Un café ? Non, merci !

Moi, j’aime pas les cafés ; je ne m’y suis jamais senti bien et je n’y ai jamais perçu la moindre chaleur humaine. Les inconditionnels ont beau me dire qu’ils vont au café pour se retrouver face à eux-mêmes, moi, j’ai plutôt l’impression qu’ils y vont pour échapper à eux-mêmes. Dans leurs paradis publics pour rêveurs solitaires règne une connivence d’habitués dont je ne comprends pas la langue. Leur indifférence à l’égard des clients de passage accentue mon sentiment d’exclusion. Mais n’exagérons rien, tout n’est pas si désagréable dans un café ! Parfois, après de multiples tentatives infructueuses pour accrocher son retard fixé sur un horizon imaginaire, il arrive, mais pas à tous les coups, que le garçon s’aperçoive enfin de votre présence et condescende à venir prendre votre commande tout en vous faisant bien comprendre qu’il s’agit d’une faveur. Si vous étiez ce jour-là en charmante compagnie, votre honneur est sauf.

Non, décidément, je n’aime pas les cafés, mais alors pas du tout ! Leurs sièges sont inconfortables et, à mon malaise psychologique, s’ajoute un malaise physique qui me donne des fourmis dans les jambes et envie de m’enfuir. Malgré mon aversion, l’honnêteté m’oblige à reconnaître que je m’y précipite néanmoins dans deux circonstances : la première quand j’ai très soif, et alors je prends un demi pression au comptoir, et la seconde quand j’ai envie de faire pipi, et alors je prends aussi un demi pression au comptoir. Mon épouse a exigé la suppression de ce paragraphe qui, selon elle, manque de poésie, ce que j’ai refusé de faire au prétexte que l’écriture, c’est la vie, la vraie. D’ailleurs, en tant que médecin, je suis fort surpris que Swann n’aille jamais faire pipi pendant les 10 000 pages de la Recherche. Cette contrainte physiologique qui s’est accentuée avec le temps n’a pas été inutile ; elle m’a permis de découvrir un thème de photographies intéressant quoiqu’un peu trivial lui aussi (par chance, mon épouse avait interrompu la lecture de ce manuscrit avant d’en arriver à ce passage d’une rare crudité) : la décoration de leurs toilettes est parfois très réussie, je l’affirme, comme « Aux Vieux Garçons », boulevard Saint Germain, et à Moguer en Andalousie où j’avais entre les mains pour le prouver un appareil très pratique qui permet aussi de prendre des photos. Si, mesdames, c’est vrai.

 Mon premier café, en 1967, avait été l’ « Ecritoire », place de la Sorbonne, et il existe toujours. Il faisait encore nuit ce matin d’hiver où j’y entrai avec mon ami Jack arrivé de Cachan par la ligne de Sceaux. Nous avions un peu de temps avant le premier cours au lycée. Ignorant tout des consommations possibles, je pris comme lui un café qui ne me rappela en rien le café au lait de mon petit déjeuner. Je fus écœuré par son amertume à peine atténuée par le  ridicule morceau de sucre emballé qui l’accompagnait. J’eus un mal de chien à le boire jusqu’à la lie.

Debout au comptoir, je découvrais pour la première fois de ma vie les autres clients : tous, ils avaient l’air triste. Ce spectacle désolant est resté associé à mon premier café. J’avais en plus la culpabilité de faire une chose interdite ou plutôt de faire une chose « pas de mon âge » comme si j’étais entré par effraction dans le monde des adultes …

Mon camarade, lui, semblait très à l’aise et, à l’évidence, il ne s’agissait pas de son premier café. Il ressemblait à Michel Polac à cause de sa calvitie précoce et de ses cheveux roux frisés sur l’arrière du crâne. A mes yeux de l’époque, c’était d’une grande laideur mais cela ne l’empêchait pas de mieux jouer au foot que moi. Je vénérais ce garçon qui était, contrairement à moi, bien vivant dans la vraie vie.

Comme je le constaterai cinquante ans plus tard, les cafés séduisent plus souvent les littéraires que les scientifiques, quoi que je connaisse un ingénieur des Ponts qui erre toute la journée d’un café à l’autre à la recherche, non pas du temps perdu, mais de l’inspiration. Mon ami Jack était un brillant littéraire nul en maths qui réussit néanmoins à obtenir le bac scientifique. Il fit ensuite l’ENA et épousa une jeune fille d’une rare vulgarité ce qui n’avait, a priori, aucun rapport. Il me fit la gentillesse de venir bien plus tard au vernissage d’une exposition : c’était devenu un préfet bedonnant et faussement bonhomme.

Puis il y eut le « Cluny », aujourd’hui disparu, à l’angle du Boulevard Saint Michel et du Boulevard Saint Germain. Certains midis, on s’y retrouvait pour déjeuner avec Jean-Pierre et Claudie au premier étage désert. Quels étaient les autres convives ? Etais-je encore lycéen ou déjà en Faculté de Médecine ?

A Dreux, nous fréquentions l’ « Auberge Normande » sur la Place de l’Eglise près du Beffroi. Une fois tous les copains arrivés à la messe du dimanche matin, on allait y prendre l’apéritif. C’était notre quartier général qui n’avait rien de charmant en dehors de la jolie Dominique.

Plus tard, je fus à l’origine d’un projet insensé pour l’époque ou plutôt pour ma sobriété de l’époque : tôt le matin, nous étions allés,  Daniel et moi, prendre un p’tit blanc sur le zinc d’un café devant Jussieu. Par manque d’expérience, on s’était ensuite endormis sur les bancs de la Fac. Chaque fois que je passe par là, je repense à cette aventure saugrenue.

Il y eut ensuite un café sans âme, « La Fontaine », en haut de la rue Cuvier, où, pendant le CPEM, nous déjeunions souvent. Le menu consistait invariablement en saucisses frites. Je me souviens d’Yves qui était alors mon compagnon de bonne et de mauvaise fortune. Le dimanche soir, dans sa Dyane blanche, une caricature année 70 de la 2 CV, nous allions jouer au tennis à la Varenne Saint Hilaire. Bien plus tard, je découvris que mes amis R. connaissaient bien la patronne des lieux, Monique, la femme de mon professeur de tennis, dont mon père, dans un moment d’égarement, aurait caressé les seins. Contre l’avis de mon épouse, j’ai aussi conservé ce passage peu glorieux pour mon géniteur car je doute de sa réalité. Il confirme, si besoin était, qu’il faut bien choisir ses relations, surtout quand on est psychanalyste.

Pendant mes études de médecine à Cochin, nous allions dans un bistrot qui faisait l’angle de la rue du Faubourg Saint-Jacques avec la petite rue Cassini où avait habité Alain-Fournier. C’était encore un café glacial où l’on mangeait aussi des saucisses frites. J’y suis retourné récemment avec mon cousin. Il n’a pas changé.

Pour les raisons dont j’ai parlé plus haut, j’ai fréquenté assidûment, au moins trois fois en dix ans, le café de la Mairie d’où l’on a une belle vue sur la place Saint-Sulpice qui me rappelle les places des villes italiennes. Mais ici, hélas, le tableau réunissant des voitures, des bâtiments hétéroclites, la disgracieuse Eglise Saint-Sulpice, la Mairie et le Commissariat, n’a rien de séduisant. L’espace, lui, évoque celui, grandiose, des piazzas italiennes.

N’étant pas obtus (bien que cette affirmation ait été contestée par mon épouse) et voulant faire comme un ami qui observe les consommateurs et trouve ainsi les personnages de ses nouvelles et de ses romans, je me suis forcé à retourner au café où j’ai fait cette étonnante constatation : les consommateurs sont les mêmes qu’il y a cinquante ans ! On retrouve la lassitude du garçon en tablier blanc que vient remplacer un collègue similaire mais un peu plus gros, la jeune femme brune en robe noire dont les yeux maquillés à l’excès ont pleuré, la vieille dame originale avec ses paquets bariolés, les étudiants excités aux rires stridents, le jeune cadre cravaté qui parle tout seul avec des écouteurs dans les oreilles (je crois qu’avant, il  parlait aussi tout seul, mais en silence) et la besogneuse recopiant les cours qu’elle a du sécher en attendant son amoureux. J’oubliais les deux jeunes filles en terrasse, ni belles ni laides, qui papotent devant leur tasse de thé et dont je n’ai jamais réussi à entendre l’interminable conversation.

Reflet de la modernité et seule nouveauté, la présence d’un monsieur d’un certain âge (et il ne s’agit jamais d’une femme) qui passe des heures assis devant son ordinateur portable. Est-il en train de travailler ? Non, c’est impossible, il a largement dépassé l’âge. Alors que peut-il bien faire ? Il écrit, tout simplement. Il écrit son journal ou un roman, ici, tous les jours, dans le même café. Il pourrait écrire chez lui, au lit ou dans un fauteuil confortable, mais non, il se rend au café tous les matins et s’assied à la même table avec vue sur les grilles du Jardin du Luxembourg. Il y consomme un express sans sucre et aussi la vie de ses voisins, à condition qu’ils parlent assez fort.

Heureusement, comme dans les belles fables, tout est bien qui finit bien. Par un curieux paradoxe, c’est dans un café que je rencontrai Anne, ma future femme. Lionel et Titi avaient organisé à la Caravelle notre rencontre qu’ils savaient à l’avance décisive. Ce café,  avec ses pirates peints sur les murs, avait eu plusieurs fonctions au fil du temps : Il accueillit d’abord le cinéma de mon enfance avec le documentaire, les réclames Balzac 0001, les esquimaux et le grand film, puis s’y déroulèrent les fêtes costumées du Club des Mouettes où Marcelline dansait, et c’est là que, plus tard, nous prîmes conscience de la maladie de Marie-France. La Caravelle devint ensuite le café de mon adolescence puis le lieu mythique où je rencontrai Anne en juillet 1974. Que doit notre rencontre et ses conséquences à l’aveuglant soleil couchant qui pénétrait horizontalement par les portes grandes ouvertes et qui empêchait de voir le visage des arrivants à contre-jour ? Anne avait à peine aperçu ce grand gars à l’allure gauche qui allait envahir sa vie et lui faire, dit-elle, les plus beaux enfants du monde ? Personne n’est en mesure de répondre à cette question, mais moi, ce jour-là, je suis monté sans le savoir dans la Caravelle de ma vie.

Note de l’éditeur : le carré blanc au-dessus n’est pas le fait de la censure (quoique, une photo de toilettes publiques…) mais celui la technique obscure et profonde. 

2 réflexions sur « Un café ? Non, merci ! »

  1. Alors on rompt l anonymat? Il faut dire que c’ est dans l air du temps… mais tout de même découvrir ce matin Lorenzo , aux toilettes qui plus est, est une surprise de taille!
    Une petite révolution !
    Alors bonjour Lorenzo , ravie de vous connaître !
    Mais on est bien d accord , Mr le rédacteur en chef, c’est une exception?

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