Retour de Campagne (28) – Bouvard et Pécuchet -SUITE&FIN par Philippe

Retour de Campagne n°28

Bouvard et Pécuchet
SUITE&FIN selon Philippe

Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.

Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu, un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.

Au-delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait du loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.

Deux hommes parurent.

Le premier, mince et de haute stature, presque dégingandé, portait une chemise blanche sans col qui blousait sur un étroit pantalon de toile noire. Nu tête, sa redingote de laine gris souris rejetée sur son épaule, à longs pas nonchalants il se dirigeait vers la Place de la Bastille tout en s’éventant de son chapeau melon.

Le deuxième était plutôt petit et tout rond. Il était vêtu d’un pantalon de golf et d’un gilet taillés dans un même tissu écossais. Son veston, assorti, était plié sur son bras gauche tandis que, de sa casquette également écossaise, il s’épongeait le front tous les trois pas, il marchait vite en direction de la Seine.

Assis sur mon banc, je me disais que ce serait intéressant si ces deux-là, dans quelques instants, quand il se croiseraient, se considéraient, s’arrêtaient et s’adressaient la parole. Ils commenceraient par parler du temps, de la chaleur, inévitablement, et, bientôt, une sympathie naîtrait entre eux. Ils iraient s’asseoir au bord du canal ou, mieux, à la terrasse d’un café de la Bastille et là, ils feraient connaissance. Ils se trouveraient des goûts communs, la bicyclette, les omelettes aux champignons, ou la science… Tiens oui, la science ! Et rapidement, une amitié s’installerait, et pourquoi pas, ils décideraient de se retirer, ensemble, à la campagne pour apprendre et mettre en pratique tout ce que la science pourrait avoir à leur offrir. 

J’écrirais cela sur un mode plutôt comique… ou ironique alors… oui, ironique… Ça pourrait donner quelque chose d’amusant.

Mais les voilà qui se croisent, mes deux bonshommes, sans même se voir, tant l’un parait pressé de se rendre à la Gare d’Austerlitz pour attraper le train d’Orléans, tant l’autre est plongé dans le décompte du nombre de platanes qu’il a dépassé depuis le début du boulevard.

Dommage, ç’aurait pu donner quelque chose d’amusant. Enfin…

Mais voici qu’une jeune femme s’est assise sur le banc qui fait face au mien. Ses cheveux chatains fort tirés en arrière, sa robe de dentelle noire, le châle bordeaux hors saison qu’elle porte sur les épaules, tout la dit provinciale, irrémédiablement provinciale. Mais elle est jolie sous son ombrelle dont elle joue impatiemment en regardant à droite et à gauche.

Elle doit attendre quelqu’un, son mari sans doute — car elle est mariée, c’est certain. Elle l’a accompagné à Paris, ce rustre — car c’en est un —, et tandis qu’au Café Français, il s’empiffre au banquet de clôture du Congrès des Pharmaciens de Haute Auvergne, elle s’est promenée, seule, dans la ville dont elle rêve depuis toujours. Le parvis de Notre-Dame, les quais, l’île Saint-Louis… Quand elle est descendue au bord du fleuve, elle a espéré, mais sans y croire vraiment, une rencontre romantique. Tandis qu’elle émietterait sa madeleine au profit d’un cygne majestueux, un homme en chemise à jabot l’aborderait galamment et l’emmènerait prendre le thé dans un endroit à la mode. Et après… Ah ! après…

Ce qu’elle doit s’ennuyer, cette jolie jeune femme, dans sa bourgade auvergnate, avec ce mari qui se goberge dans les congrès et qui la laisse, seule, errer dans Paris !

Cela aussi pourrait donner quelque chose d’intéressant. Peut-être pas dans le genre comique, non… Plutôt dans le genre tragique… non, réaliste… c’est cela, réaliste. Et puis, pas en Auvergne. C’est trop loin, l’Auvergne, pour aller y prendre des notes. En Normandie plutôt… je la connais bien, la Normandie, c’est joli… Et puis il pleut souvent, c’est nostalgique, ça porte plus facilement à la neurasthénie… Allez, c’est dit… la Normandie.

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