agrafiotis.

Affectant de ne pas prêter attention à son guide, Valerios demeura encore quelques instants dans la contemplation de ce morceau de mer Égée, puis, sans regarder Agrafiotis, il ordonna : « Allons-y ! » et ils commencèrent à descendre.

A SUIVRE  

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